L’appel de la terre/Chapitre XVII

Imprimerie de "L’Événement" (p. 123-132).

XVII


Non loin de la terre de Jacques Duval, aux Bergeronnes, il y a une chute d’eau considérable et que bien souvent des gens de la place ont pensé faire servir pour les fins de l’industrie. Aux pieds de la chute, la rivière des Grandes Bergeronnes reprend son cours ordinaire ; elle fait une courbe et c’est passée cette courbe que commence la terre du père Duval. Tout semble fait exprès pour l’établissement d’une scierie précisément sur la terre de Jacques Duval. Mais les Bergeronnais, comme par une sorte de scrupule de paysan, ont toujours reculé à la pensée d’organiser leur village au point de vue industriel. Quel sacrilège, en effet, au nom de ce diable de progrès, on commettrait envers les Bergeronnes en cherchant à faire retentir ses échos des bruyantes cacophonies de l’industrie ; le village ne serait plus lui-même. C’est comme si sous prétexte de purifier un fruit du vent, de la pluie et du soleil, on le trempait dans l’eau claire ; il perdrait son parfum et sa saveur…

Mais c’est une naïve illusion de croire qu’à force de bonne volonté on peut encore sauver çà et là et laisser intacts quelques vestiges du passé. On peut bien dire à la muraille qui fléchit, à la toiture dont le faîte s’incline sous son chapeau de bardeaux mousseux, à la margelle du vieux puits dont les griffes des vieilles racines empêchent seules les pierres de tomber : « vous ne vieillirez pas davantage » ; on peut préserver leur délâbrement ou d’injures nouvelles du temps, ou des restaurations outrageantes des hommes et, savamment, entretenir leur caducité ; mais comment déclarer aux habitants d’un village : « Vous êtes délicieusement démodés ; vous vous encroûtez dans la routine et cela nous fait plaisir ; vos maisons, vos outils sont d’un « rococo » qui enchante notre dilettantisme… Au nom de l’esthétique, par amour du passé et pour le culte de l’art, au nom du démon des musées et des bibelots, nous vous donnons défense de vous moderniser… »

Un jour, on apprit aux Bergeronnes, que des messieurs de Québec étaient venus visiter la chute qu’ils annoncèrent ensuite avoir achetée du gouvernement ; ils précisèrent bientôt leurs intentions qui étaient de construire un grand moulin dans le village. Les forêts étaient proches et elles fourniraient l’épinette en abondance pour l’industrie des madriers et des planches.

À la fin d’août, on vit arriver des arpenteurs et une foule d’autres gens qui se livrèrent, autour de la chute, et même sur la terre du père Duval, à des opérations qui indiquèrent clairement aux habitants que le projet du moulin était sérieux. De plus, à plusieurs reprises, on vit entrer ces messieurs chez le père Duval ; enfin, on annonça, un jour, que les travaux de construction du moulin allaient commencer au printemps.

Dans les villages, on est toujours un peu âpre au gain ; l’établissement d’une industrie suscite toutes sortes de convoitises ; on rêve alors d’expropriations payantes et de grasses indemnités. On trace des plans et l’on s’ingénie à conduire la fortune par le plus long chemin, dans ses potagers ou au milieu de ses champs ; chaque habitant détermine que sa position est la meilleure pour le succès de l’industrie projetée.

Mais, cette fois, il n’y avait pas de doutes ; tous les habitants de la paroisse étaient sûrs que l’on allait faire des propositions au père Duval dont la terre jouxtait précisément le bas de la chute.

Et dans son for intérieur, sans avoir l’air d’y toucher, le père Duval, gagné par l’exemple des autres, s’était mis lui aussi à faire des calculs.

Les arpenteurs firent une dernière visite à Jacques Duval, puis partirent. Il y eut plusieurs jours de tranquillité relative.

C’est alors qu’un soir, dans la grande cuisine de la ferme Duval, on apprit, par le postillon, la nouvelle attristante du départ de Paul pour Montréal. Ce fut une minute pénible dans la famille. Le père ne dit pas un mot, mais il semblait avoir pris une résolution subite et énergique. La construction des moulins allait le sauver de la ruine et atténuerait sa peine. André devint sombre ; il devina les projets de son père et il soupira. Il jeta un long regard par la fenêtre et ce fut comme un regard d’adieu à la terre, à sa pauvre terre qu’il aimait si profondément.

La mère elle, pleura ; dans le silence de la grande cuisine, elle pleura longtemps à sanglots pressés, précipités.

