L’appel de la terre/Chapitre XVI

Imprimerie de "L’Événement" (p. 115-122).

XVI


Montréal dissimulait dans la brume une partie de son immensité, ne laissant voir que ses dômes et ses tours émergeant çà et là… Le train filait tout le long du Saint-Laurent et l’on voyait, de l’autre côté, des coteaux boisés semés de maisons blanches et de villas rougeâtres. La verdure était tranquillisante et elle masquait au campagnard qui avait toujours vécu entouré de choses familières et d’impressions très anciennes, l’ossature de pierres sans limite dont l’aspect effraie le nouveau venu.

Depuis qu’il était parti de Québec, Paul Duval avait repassé cent fois dans sa mémoire les péripéties du triste chapitre du livre de sa vie qu’il venait de commencer de vivre. Enfoncé dans le coin d’une banquette, la tête à demie sortie dans la portière, Paul Duval s’amusait au spectacle des paysages changeants que déroulait la fuite du train sur la voie ; on traversait un village, puis, c’était des vallonnements et des bouquets de bois, puis de petites villes barbouillées de suie et surmontées de hautes cheminées d’usines.

Mais rien ne pouvait distraire la pesante mélancolie qui l’avait envahi depuis son départ. Une tristesse, une sorte de noir affreux avaient taché la sérénité de sa jeune vie. Ah ! il s’expliquait bien, au reste, cette tristesse des heures d’une vie de vingt-cinq ans qui devraient engendrer seulement des sentiments de joie, de plénitude, de confiance dans le présent et dans l’avenir, et qui, chez lui, au contraire, le pénétraient de la plus pesante mélancolie…

Paul Duval prend plaisir à accrocher son esprit à des morceaux de nature que lui sert le train au hasard de la route et de la vitesse et où il souhaiterait pouvoir s’arrêter longtemps… Mais avant que son désir ait pu se préciser, le train l’emporte plus loin, toujours plus loin.

La griserie de la vitesse active son imagination en même temps qu’elle fait affluer les souvenirs dans son âme endolorie.

Il se souvient qu’il a été plusieurs jours malade et que sa mère a dû rester auprès de lui pour le soigner… Ah ! le coup avait été rude. Il aimait de toutes les forces de son âme et, brusquement, on avait arraché de son cœur l’objet de son amour. La plaie était vive et elle devait mettre du temps à se cicatriser. Il pensa mourir mais sa forte constitution triompha.

Au mois de septembre, la famille Davis avait quitté Tadoussac pour retourner à Montréal. Paul ne put revoir Blanche avant de partir. Ce fut un nouveau grand coup pour le jeune homme. La santé lui était revenue cependant, mais le souvenir de la montréalaise était loin d’être effacé de son cœur. Il l’avait trop aimée pour l’oublier si vite. Un grand vide s’était fait dans sa vie et rien ne pouvait le combler. Sa mère était revenue plusieurs fois et avait insisté à chacune de ses visites, pour l’emmener avec elle aux Bergeronnes. Elle espérait que la présence de Jeanne serait un baume aux blessures de son fils. La brave femme n’était guère rouée aux caprices du cœur. Mais le souvenir de l’autre était encore trop vivace dans le cœur de Paul pour que celui-ci conçut les espoirs de sa mère. Au reste, la vue de la petite oubliée des Bergeronnes serait une nouvelle souffrance pour lui : la souffrance rongeuse du remord. Il trompa sa mère encore une fois en lui promettant qu’il partirait pour les Bergeronnes au milieu de l’automne. Et, pour donner plus de poids à sa promesse il annonça à sa mère qu’il ne renouvelait pas son engagement à l’école de Tadoussac et que les commissaires s’étaient assuré les services d’une institutrice pour l’année scolaire qui commençait.

Quelques jours après le départ de la famille Davis, la mère Duval partit, elle aussi, de Tadoussac, contente, cette fois, emportant dans son cœur l’espoir du retour prochain et définitif de son fils à la terre paternelle…

Alors, une lourde mélancolie, un suffoquant ennui pesèrent sur le jeune homme pendant les jours qui suivirent. Il passait ses journées à errer dans le parc, recherchant les endroits quelques semaines auparavant il avait passé de si bons instants en compagnie de Blanche Davis. Il s’isolait dans de longues extases, les yeux perdus dans le lointain du fleuve où il avait vu, quelques jours auparavant, s’éloigner le bateau qui emportait l’aimée…

Quelquefois, faisant un consciencieux effort pour se distraire de ses obsédantes pensées, il s’amusait au va-et-vient des bateaux dans les alentours de Tadoussac. Tantôt, c’était une goélette qui entrait à toute voile dans le Saguenay avec des airs de mouette dansant sur les vagues, tantôt c’était l’un des bateaux, qui font le service des paroisses des rives nord et sud, qui traversait le fleuve suivi de son panache de fumée noire. Paul ne perdait aucun de ces mouvements de la rade ; mais ces spectacles finissaient toujours par lui rappeler l’absente.

« Ah ! » gémissait-il en lui-même, « autrefois Blanche était avec moi… »

Alors, il se levait et marchait comme un fou à travers les arbres du parc. L’automne avait touché du doigt les massifs où le vert frais des feuillages s’était marié aux teintes riches de l’or et de la pourpre. Pour l’heure, la beauté de la nature était dans ces teintes qui se confondent en ce quelque chose d’impalpable et de lavé relevant à la fois du pastel et de l’aquarelle, dernier reste de couleurs, dernière flamme de vie qu’effacera bientôt la première bise ; nature condamnée et d’autant plus aimable qu’elle est à la merci du premier heurt de l’hiver, comme ces êtres prédestinés aux yeux brillants et au teint transparent dont on ne pressent que trop le prochain départ.

