L’appel de la terre/Chapitre XVIII

Imprimerie de "L’Événement" (p. 133--).

XVIII


L’ancien maître d’école de Tadoussac errait entre les maisons grises, sur l’étroite bande du pavage, en quête du chemin à suivre. Ses regards semblaient chercher, devant et derrière lui, une chose essentielle qui lui manquait. Paul se défiait de lui-même, en campagnard que gênait l’ambiance nouvelle et qui redoutait de se trouver pris dans un réseau de choses angoissantes et ignorées. Il appréhendait les maladresses possibles, ces hasards humiliants, ces incidents ridicules dont la hantise est fréquente chez ceux que le sort malmène… Déjà il se sentait mortifié de l’antipathie de la grande ville à son égard. Il croyait voir dans le regard des hommes qu’il rencontrait un parti pris d’indifférence contre lui, à moins que ce ne fût de la dureté soupçonneuse. La grâce des femmes le ravissait ; il les contemplait à la dérobée et rougissait de son peu de prestige. Elles passaient, hautes et fières, sans même jeter un regard sur lui. Il pensait alors à l’aimée, à celle qu’il était venu voir de si loin ; serait-elle de celles-là ?… Qui sait, si dans son milieu, elle n’est pas redevenue la mondaine ? Ne rougirait-elle pas de lui si par hasard elle le rencontrait soudain ? À ces pensées, sa figure s’imprégnait d’une grande tristesse, cette tristesse des mécomptes douloureux, des efforts avortés, des rappels aux catastrophes et des inutiles regrets… Et le tumulte de la rue, grondant, au milieu de ces pensées confuses, de cet amas d’impressions et de souvenirs qui escortaient le jeune homme, le faisait buter aux trottoirs dont la hauteur inusitée trompait son attente…

Poussé par les hasards de sa course sans but, Paul Duval se surprit à gravir la Montagne. Il se trouva bientôt au sommet de cette merveille aimée des Montréalais.

Le banc où il s’affala, fourbu et fatigué, le vit en proie à la plus noire mélancolie. Il s’effraya à l’aspect vue de cette monstrueuse ville à ses pieds.

Dans une gloire automnale où le soleil accentuait en ourlets de lumière les saillies des édifices, le grand paysage de pierres, d’asphalte, de briques et de bois se déployait en lignes nettes avec tous les saisissants caprices de ses reliefs. Sur cette gigantesque ossature, le ciel bleu d’automne planait… Mais Paul Duval avait beau écarquiller les yeux il ne pouvait voir toute l’immensité de la ville malgré les grands coups de vent qui en agrandissaient l’horizon ; à l’ouest et au nord, la ville se dérobait. Mais aux pieds de la Montagne, des blocs énormes de pierres grise se tassaient ; ça et là apparaissaient quelques pâles verdures de squares, quelques pelouses que coupaient les renflements d’énormes édifices. Des coupoles s’arrondissaient au centre du paysage ; des tours et des clochers étaient réduits en des traits indécis sur le fond lointain de l’eau du fleuve qui cernait l’horizon. Partout, enfin, jusques aux régions où la vue s’arrête au bord des perspectives insondables, s’étendait la nappe illimitée de toits, coupée par les avenues et les ruelles le long desquelles se resserraient les maisons en masses sinueuses ou en denses empâtements. Les parcs mettaient, au milieu des constructions, leurs flots de feuillages multicolorés par l’automne.

Paul Duval subissait l’émotion que créent les spectacles où s’inscrivent les appétits, les désirs et les fêtes, les rages et les amours des multitudes ; il imaginait cette vie, en bas, enfiévrée et criarde ; on travaillait, on inventait, on trafiquait, on aimait.

Et tout cela lui parut hostile, menaçant. Dans cette immense agglomération, pensait-il, seule, la foule existe et l’effort isolé doit vite se convaincre de son impuissance ; y a-t-il de l’intimité, de la confiance réciproque ?… Des inconnus que les nécessités de la vie mettent en présence pour les besoins du commerce ou de l’industrie…

En définitive, une vie pénible, une vie chagrine et froide…

Et, pourtant, il lui fallait vivre là-dedans puisqu’il y était venu. Il était venu à Montréal sans d’autre but que celui de revoir, ne serait-ce qu’en passant, au hasard d’une course dans les rues, la douce figure de Blanche Davis ; tout au plus, Paul Duval avait-il poussé son ambition amoureuse jusqu’au désir de dire un mot à la jeune fille, de lui déclarer encore une fois son amour et de lui exprimer son grand désespoir.

