L’appel de la terre/Chapitre XV

Imprimerie de "L’Événement" (p. 107--).

XV


On était au mois d’août. Blanche Davis était maintenant complètement rétablie et elle avait repris ses habitudes de villégiature. En compagnie de Paul Duval, elle continuait ses excursions à travers la campagne. Depuis le retour à la santé de la jeune fille, les deux amis étaient d’autant plus libres de folâtrer dans les champs et dans la montagne que Gaston Vandry, appelé subitement à Montréal, par la maladie de son père, avait prolongé son absence plus longtemps qu’il ne l’avait voulu mais moins que Blanche et Paul l’auraient désiré.

… On se berçait même de l’espoir de ne plus le revoir du tout à Tadoussac quand, un matin, on vit descendre le jeune homme d’un bateau de la Cie Richelieu & Ontario.

Dans la journée, Gaston Vandry eut une longue conversation avec M. Davis.

Quelques jours passèrent.

Enfin, M. Davis voulut avoir avec sa fille une conversation définitive sur le sujet qui, depuis le retour de Gaston Vandry surtout, lui tenait particulièrement au cœur. Il profita d’une après-midi, où tous trois, sa femme, Blanche et lui étaient réunis dans le jardin. Le brave homme prit son courage à deux mains et entra de plein pied dans la question. Il savait, au reste, par expérience, que les détours ne prenaient pas avec sa fille. Il jeta un regard effaré sur sa femme, puis, sans lever les yeux sur Blanche :

« Fillette, » dit-il, « M. Vandry vient de me demander la main de Mademoiselle Blanche Davis… Voyons, Blanche, ne voudrais-tu pas devenir Madame Gaston Vandry… C’est un jeune homme d’avenir, tu l’as dit souvent… et je suis sûr qu’il te rendra la plus heureuse des femmes. »

Blanche, à cette attaque directe, eut un petit éclat de rire nerveux, et répondit résolument :

« Non… mon père, merci… Je ne veux pas devenir Madame Gaston Vandry.

— Cependant, poursuivit le père devenu sévère tout à coup, tu as déjà manifesté devant moi le désir de te marier… Mademoiselle, ajouta-t-il avec ironie, voudrait-elle alors nous dire le nom de celui qu’elle a choisi pour gravir avec elle les sentiers fleuris de l’Hyménée ? Nous avons un peu le droit de le savoir, je pense.

— L’homme à qui j’ai donné mon cœur, père, se nomme Paul Duval ; il est maître d’école à Tadoussac ; je l’aime et il m’aime… et vous n’ignorez pas qu’il m’a sauvé la vie. Votre devoir, mon père, est de rendre heureuse votre fille en consentant à son union avec celui qu’elle aime.

— Elle est folle, s’écria douloureusement M. Davis.

— Mademoiselle, interrompit Madame Davis, j’espère que votre père fera en effet son devoir ; et ce devoir c’est de vous empêcher de commettre une sottise.

— M. Gaston Vandry ne m’a jamais aimé un seul instant, s’écria la jeune fille de plus en plus enhardie ; je ne l’aime pas et je ne veux pas être sa femme, jamais. J’épouserai l’homme que j’aime et qui m’aime.

Alors, le père se fit câlin ; il se mit aux genoux de son enfant.

« Voyons, fillette, dit-il, réfléchis ; ne vas pas nous couvrir de ridicule ; tu es riche ; tu auras des millions, des terres, des villas. Paul Duval est pauvre, c’est un maître d’école de campagne. Il t’aime, dis-tu, mais c’est parce que tu es riche. Il t’a sauvé la vie, c’est vrai et j’ai envers lui une grosse dette de reconnaissance. Aussi je le récompenserai bien avant de partir… Je lui donnerai autant d’argent qu’il en voudra…

— Je l’aime, répondit simplement la jeune fille à cette insulte de son père à son bien-aimé.

— Eh ! bien, moi aussi, je t’aime, s’écria M. Davis avec colère ; je t’aime bien ; tu es mon unique enfant et j’ai un devoir à remplir envers toi ; j’ai une réponse à te donner et cette réponse, entends-tu, c’est : Jamais, comprends-moi bien, jamais Paul Duval n’entrera dans ma famille tant que moi, le chef, je serai vivant.

Puis, élevant davantage la voix, il ordonna durement :

« Allez-vous-en dans votre chambre, mademoiselle, et veuillez réfléchir sur mes paroles…  »

Monsieur Davis, au paroxysme de la colère, ramassa son chapeau et sa canne qui gisaient sur un banc et sortit précipitamment du jardin en disant à sa femme :

« Je vais aller le voir moi-même, ce magister de malheur, et nous verrons bien…

Et M. Davis fila comme une flèche dans la direction du village.

