Berger-Levrault (p. 1-).




Il n’y a pas de différence entre les inventions des Boschimans ou des Hottentots et celles des premiers Hellènes.

(E. Pottier, Les Statuettes de terre cuite dans l’antiquité.)


Hermon, pays des Bassouto.


I
l y a déjà bien longtemps qu’un de nos enfants vint un jour nous dire :
« Mon camarade Tladi m’a dit un très vilain mot. »

Le mot était si vilain qu’il n’osait pas le répéter, il se décida cependant à nous apprendre que le susdit Tladi l’avait appelé Moroa ! c’est-à-dire Bushman !

Cela était grave sans doute, car ce nom est mal sonnant par ici, mais pour nous, il va sans dire qu’il l’est bien plus dans l’intention que dans l’expression.

Il n’en reste pas moins qu’il est mal vu au sud de l’Afrique, et surtout chez les Bassouto, d’appeler quelqu’un Moroa ; cela ne se fait pas entre gens bien élevés.

Quant aux Bushmen — pluriel anglais de Bushman — ils ont disparu presque entièrement de nos régions et l’on n’en peut plus guère rencontrer que par petits groupes dans certaines parties du nord-ouest de la colonie du Cap et dans les plaines du Kalahari où ils se confondent avec les Ma-Saroua, car les blancs se sont acharnés à les détruire, surtout dans le courant du dix-huitième siècle.


un bushman
Mais l’on a fort changé à leur égard et l’on est bien près d’admirer ceux auxquels on accordait si généreusement le dernier rang dans l’échelle humaine. Qu’étaient donc ces Bushmen que les Bassouto, Barolongs ou autres indigènes méprisent encore si fort et qui, de toute évidence, n’appartiennent pas à la race nègre ? Deux des plus anciens documents pouvant être consultés avec certitude sont, chose un peu étrange, des ouvrages français et datent du dix-huitième siècle.

L’un[1] a pour auteur l’astronome l’abbé L. de La Caille, qui séjourna deux ans à la ville du Cap et dont une société savante a voulu récemment fixer le souvenir par une plaque commémorative fixée sur une maison à l’entrée de Strand Street.

La Caille, qui ne parle des Buschiesmans que d’une manière incidente, les assimile à des Hottentots en rébellion. L’autre document[2] est du savant naturaliste explorateur F. Levaillant qui, l’un des premiers, parcourut vers 1780 l’Afrique du Sud et dont les observations sont les plus intéressantes ; pour lui les Bosjeman sont des brigands réfugiés dans le maquis ou, comme on disait alors, des nègres marrons. Tout ceci ne nous apprend pas grand’chose sur les Bushmen.
plaque commémorative en l’honneur de louis de la caille
La question reste entière, leur nom même de Bushmen n’étant qu’un surnom qui veut dire « homme des bois ou de la brousse » et n’est que la traduction du nom de Bosjesmannen que leur ont donné les Hollandais, les mêmes qui, dans leurs colonies de l’archipel de la Sonde, avaient déjà nommé en malais le grand singe de Bornéo « orang-outang », c’est-à-dire homme des bois[3] ; notre compatriote F. Levaillant les entendait désigner sous le nom de Hottentots-Chinois, à cause de leurs yeux bridés, de leur ton de jaunisse et de leur petite taille ; les Béchuanas, qu’effrayaient leurs flèches, les nommaient : hommes-scorpions[4]. C’est pour cette raison sans doute que les Bassouto les appellent, dans certains de leurs dictons, abeilles.


bushman

L’adresse des Bushmen était proverbiale et d’autant plus redoutée que la flèche de ces batsehlanyana, « ces petits jaunes », comme disent encore bien des Bassouto, était enduite d’un violent poison et formée d’un os appointé ou d’une pointe de silex emmanché à un roseau, ce qui composait une arme terrible contre laquelle on ne connaissait pas de remède.