Paul Duval aimait cette nature mélancolique… Ne dit-elle pas aux lamentables amoureux  : déçu « Venez à moi vous qui souffrez… la douleur s’apaise au murmure de mes sources et l’espérance renait aux rayons de mon soleil d’or ; vous qui êtes aimés et qui aimez sans espoir, songez que sous mes feuilles mortes de nouveaux bourgeons reverdiront et qu’avant de succomber mes grands chênes reverront encore bien des printemps… ?

Mais pour Paul Duval comme pour tous les hommes, le temps allait finir par accomplir son œuvre. Ainsi qu’une étoile longtemps regardée dans la nuit et que l’aube efface, le souvenir de Blanche allait s’éteindre dans le cœur de Paul, quand un matin, la mère Thibault vint lui remettre une lettre. Le cœur du jeune homme battit ; la lettre était de Blanche et il lut :

« Mon ami. — Je n’ai pu résister au désir de vous écrire bien que nous soyons à jamais séparés maintenant. Il est pénible de venir vous troubler après cette absence ; mais je sais que vous m’avez aimée et que partant, vous n’avez pu m’oublier dès le commencement de notre séparation. J’ai deviné vos souffrances qui étaient aussi les miennes ; pourtant, il faut ne plus penser l’un à l’autre, mon ami. Ce qui est arrivé contre ma volonté est irrévocable. Il nous faut même bannir de nos cœurs le souvenir de ces jours où nous avons filé le même parfait amour dans le décor d’une même beauté. C’est dur, mais que voulez-vous… ?

« Une autorité supérieure a décidé de mon mariage avec un homme que je n’aime pas. Serai-je heureuse avec ce monsieur Gaston Vandry ? Je ne le crois pas… Ah ! pourquoi certaines heures ne durent-elles pas toujours comme les souvenirs qu’elles laissent… ?

« Vous êtes encore plus heureux que moi, mon ami ; ces heures exquises, vous pouvez les revivre encore, vous, avec une autre que vous chérirez… Vous pouvez aller encore sous le bleu firmament pointillé d’étoiles, les soirs où la lune rouge commence son ascension — ces soirs-là, vous rappeliez-vous, vous étiez en verve et vous disiez que l’astre ressemblait à une lanterne vénitienne accrochée au centre d’un voile parsemé de poudre d’or… Le silence nous faisait du bien et disposait à la tendresse ; mon âme avait de folles envies de se fondre dans l’harmonie universelle… Regrets amers !… J’avais commencé de m’attacher aux futaies et me voilà condamnée à aimer les toilettes et les équipages des boulevards montréalais, loin de mon bonheur… Le bonheur !… je sais maintenant où il va se nicher, cet oiseau capricieux ; il est avec la rose, dans le calice d’une fleur des champs — une de vos mauvaises herbes — il est sur une branche d’un sapin du parc de Tadoussac… Mais hélas ! je sais aussi qu’il fuit avec la rapidité de la feuille que le ruisseau emporte… Il m’a échappé »…

« Pardon, mon ami, de ressusciter des souvenirs qui peut-être, s’effacent chez vous. Oublions-nous avec résignation et sans pleurs. À quoi bon pleurer ? Disons-nous adieu, au contraire, le sourire aux lèvres, comme des gens aimables, enchantés l’un de l’autre… »

Paul Duval avait fondu en larmes en lisant cette tendre épître.

« Blanche, » avait-il murmuré, « Blanche chérie !… »

Cette jeune fille si belle, si aimante, un autre allait l’épouser ; un homme riche, ce muscadin qu’il avait entrevu quelquefois, allait être son mari ; c’est lui qui en ce moment admirait ses beaux yeux, la regardait bien en face afin de ne pas perdre le plus petit rayon de son tendre regard, comme il avait fait si souvent, lui… Ah ! ce serait la vie…ça ? Paul songea à tout ce que lui rappelait la lettre de l’absente ; elle l’avait aimé pourtant et le lui avait dit… Elle l’aimait encore et l’abandonnait. Un tel abandon ne pouvait être sincère ; son cœur de simple répugnait à croire à un pareil sentiment.

Et, un matin, sans trop savoir ce qu’il faisait, oubliant tout : et la terre qui l’appelait de toute la force de son dernier soupir avant l’hiver ; et les parents éplorés qu’il n’avertissait même pas de sa fugue ingrate, et la douce enfant du menuisier des Bergeronnes… oui, oubliant tout… il partit, sans même entendre les conseils émus de la mère Thibault qui lui disait qu’il regretterait sa folie…

Il partit, et le bateau qui, quelques jours auparavant, emportait Blanche, le dérobait bientôt lui-même dans l’horizon du Saint-Laurent…

Et c’était ce dernier chapitre de sa vie que Paul Duval, nonchalamment appuyé à la portière du wagon, venait de revivre dans sa mémoire.

Et maintenant ?…

Montréal dissimulait dans la brume une partie de son immensité, ne laissant voir que ses dômes et ses tours émergeant ça et là… Le train filait près du Saint-Laurent — le même que celui de Tadoussac — et l’on voyait, de l’autre côté, des côteaux semés de maisons blanches et de villas rougeâtres. La verdure était tranquillisante et masquait au campagnard qui avait toujours vécu entouré de choses familières et d’impressions très anciennes, l’ossature de pierres sans limites dont l’aspect effraie le nouveau venu…




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