La mère de Paul qui, depuis son dernier voyage à Tadoussac, se doutait de quelque chose encore, était revenue faire une seconde visite à son fils. Tous deux étaient en tête-à-tête dans le « salon » de la mère Thibault, quand cette dernière vint dire à Paul que M. Davis demandait à lui parler. Le jeune homme pâlit. Il se doutait de l’objet de la visite du père de Blanche ; mais il résolut d’être fort quoiqu’il arrive.

« Faites-le entrer ici, dit-il à Madame Thibault… Vous pouvez rester, mère.

M. Davis entra, raide, et salua froidement la mère et le fils.

« J’aurais à vous parler un instant, monsieur, dit-il.

Mais il se sentait visiblement embarrassé par la présence de la femme. Paul s’en aperçut :

« Je n’ai point de secrets pour ma mère, et je suis à vos ordres, monsieur, vous pouvez parler.

— Monsieur, commença le père de Blanche, je sais que depuis notre arrivée à Tadoussac vous avez eu souvent l’occasion de rencontrer ma fille…

— J’ai même eu celle de lui sauver la vie, interrompit Paul en souriant légèrement.

— Oui, je sais… répondit M. Davis, un peu interloqué je vous en suis, croyez-moi, très reconnaissant et je veux régler cette dette-là avec vous… avant mon départ pour Montréal… même immédiatement, si vous le voulez… Mais je voudrais savoir, auparavant, s’il ne vous est jamais arrivé dans vos relations avec ma fille, de franchir les bornes de la simple camaraderie … de passage ; je connais ma fille ; elle est sensible et impressionnable ; elle se laisse emporter facilement ; elle s’emballe aux beaux discours qu’on lui fait, mais ce qu’elle vient de me déclarer me permet de croire que ces beaux discours ont eu un effect néfaste… sur son cœur. J’ai choisi pour ma fille, monsieur, celui que notre monde me conseillait de choisir et je viens de lui exprimer clairement que je n’en veux pas d’autres…

Paul répondit :

« J’ai peut-être eu tort d’avoir été trop sensible aux charmes de mademoiselle Davis ; mais je sais, monsieur, qu’il est défendu à un honnête homme d’abuser de la confiance et de l’amitié qu’on peut avoir pour lui. Je ne vous cacherai pas et, au reste, vous le savez, que mademoiselle Davis m’a franchement déclaré son amour et à cela je lui ai exprimé mes scrupules. Notre situation, monsieur, est différente et dussé-je broyer à jamais mon cœur et briser celui de votre fille je n’aurais jamais, par les moyens dont malheureusement vous semblez me croire capable, rendu votre fille coupable de la mésalliance que vous craignez… D’ailleurs, monsieur, vous êtes là, et vous avez pour vous la puissance paternelle à laquelle je n’aurai jamais la témérité de m’opposer. Mais d’un autre côté, je vous défie, de nous empêcher, votre fille et moi, de nous aimer. Contre cela, monsieur, vous ne pouvez rien faire… Et maintenant, monsieur, à part l’aveu de notre amour réciproque, me soupçonneriez-vous de quelque chose de répréhensible ?  »

M. Davis, frappé de la loyauté empreinte sur la physionomie du jeune homme, fit un signe de dénégation :

« Je ne vous accuse pas, monsieur… mais vous comprenez ma situation. Nous avons des obligations envers le monde auquel nous appartenons. Votre intelligence, l’intuition que je vous accorde des choses de ce monde-là me dispensent de préciser davantage… Voulez-vous me promettre de ne jamais chercher à revoir ma fille ? Je sais que je vous demande là un gros sacrifice… Au reste, monsieur, je n’oublie pas que vous avez sauvé ma fille et qu’elle vous doit la vie… Vous n’aurez pas affaire à un ingrat… Vous engagez-vous, moyennant une somme que vous fixerez vous-même…  »

Mais Monsieur Davis, n’eut pas le temps de finir sa phrase et de tirer d’une poche intérieure de son habit son carnet de chèques. Paul, blêmissant sous l’insulte, s’approcha de lui :

« Je suis pauvre, monsieur, mais je n’ai jamais été outragé par personne. Vous venez de commencer. Votre argent, je le repousse comme une aumône indigne de vous et de moi. J’ai maintenant le droit de ne plus vous entendre. »

Navré, indigné, le jeune homme fondit en larmes et laissa tomber sa tête sur l’épaule de sa mère.

M. Davis, interdit, réalisa qu’il était allé trop loin. Il voulut balbutier des excuses, mais Madame Duval ne lui en laissa pas le temps. La tête haute, les yeux chargés d’éclairs, elle s’approcha de M. Davis :

« Allez-vous-en, monsieur, vous voyez bien que mon enfant pleure !… »