Le dessin ci-contre, fait d’après une petite photographie remontant à bien des années, peut donner une idée de ce qu’étaient ces archers si petits et si terribles. D’autre part, quelques Bushmen établis dans de petites paillottes ressemblant à celles que nous donnons plus loin, près d’une annexe-école appelée Ditsueneng — chez les singes, — il y a un quart de siècle, m’ont procuré l’occasion de dessiner leurs armes, qui, soit dit en passant, ressemblent étonnamment à celles de l’Égypte antique qui figurent au musée du Louvre.


paillottes près Hermon

Divers savants disent que les Bushmen sont parents des Hottentots, ou plutôt des Khoï-khoïn qui occupent certaines régions au nord-ouest de la colonie du Cap, tandis que d’autres les croient descendants des anciens Saan ou Saab, Soaquas ou Sonquas, dont malheureusement on ne connaît guère plus que les noms.


armes de bushmen
Le savant directeur du beau muséum de la ville du Cap, aussi un de nos compatriotes, M. L. Peringuey, croit que les aborigènes du nord de l’Afrique et les Bushmen étaient d’une même race[5].

En tout cas, on peut être frappé des analogies singulières qui existent entre les Bushmen et les pygmées des forêts du Congo, ceux-ci comme ceux-là sont d’adroits tireurs et se servent de flèches empoisonnées. Ces derniers sont monothéistes, ce qu’étaient également, croit-on, les premiers. Enfin les Congolais, du moins le grand peuple des Pahouins, désignent généralement les pygmées sous le nom d’« hommes des bois »[6].

Si nous ne sommes pas très renseignés sur l’origine des Bushmen, nous sommes par contre très documentés sur leurs œuvres, qu’ils ont laissées peintes ou gravées dans d’innombrables cavernes du Sud africain, du Cap aux rives du Limpopo. Ces dessins rupestres sont ordinairement faits en quatre tons : brun-rouge, noir, blanc et jaune. La suie ou des os calcinés pouvaient leur fournir le noir, les autres couleurs provenaient de terres colorées abondantes dans le pays, et qu’ils mélangeaient avec différentes matières, surtout avec le suc de certaines plantes dont l’une est bien connue des Bassouto qui la nomment : Motsuku oa Baroa, le régal des Bushmen, c’est une asclépiade dont le nom est Gomphocappus revolutox. Quant au pinceau, il était du même genre rudimentaire, composé de quelques légères plumes d’oiseaux.


peinture égyptienne antique (Musée britannique, Londres)

Sans aucun doute les peintures de Pompéi sont plus ornementales et aussi plus habilement faites, mais combien plus loin de la nature !

Celles des Bushmen se rapprocheraient plutôt un peu des peintures décoratives de l’ancienne Égypte. Convenons tout de suite que ces dernières sont évidemment bien supérieures, celles-ci comportant des demi-teintes, puis elles indiquent aussi plus d’invention et une recherche d’un certain idéal de décoration, mais cependant les unes comme les autres présentent toujours des profils et n’ont aucun souci de la perspective.

Ajoutons encore qu’elles appartiennent à deux écoles ; les unes sont dessinées à gros contours, tandis que celles des Bushmen n’en ont pas, ce qui leur donne évidemment plus de grâce et les rend aussi bien moins aisées à copier, enfin il est à peu près impossible de les photographier à cause des broussailles qui entourent les cavernes, et surtout de la concavité des parois sur lesquelles elles sont faites.
peinture de bushmen
des environs de salisbury (rhodésia)

D’après Realites versus romance in South Central Africa
J. Johnston, 1893.
Ces peintures représentent des personnages et des animaux traités avec le plus complet réalisme, sans aucun souci de la fantaisie, et cependant avec une sûreté de main tout à fait extraordinaire.

On rencontre parfois des bœufs ou des antilopes en groupes ou séparés, traités avec un fini achevé, sans la moindre bavure et en quelque sorte pris sur le vif, tellement le sens de l’observation y est intense.

Ces modestes fresques s’étendent sur des superficies diverses parfois de quelques mètres et les figures ont souvent 20 cen


l’afrique méridionale
(D’après une carte française de 1795.)

timètres de longueur, d’autres 30, beaucoup, il va sans dire, sont de dimensions bien plus restreintes.

Comme le dit fort justement un artiste connu dans un livre récent[7] : « À Suze, à Ninive, ou à Babylone, l’histoire des ancêtres peinte sur les murs extérieurs des palais ou en beaux bas-reliefs coloriés, était l’école publique, le livre démesurément illustré toujours déployé pour tous. »



mammouth
(Grotte des Combarelles,
près Périgueux)
Il en était de même pour les modestes travaux des Bushmen dont nous parlons qui étaient une manière d’écrire, ainsi que l’observait pour d’autres peuplades primitives un savant écrivain[8], une façon de fixer le souvenir d’une expédition guerrière ou d’une chasse particulièrement remarquable, les grands événements de la vie des non civilisés. À quelles dates remontent ces peintures rustiques ? Il est difficile de préciser, mais elles doivent dater pour la plupart de l’époque pas encore très éloignée où, comme le disait le caustique Swift :


Les géographes, sur les cartes d’Afrique,
Avec de sauvages peintures remplissent les vides,
Et sur les plateaux inhabitables
Placent des éléphants à défaut de villes,


et dont le curieux fragment de carte française ci-joint peut donner une idée. Cette carte date du court moment où après les guerres de Hollande, en 1795, le Cap de Bonne-Espérance fut déclaré colonie française.

