L’art de la teinture du coton en rouge/Discours

DISCOURS PRÉLIMINAIRE.



La complication des procédés de la teinture, et la nature mobile et fugace des principes colorans, en ont rendu l’étude très-difficile : l’extrême embarras où se trouve le chimiste pour exécuter les opérations de cet art dans son laboratoire, et la difficulté de les suivre dans les ateliers, ne lui permettent pas de voir par lui-même tous les phénomènes qu’elles présentent ; et, dès-lors, peu familier avec elles, il se borne à raisonner sur des procédés qui lui sont transmis avec plus ou moins d’exactitude.

Presque jusqu’à ces derniers temps, la théorie que les chimistes ont appliquée aux opérations de la teinture, étoit plus propre à en retarder la marche qu’à l’éclairer. Par une aberration bien étrange de l’esprit humain, au moment même où l’analyse commençoit à reconnoître les affinités comme le principe et la cause déterminante de toute action chimique, Hellot et Macquer rapportoient à la mécanique tous les résultats de la teinture : c’étoient par-tout des pointes, des trous, des aiguilles, des chatons, etc.

Cependant, on ne peut pas disconvenir que les écrits d’Hellot, sur la teinture des laines, et ceux de Macquer, sur celle des soies, n’aient rendu de grands services : ils ont fixé les procédés de l’art ; ils ont donné aux opérations une marche plus régulière, et ils ont confié à la réflexion et à un nouvel examen, des procédés qui, jusqu’à eux, étoient restés secrets ou décrits avec peu d’exactitude.

Mais c’est sur-tout Bergmann, et après lui M. Berthollet qui ont ramené à des loix constantes tous les phénomènes de la teinture : ils ont fait rentrer cette partie précieuse de nos arts dans le domaine des affinités chimiques ; et on peut dire avec vérité, qu’ils ont été les premiers à poser les bases de la science tinctoriale.

La teinture du fil et du coton a été encore plus négligée que celle des laines et des soies : la raison de cette différence est facile à trouver : cette teinture n’est connue parmi nous que depuis un demi-siècle ; les procédés en sont longs et pénibles, et on en a fait un secret jusqu’à ces derniers temps. En outre, le fil et le coton résistant, par la nature de leur tissu, à l’action des lessives alkalines, on a voulu que ces couleurs fussent à l’épreuve de ces mêmes lessives ; de sorte que les mordans et les principes colorans ont dû nécessairement être réduits à un très-petit nombre : jusqu’ici, la seule garance et quelques oxides métalliques ont pu réunir tous ces avantages.

Cette belle couleur, qu’on donne au coton par le moyen de la garance, étoit préparée dans le Levant, long-temps avant qu’elle fût introduite en France, où ce procédé n’a été connu que vers le milieu du dernier siècle. Les premiers établissemens de ce rouge (appelé rouge d’Andrinople) qu’on a formés parmi nous, ont été créés et dirigés par des teinturiers qu’on avoit fait venir de Smirne.

Les fabriques des tissus de coton, établies à Montpellier et à Rouen, ont été long-temps alimentées par les cotons teints dans les Échelles du Levant ; mais enfin elles s’affranchirent de cette dépendance, en appelant des teinturiers grecs, auxquels on confia d’abord la direction exclusive des établissemens de teinture qu’ils formèrent chez nous. Peu à peu, les procédés qu’on s’efforçoit de tenir secrets, furent achetés ou découverts ; et l’art de la teinture en rouge sur coton ne tarda pas à être généralement pratiqué par des Français.

L’opération de la teinture du coton en rouge de garance, est, sans contredit, la plus compliquée et la plus difficile que les arts nous présentent : il faut vingt à trente jours d’un travail non interrompu pour la terminer. Pendant ce long espace de temps, le même coton doit passer, au moins une fois par jour, par les mains de l’ouvrier ; il doit recevoir successivement l’action de huit à neuf substances différentes, toutes nécessaires pour obtenir une couleur solide et bien nourrie.

On peut voir, d’après cela, quelle attention et quelle habileté il faut supposer dans un ouvrier, qui, conduisant à-la-fois une masse de coton très-considérable, et la travaillant sans interruption pendant un mois, doit donner à toutes les parties les mêmes soins ; car, sans ces précautions et cette attention de chaque instant, on n’obtiendroit qu’une couleur peu solide, et sur-tout mal unie.

J’ai formé moi-même, et j’ai dirigé pendant trois ans, un des plus beaux établissemens de teinture en coton qu’il y ait en France : un double intérêt, celui de la propriété et celui de la science, m’a constamment animé pendant tout le temps que j’ai conduit ma teinture ; et je puis avouer qu’il est peu de procédés que je n’aie pratiqués, peu de moyens d’amélioration ou de perfectionnement que je n’aie tentés, peu d’expériences que je n’aie répétées. Dans mes recherches, il ne s’est jamais présenté un résultat utile que je n’aie de suite transporté dans mes ateliers, pour y recevoir la terrible épreuve du travail en grand.

Je n’offre donc au public, ni des conceptions hasardées, ni les résultats de quelques essais, ni les procédés, trop souvent trompeurs, qui s’échappent des ateliers. Je dis ce que j’ai vu ; je publie ce que j’ai fait ; je décris ce que j’ai exécuté moi-même ; je ne copie que le résultat de mes expériences ; et je me borne à présenter, pour ainsi dire, la carte de ma fabrique et le journal de mes opérations. Voilà mes titres à la confiance du public.

Celui qui fait mieux, lira, peut-être, mon ouvrage sans fruit ; mais celui qui sait moins, n’y trouvera que des vérités utiles : j’imite le voyageur qui, après avoir parcouru péniblement un pays peu connu, nous associe à ses travaux par la connoissance qu’il nous donne de tout ce qu’il a vu : et comme, en comparant les relations des voyageurs, nous parvenons à acquérir des notions exactes sur les pays qu’ils décrivent, nous pourrons obtenir de semblables résultats dans les arts, si ceux qui les pratiquent nous communiquent, non ce qu’on leur a dit, mais ce qu’ils ont vu, non ce qu’ils ont imaginé, mais ce qu’ils ont pratiqué.

Quelques lecteurs trouveront, peut-être, pénible de parcourir tous les détails que je donne, sur les manipulations, les constructions, le choix des matières, la conduite des ouvriers, le régime intérieur de l’atelier, &c. Mais l’artiste qui veut opérer, l’artiste qui sait qu’on ne dirige bien qu’autant qu’on peut exécuter soi-même, ne trouvera certainement pas encore, dans cet écrit, tout ce qu’il désire. Il n’y a personne qui n’ait éprouvé que les procédés, qu’on a jugés très-clairs et même minutieux à la lecture, ne sont jamais suffisamment détaillés ou développés, lorsqu’on en vient à l’application.