Le lendemain matin, André menait paître ses veaux au « trécarré ». C’était un jour morne de mi-septembre. Le nord-est soufflait en bourrasques faisant battre la pluie. Le paysage se décomposait à tout instant sous de grands coups de vent qui descendaient des montagnes. André se sentait abattu et il n’avait plus de cœur à rien ; ses pieds collaient à la boue des prairies. Rendu au « trécarré » il s’entendit interpeller du champ voisin :

« Hé ! André, pas encore à vendre… la terre du père ?… » C’était Samuel Mercier.

André ne se fâcha pas, cette fois. Il s’arrêta au milieu du champ, s’amusa pendant une minute à enlever la boue de ses bottes avec une hart qu’il tenait à la main, puis, il répondit à Samuel Mercier :

« Oui… la terre du père… elle est à vendre. »

Et André Duval s’éloigna, navré, faisant mine de courir après ses veaux qui paissaient tranquillement le long de l’abattis du « trécarré » …

Vers le midi, le vent se mit à souffler encore plus fort ; un brouillard opaque s’étendit entre le ciel et la terre et l’on ne voyait rien du paysage d’alentour. André descendit à la maison où il s’enferma. Le lendemain, la brume couvrait encore les champs et la pluie fine, perçante, continua de tomber pendant toute la journée. André était triste à mourir. Il sortit, un instant, pour vaquer à quelques travaux d’urgence, aux étables. Le vent soufflait par rafales poussant toujours la pluie ; et il faisait froid ; il avait un mancheron de charrue à réparer mais l’onglée le prit et il s’en fut à la maison.

Le jeune homme trouva d’une longueur interminable cette journée ; il fut de mauvaise humeur et s’emportait puérilement. Il fut injuste pour son père et pour sa mère qu’il accusa de son ennui ; des rancœurs se réveillèrent dans son âme ; son orgueil de terrien se révolta ; ses ambitions de paysan protestèrent. Il pensait maintenant constamment à la narquoise question de Samuel Mercier et, chaque fois, il avait envie d’aller le battre… Puis il tombait dans de sombres réflexions.

Sa terre vendue, que deviendrait-il, lui ? Un journalier besognant du matin jusqu’au soir à des travaux qu’il n’aimerait jamais. On l’emploierait peut-être au moulin, à ce moulin maudit qui allait être la cause du malheur de sa vie ?… Mais non, la cause première, pensait-il ensuite, c’était Paul dont les deux bras auraient pu les sauver tous du déshonneur… oui, du déshonneur. Il se mit en colère contre son frère et l’accusa de la calamité dont il souffrait.

Mais le nord-est cessa et la terre redevint belle ; comme si elle voulait davantage se faire regretter, elle devint belle comme jamais elle n’avait parue encore. De larges espaces s’ouvrirent dans le ciel gris et des rayons du soleil glissèrent allumant sur les prairies des scintillements de pierreries. Le temps s’adoucit et sécha les herbes. Les chaumes tentèrent quelque verdure et, sur les midis, il y avait comme du printemps dans l’air.

Cette crise de dépression morale dont le mauvais temps assurément avait été pour beaucoup dans l’état d’âme d’André Duval, s’était calmée ; le jeune homme avait retrouvé son équilibre.

Il remonta au trécarré voir ses génisses qui avaient dû terriblement souffrir du froid. Elles paissaient des touffes d’herbes encore vertes au long des clôtures d’abattis.

Au bout de la terre faite, le bois vert bruissait avec allégresse et les chants des derniers oiseaux se faisaient entendre plus clairs dans la sonorité du bois faite de toutes les feuilles déjà tombées sur le sol.

André se retourna et embrassa d’un coup d’œil toute la terre du père. Elle vibrait dans ce jour clair de prime-automne. Le jeune homme pleura presque devant sa bonne amie qu’il lui faudra bientôt quitter. Il eut comme la révélation du sentiment qui existait en lui, impérieux et profond : l’amour de la terre. Jusqu’alors, trop occupé à son dur travail, n’ayant jamais pensé qu’il pût faire autre chose que de remuer la terre et la forcer de produire, il avait joui d’elle sans penser sérieusement qu’il pût la quitter. La quitter ?… son cœur se refusa à cette perspective ; il s’arquebouta quand la pensée du départ devint trop tenace. Il se prit à espérer naïvement, comme un enfant.

« Et si elle n’était pas vendue, la terre ?… murmurait-il en lui-même, les yeux brillants. »

Il descendit vers la maison.

Dans la prairie d’en bas, il rencontra le père qui, juché sur un tombereau chargé de fumier, s’en allait fumer un coin du pré où souvent il avait exprimé l’intention de semer des patates.

André l’arrêta.

« À quoi bon, » père, lui dit-il, simplement, en montrant le tombereau chargé de l’engrais.