Ces peintures sont donc des archives ou des annales qui nous parlent d’un passé très obscur, quoique pas très lointain, de l’extrémité du noir continent. Elles sont pour ce pays ce que sont pour nous les découvertes de peintures, sculptures et grafites faites dans des cavernes en Europe et remontant aux temps préhistoriques. Nous savons, par exemple, qu’il y avait des éléphants voire même des mammouths dans nos climats, ce que nous connaissons aussi pour l’Afrique du Sud, comme en témoigne entre autres une peinture très bien conservée que j’ai
hippotame, gnou, autruches, lion, élan du cap
(D’après the Native races of South Africa,
par G.-W. Stow)
pu relever dans une caverne dominant un profond ravin près la ferme d’Augsbourg, du district de Smithfield, dans l’État libre de l’Orange.

On peut également rencontrer des silhouettes d’hippopotames et aussi de lions, ces dernières laissent[9] un peu à désirer au point de vue réaliste, mais excusons ces naïfs « ymagiers », car les lions ne sont pas commodes à « tirer en portrait » quand on les rencontre en rase campagne, on les reconnaît et c’est déjà quelque chose. Une autre, et elle n’est pas la seule, nous prouve que les autruches abondaient dans la contrée, mais sur celles reproduites ci-contre, nous pouvons voir, en outre, comment les chassaient les Bushmen.

L’un d’eux s’affublait de la dépouille d’une autruche dont on faisait tenir la tête avec l’aide de bâtons et s’approchait avec précaution des autruches que le rusé et courageux chasseur attaquait avec des flèches[10]. On peut voir la méfiance avec laquelle est accueillie l’intruse et constater, une fois de plus, que ces artistes primitifs n’étaient pas de simples décorateurs mais de sagaces observateurs.

C’est un procédé un peu analogue à celui-ci que les Kabyles, lors de l’insurrection de 1871, employaient envers nous : quelques-uns se couvraient de branchages et, la nuit venue, s’avançaient lentement à quatre pattes pour surprendre la sentinelle. Une autre de ces peintures nous offre, chose rare, un cavalier, ce qui indique qu’elle est sûrement d’époque relativement récente, peut-être l’artiste avait-il aperçu dans ses pérégrinations un voyageur à cheval, un marchand peut-être en quête de bétail ; ou un explorateur s’était-il, à l’aube du dix-neuvième siècle, aventuré dans les parages alors ignorés où fut plus tard élevée la station missionnaire de Masitisi, tout près de laquelle nous avons relevé cette peinture.

On peut être frappé de la diversité de ces décorations, les sujets varient peu, mais combien diffère la manière de les rendre !

Dans l’une nous apercevons des chasseurs embusqués cherchant à surprendre une antilope dont les pieds disparaissent peut-être dans une haute herbe imaginaire. Dans l’autre, des serpents qui souvent figurent dans les œuvres des artistes Bushraen et qui abondent dans le velt, elle est agrémentée de figures grotesques, qui peut-être se rattachent à certaines croyances superstitieuses et plus ou moins totémiques.


peintures de vases grecs antique
(Musée du Louvre)

Une de ces peintures copiée dans le district montagneux qui s’étend derrière Thaba-Bossiou — la montagne de la nuit — dans le centre du pays des Bassouto, et dont nous avons ailleurs donné un dessin en noir[11], nous montre des tireurs d’arc en plein exercice, les personnages ont une fine et élégante désinvolture ; mais il faut reconnaître que les figures manquent d’expression, elles ont été négligées, on le voit de reste, car il en était pour les Bushmen comme pour les anciens Égyptiens qui, comme le remarquait R. Töpffer, avaient une disposition bien arrêtée de représenter des types et non des individus[12]. Il en était de même chez les Grecs, au moins dans ce que nous pouvons voir sur les vases de la période
mietje, fillette bushman,
de la ferme de béthel
primitive ; ce qui importait, ce qui était vraiment intéressant, c’était le personnage dans son action et non dans sa figure.