Il ignorait même en quel point de l’immense cité demeurait la famille Davis ; par un curieux caprice de fierté déçue, il ne voulait pas même le savoir et il avait décidé de ne rien faire pour cela. Il avait tout confié au hasard, souvent commode et complaisant. Sa fierté se répugnait au guet-apens d’un rendez-vous moderne, à une surprise, souvent pénible, dans le coin d’un jardin ; il imaginait l’arrivée subite du commerçant de soieries, sa colère, l’embarras de Blanche, sa confusion à lui, son orgueil de simple blessé… Il laissait donc au seul hasard le soin de déterminer les circonstances qui lui feraient réaliser son grand désir.

Mais en attendant, il lui fallait vivre ; et pour cela, chercher un emploi, n’importe lequel, le plus ignoré, le plus humble fût-il. Il avait emporté ses quelques économies mais il envisageait déjà avec terreur l’antagonisme qui ne manquerait pas d’exister bientôt entre la médiocrité de ses maigres ressources et son désir de rester à Montréal… à la merci d’un hasard et peut-être toujours.

Il lui fallait donc entrer dans une fonction quelconque. Parviendrait-il jamais à se procurer du travail dans cet immense chantier ? Le spectacle de cette prodigieuse création humaine, foissonnante, faisait appel à son activité, mais il s’effrayait de se voir seul et sans moyens de réagir dans la tempête des besoins de l’existence qui grondait en bas de lui. Enfin, en attendant, il avait décidé de diviser en menues tranches, mesurées sur ses dépenses quotidiennes, le peu qu’il possédait…

Le jour tirait à sa fin et Paul Duval descendit de la Montagne. Les globes électriques s’allumaient dans toutes les rues ; des bandes de travailleurs et d’ouvrières s’évadaient partout ; on en voyait surgir des terrains vagues, et les ateliers et les grands magasins en dégorgeaient par groupes compacts. Tous s’en allaient, pressés, par les méandres des ruelles, ou bien, aux coins des rues, attendaient le passage d’un tramway qu’ils escaladaient pour gagner les banlieues ; partout, dans les groupes, on était joyeux : des rires, des boutades, des appels, des adieux, des « au revoir »…

Dans la soirée, pendant que toute la ville semblait à la joie et que les promeneurs profitaient de l’une des dernières soirées de la saison, pour envahir les parcs et les boulevards, Paul Duval s’enferma dans la chambre étroite et sombre qu’il avait louée dans l’une des rues besogneuses de la partie basse de la ville.

Le grondement de la rue montait à lui et lui faisait mal au cœur. Il sentit qu’il ne s’accoutumerait pas à cette solitude déprimante. Elle lui causait de bizarres malaises ; elle l’effrayait et il devint inquiet quand il vit les pénombres noyer les coins de sa chambre. Devant sa fenêtre, un réverbère vacillait sur les ténèbres grandissantes de la rue. En haut, une étroite bande d’azur sombre traçait, entre les bords des toitures, une autre rue égale et symétrique dans le ciel. Là, quelques étoiles brillaient. Il pensa au doux pays saguenayen, au-dessus duquel devaient briller, en ce moment, les mêmes étoiles et, pour la première fois, il sentit son cœur étreint dans l’étau de la nostalgie. Il lui sembla voir se dresser devant lui un avenir atroce qui l’effraya ; il sentait son cœur comme muré à jamais sous les pierres lourdes et massives du désenchantement. Il éprouva, en ces cruelles minutes, tout le nu, tout le froid et le vide de son existence. Un cercle l’étouffait ; et il subit toutes les affres de l’angoisse morale.

Avant de fermer la fenêtre par où commençait à entrer, trop vif, le froid de la nuit, il jeta un dernier coup d’œil dans la rue. Elle était encore grouillante de promeneurs et de promeneuses ; des fusées de rire montaient à lui. Pourquoi était-il étranger à cette joie ? Pourquoi ces belles heures de la vie des autres et de la sienne mouraient-elles stériles, privées de l’active allégresse qui était, comme aux autres, son vœu, mais pour lui, l’inexaucé ? Allait-il donc être condamné désormais à l’unique privilège de la souffrance, et cela parce qu’il avait aimé et qu’il aimait ?… Ah ! les affres brisantes et déprimantes de l’isolement… Pourquoi donc serait-il la victime d’une effroyable exception aux lois naturelles des bonheurs dispensés partout excepté au coin ou geignait son adolescence déserte ?…

Le réverbère s’éteignit soudain et la nuit déploya ses noirs bleuâtres au dehors. L’obscurité étendit son mystère sur les bruits de la ville.

Paul Duval voulut demander au sommeil l’oubli de ces heures angoissantes ; il fit une prière machinale et il s’étendit tout habillé sur le pauvre lit de camp de sa cellule. Et, dans le lourd silence de l’alcôve, il pleura longtemps de ces larmes qui rongent comme un acide et qui font mal au cœur.