— Comment, à quoi bon ?… mais je te dis qu’elles viendront très bien, les patates, dans ce coin-là… tu verras. Je suis sûr que nous aurons la plus belle récolte de patates de la paroisse, l’automne prochain…

— L’automne prochain… répondit avec émotion André, l’automne prochain, dans ce coin de la prairie, des tas de bran de scie recouvriront peut-être ces engrais qui seront perdus ; ici, là, dans le pré d’en bas, dans la prairie du ruisseau, dans le champ de l’Orme, au chaume du Rocher, s’élèveront de laides piles de planches et de madriers ; les écorces et les copeaux couvriront notre chemin de traverse et jusqu’au « trécarré » on sentira la résine du pauvre bois taillé… L’automne prochain, la terre sera vendue, père, murmura sourdement André en se tournant vers la rivière qui scintillait plus bas… Il y aura là-bas, les moulins… »

Le père était devenu subitement soucieux en entendant son fils évoquer cette laide transformation de sa terre. De l’extrémité de ses guides, il caressait la croupe de son cheval ; puis, il regarda le coin du pré où il s’en allait porter le fumier. Enfin, il dit :

« Qui sait, mon garçon… si elle n’était pas à vendre, la terre ?…

— Vous savez bien que c’est impossible, répondit André… Quand même les moulins ne se construiraient pas, elle est trop grande maintenant, la terre, et il nous faudrait deux bras de plus…

Le père resta encore, un instant, songeur, puis il dit :

« Sais-tu une chose, mon garçon ? C’est que j’ai là, dans l’idée, que Paul nous reviendra, cet hiver ; j’ai ça ici, continua-t-il en se donnant un grand coup de poing sur la tête, et ça ne démord pas…

— Paul ?… Non, il est perdu… Faut plus y penser, murmura sourdement André en quittant son père qui continuait obstinément vers le coin du pré…

À la maison, la mère Duval ne languissait pas ; elle profitait du beau temps et André la trouva accroupie dans le potager où elle arrachait ses oignons. Après que le légume était sorti de terre, elle le secouait d’un petit coup sec sur ses genoux puis elle l’étendait sur le sol où il y en avait déjà une longue rangée ; il y en avait dont les tiges dépassaient de près d’un pied les autres. Quand la mère Duval avait fini un « carré » et que les oignons étaient un peu séchés, elle les attachait par bottes de douze avec une ficelle.

André vint dans le jardin et voulut aider à sa mère.

« Non…laisse faire, » dit-elle, « dans une demie-heure j’aurai fini… Les oignons sont beaux, cette année, regarde-moi ça ; pas une piqûre de vers. Malheureusement, je n’en ai que trois « carrés ». Le printemps prochain, il m’en faut cinq. C’est de la bonne terre, ici, pour les oignons. »

André regarda sa mère, surpris… Mais qu’est-ce qu’ils avaient donc, les vieux ?… Après la belle récolte de patates du père pour l’automne prochain, c’était les cinq « carrés » d’oignons de la mère pour le printemps.

« Le printemps prochain, mère, » dit André avec énergie, « la terre… la terre sera vendue… »

La mère Duval eut un petit rire sec.

« Ah ! tu sais, m’est avis qu’elle n’est pas encore vendue, la terre ; oui, c’est vrai, on a fait des offres au père mais… mais il en faudra encore bien d’autres. Il est certain que vous êtes seuls, que la terre s’est agrandie, et que ton père se fait vieux… Mais veux-tu que je te dise, j’ai là, moi, une pensée au fond de la tête et… ça ne démord pas : Paul nous reviendra avant le printemps, j’en suis sûre. Pauvre enfant !… je le connais mieux que tous vous autres, va… Malgré ses études, il n’est pas fait pour la ville ; il va se tanner, j’en suis sûre. Et puis, là… il aimait trop la petite… celle d’ici,… ça ne trompe pas.

Et la mère Duval attaqua avec une grande énergie son dernier « carré ».

Alors devant tous ces espoirs, ces bons et confiants espoirs des vieux, ceux qui, grâce à leur expérience et à cette intuition qui leur est propre, se trompent rarement, André se prit, lui aussi, à espérer… Paul reviendrait.

Il y pensa longtemps, le soir, pendant qu’il fumait, dans la grande cuisine, près de la fenêtre par où il voyait s’endormir les champs… Paul reviendrait et alors… la terre, « la grande amie » qui s’était faite si belle, depuis quelques jours, après le nord-est de ces temps derniers, qui se faisait si câline pour qu’on la regrettât davantage ; la terre… on lui jouerait un bien bon tour… on ne la vendrait pas.

Ah ! le plaisir de répondre prochainement, un des jours de l’hiver qui vient, quand on irait chercher du bois au « trécarré », le plaisir de répondre à Samuel Mercier :

« Non !… la terre du père… elle n’est pas à vendre…






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