Il peut être nécessaire de relever la relation très accentuée qui existe entre les archers Bushmen et ceux que nous donnent des fragments de vases antiques du musée du Louvre. Nous reproduisons aussi une peinture, dont nous avions, en 1884, présenté une esquisse à la Société de géographie de Paris, qui a été reproduite dans diverses publications et que nous avons pu revoir à nouveau sur les lieux ces derniers temps.

Elle se trouve près de la station d’Hermon, dans les parages accidentés appelés Qibing, c’est-à-dire pierres de Bushmen, et elle est de beaucoup la plus importante et la plus belle de toutes celles que nous avons pu voir.

Elle représente des Ma-Tébélé attaquant des Bushmen. Quelques-uns de ces derniers font face à l’ennemi, pendant que plusieurs des leurs chassent un troupeau — peut-être du bétail volé, on ne sait. — Mais les Bushmen se sentent petits et aussi un peu peureux — on ne peut pas avoir toutes les qualités ! — devant leurs grands et redoutables adversaires noirs ; cependant ils tiennent bon et ont déjà abattu un de ceux-ci.

Si cette peinture représente des Ma-Tébélé, ce que leurs boucliers semblent indiquer, telle autre paraît désigner des Tembouki, des Baphuti ou des Béchuana. Mais dans ces représentations polychromes, couvrant parfois de grandes parois, on rencontre fréquemment des figures étranges et des plus bizarres, peut-être bien idéographiques, comme celles, entre autres, provenant du Musée de Bloemfontein, dont la signification nous échappe absolument ; mais ces figures deviennent trop vite, nous semble-t-il, la base d’affirmations un peu trop ingénieuses et surtout trop pressées concernant les idées religieuses et sociales des Bushmen.

Signalons encore en terminant un curieux insecte du genre orthoptère, la mante religieuse, auquel les Bassouto donnent, sans doute par ironie, le nom de
mantis sacra
Modimo oa Baroa, « le Dieu des Bushmen ».

Depuis longtemps, ces artistes inconscients — au talent génial puisqu’ils ont inventé leur art — ont disparu ou à peu près. Leurs œuvres tendent à s’effacer, soit par suite des intempéries ou de la malignité des hommes qui les poursuit encore. Leurs descendants, pas du tout maltraités, disparaissent rapidement, minés par l’alcool ; mais, néanmoins, ces Bushmen nous démontrent que les êtres les plus méprisés par notre orgueil portent tous, quand on se donne la peine de les observer, la marque de la sagesse du Créateur.

« À toutes les époques, et c’est par ce mot de L. Tolstoï que nous terminons cet essai si incomplet, nous trouvons dans l’humanité la même pensée, c’est que l’homme est le réceptacle de la lumière divine. »





peinture dans le village de krotso, près thaba-bossiou (pays de bassouto)

  1. Journal historique du voyage fait au Cap par feu M. l’abbé de La Caille. 1763.
  2. Voyage dans l’intérieur de l’Afrique. 1790.
  3. L’Afrique australe, par E. Reclus. 1900.
  4. Mes Souvenirs, par Eug. Casalis, ancien missionnaire. 1884.
  5. Mémoire présenté à la « South African philosophical Society », Cape-Town. Dec. 1906.

    Voir aussi l’ouvrage de M. le missionnaire F. Ellenberger, intitulé : History of Basutoland.

  6. D’après des renseignements fournis par MM. R. Ellenberger, missionnaire au Congo, et E. Allégret, ancien missionnaire.
  7. G. Dubufe, la Valeur de l’art. 1908.
  8. Histoire de l’écriture dans l’antiquité, par M. Ph. Berger. Imprimerie nationale. 1892.
  9. Il en existe au musée du Cap provenant du Transvaal.
  10. Le missionnaire R. Moffat fut témoin de cette chasse vers 1818, qu’il raconte tout au long dans son ouvrage : Vingt-trois ans au sud de l’Afrique, traduit par H. Monod, 1846.
  11. Au Sud de l’Afrique, par Frédéric Christol. 2e édition. Un volume in-12, avec 152 dessins et croquis de l’auteur. Paris, Berger-Levrault et Cie, éditeurs, 1900. 3 fr. 50.
  12. Réflexions et menus propos d’un peintre genevois.