Berger-Levrault (p. 17-24).




Un faible roseau n’a-t-il pas suffi pour procurer à l’homme sa première flèche, sa première plume, son premier instrument de musique, ses trois grands moyens de conquête.

(X. Saintine, Picciola.)
Hermon, mars.



N ous sommes dernièrement allés, ma femme et moi, visiter deux fermes de l’État libre de l’Orange, pas très éloignées de notre station, et où nous savions qu’il se trouvait, et des amis, et des peintures de Bushmen.

Il nous a d’abord fallu traverser, à une heure et demie de chez nous, le Calédon, qui sépare l’État libre de l’Orange du pays des Bassouto, une forte rivière que nous devions, dans le temps, passer à gué, ce qui pour nous manquait absolument de charme.


le pont de jammersbergdrift sur le caledon

Il y a maintenant un pont en fer de près de 300 mètres de long, peint en rouge et pas du tout pittoresque ; mais, tant pis pour le paysage !

Nous fûmes reçus très aimablement par Juffrouw Berg, dont le mari est mort l’an dernier, et que nous connaissons depuis longtemps. C’est une dame boerine cultivée : il y avait sur la table d’un joli salon, outre des livres en hollandais, des traductions anglaises d’Ibsen et même de Zola. À peine arrivés, nous allâmes voir les peintures susdites, une longue et interminable course fut nécessaire — tout là-bas et en haut, — ce qui nous donna une idée suffisante des retraites escarpées affectionnées par les « hommes des bois ».


la ferme de bokpoort

Je pus faire quelques croquis ; entre autres, celui d’un énorme rocher sous lequel est une excavation où se trouvent quelques dessins très simples se silhouettant en blanc sur le roc. De cette ferme appelée Bokpoort — le passage des Springbucks ou antilopes — nous nous rendîmes le lendemain de l’autre côté de Leeuw river — la rivière des lions — à quelques heures de là ; mais nous ne pûmes pas facilement atteindre le but de notre excursion, car les routes ne sont pas très fréquentées et les poteaux indicateurs brillent par leur absence, ce qui, soit dit entre parenthèses, est une piètre manière de briller ; mais à la fin nous rencontrâmes près d’une masure un Boer à la barbe hirsute et à la chevelure embroussaillée qui, tant bien que mal, nous renseigna sur la direction à prendre pour atteindre la ferme d’Appledorn.

Après avoir traversé des plaines s’étendant à perte de vue, et dans lesquelles on peut parfois entrevoir une troupe d’antilopes lancée à fond de train, nous étions, le soir, dans une famille anglaise et aimable, — ces qualificatifs vont souvent de compagnie, la grammaire ne s’y opposant pas et l’entente cordiale non plus ; — de plus, nos hôtes parlaient français ce qui ajoutait un charme sensible à notre visite intéressée.


caverne et dessins bushmen

C’est tout au bord du Calédon qu’on nous conduisit le lendemain matin dans un endroit d’accès difficile, surplombant un précipice et au milieu d’un paysage qui, sans doute, a bien peu changé depuis la Création ; on s’y sent très loin de la plus petite trace de civilisation et du moindre écho de notre vie agitée et surmenée…


leeuw river, la rivière des lions

Aussi est-on d’autant plus surpris de trouver dans un coin si sauvage une longue série de fines représentations d’animaux d’un aspect charmant et d’un coloris encore assez vif.

Malheureusement, les personnages étaient presque entièrement effacés et je n’ai pu copier qu’une partie de ces curieuses peintures, dont quelques-unes étaient aussi faites trop haut et, à notre grand regret, il a fallu nous contenter de peu, ce qui est souvent le cas dans la vie. Ces cavernes sont généralement peu profondes — de simples abris sous roche — et ressemblent à celle que nous avons vue près de Léribé, au nord du pays des Bassouto, et où se trouvaient quelques huttes d’indigènes.


village dans une caverne près de léribé

J’ai pu faire quelques fouilles dans la caverne de Bokpoort et autres logis bushmen et les trouvailles ont été du genre simple mais non dénuées d’intérêt : quelques fragments de poterie assez grossière, ornée d’incisions, sensiblement différente de ce que font actuellement les indigènes ;


objets provenant de cavernes de bushmen


des fragments d’œufs d’autruches, oiseaux qui n’existent plus dans la contrée depuis fort longtemps ; puis, de petits ossements d’animaux que nous n’avons pu identifier ; un fragment de pierre à polir (?) ; des bâtonnets taillés en pointe et durcis au feu ; enfin, des qibi, — ce mot bushmen se prononce avec un claquement de langue, — cette pierre dans laquelle on passait un bâton, ce qui en faisait un instrument contondant utile à quantité d’usages, servait surtout à démolir des fourmilières et des termitières dans lesquelles les Bushmen prenaient les œufs et des larves dont ils étaient, dit-on, très friands et que les colons, par dérision, nommaient riz de Boschjesmans[1].

Ces « qibi » ne sont pas sans rapport avec les marteaux en pierre qu’on a trouvés en Europe dans des tombes préhistoriques ou les pesons de bâtons en usage en Californie.

L’intérêt qu’on prend pour ces modestes artistes bushmen s’éveille un peu tard, sans doute ; cependant les nombreux travaux qu’on publie sur eux témoignent d’un intérêt grandissant, voire même d’une réelle sympathie. Le gouvernement de l’Orange a récemment recommandé, par une circulaire envoyée aux fermiers boers sur les propriétés desquels existent des peintures de Bushmen, de vouloir bien veiller à ce qu’on ne les détériore pas… Un signe des temps nouveaux… et un avis qui mérite de passer la frontière.




  1. L’Afrique Australe, F. Hoefer, 1845.