L’appel de la terre/Chapitre XIV

Imprimerie de "L’Événement" (p. 101-106).

XIV


« Fi !… des mauvaises herbes.

— Jolies fleurs… vos mauvaises herbes.

— Mais poison quand même… »

Et Paul Duval s’assied près de Blanche Davis qui, à demie couchée dans une chaise longue, respirait avec délice un énorme bouquet de fleurs des champs que venait de lui apporter un gamin du village. Les deux jeunes gens étaient en ce moment sur la véranda de la Villa. Paul était venu, ce soir, comme toujours, demander des nouvelles de la jeune fille et on lui avait permis d’aller la voir. Elle s’était levée et le médecin lui avait même permis de sortir.

C’était un soir délicieux de rêve. Du parterre arrivaient des parfums suaves de fleurs fanées ; les grands arbres du jardin dormaient, majestueux et calmes, sans un souffle dans leurs feuilles pressées, et le ciel, implacablement bleu, malgré l’obscurité grandissante, versait une lumière diaphane sur toute la nature. D’en bas, le long et berçant murmure du fleuve montait, engourdissant les êtres et les choses.

Autour de la Villa, un engoulevent voltigeait en jetant de temps en temps son cri perçant dans le silence du soir… Pendant quelques instants, les deux jeunes gens suivirent des yeux les capricieuses et gracieuses évolutions du « mangeur de maringouins ». L’oiseau, parfois, rasait le toit de la Villa puis, disparaissait dans les arbres ; on croyait le voir sortir d’un endroit quand il apparaissait soudainement du côté contraire ; il s’élevait dans l’air comme un trait à une grande hauteur et on le perdait de vue, puis il plongeait tout à coup en flèche jusqu’au ras du sol où il glissait, un instant, comme une ombre ; puis, au-dessus du parterre, il se mettait à exécuter une série de mouvements semi circulaires, des courbes bizarres, et disparaissait ensuite dans la direction du Parc, probablement à la poursuite de ses insectes favoris…

« Eh ! bien, monsieur le Botaniste, dit tout à coup la jeune fille, en brandissant gracieusement son bouquet vers l’instituteur, êtes-vous toujours prêt à soutenir que ces jolies fleurs sont du poison ; là, sérieusement ?… »

— Très sérieusement… ces jolies fleurs, ne vous en déplaise, sont un poison violent pour notre bonne terre ; vous pouvez les aimer pour leur beauté ; nos gens les haïssent car elles font mourir leurs plantes cultivées, celles qui produisent du pain… Ils les traitent comme des ennemies ; ils les arrachent avec colère quand ils les trouvent au milieu d’un champ. Tenez… ces jolis épis verts, au milieu de votre bouquet, c’est du mil sauvage, la sétaire verte ; sa graine est l’une des impuretés communes dans nos champs cultivés ;… Ne caressez pas trop ces petits groupes de fleurs auréolées de ces longs poils roux ; cette branche de petites fleurs qui exhale le parfum de la fève du Tonka et qui ressemblent à du muguet, c’est l’houlque odorante ou si vous aimez mieux, le foin d’odeur ; ces fleurs prennent toute la place des plantes cultivées en les étouffant traîtreusement ; elles sont dangereuses autant qu’elles sont belles et qu’elles sentent bon…… Voici une grappe de folle-avoine ; ces tiges florifères sont des plus nuisibles à nos grains… Mais vous avez de tout dans votre gerbe ! Ces rhizomes longs et jaunes avec ces petites fleurs en forme d’oreilles, si nombreuses et si délicates, c’est de la petite oseille et c’est un poison violent pour nos pâturages et pour nos prairies… Ah ! voici une tige de spergule ou, moins scientifiquement, un brin de l’herbe à Bolduc : c’est l’ennemie jurée de nos trèfles… Ne trouvez-vous pas que ces feuilles linéaires étroites et ascendantes feraient un modèle d’aigrette à chapeau qui ravirait M. Davis ?

Et puis, voilà de la silène enflée, le joli carnillet, la plante intéressante de nos jeunes années, déclama plaisamment l’instituteur ; si cette herbe n’était pas si méchante pour notre bon trèfle rouge on l’aimerait. Vous voyez ces petites capsules ovoïdes globuleuses enclose dans ce calice enflé, vert pâle et veiné de pourpre claire… elles sont amusantes comme des petits feux d’artifice.»

En disant cela le jeune homme cueillit délicatement dans la gerbe l’une des capsules de la silène puis, prenant en tremblant un peu l’une des mains de la jeune fille, il en frappa légèrement le revers de la capsule qui éclata avec un petit bruit sec comme le frottement d’une allumette sulphureuse…

La jeune fille se sentit délicieusement émue par le contact de la main du jeune homme ; elle ria nerveusement, pour la forme, de l’innocent manège, puis, tranquillement, montrant sa gerbe à l’instituteur :

« Et puis ?… il y a là encore beaucoup d’autres fleurs…

— Oui, en effet, je vois de la moutarde sauvage, de la bardanette, du grand plantain, des marguerites, de la petite bardane, une branche de moutarde tanaisie verte, un brin de fausse giroflée et même quelques cheveux de la perruque du diable. Mais je vous fatigue, sans doute : aussi, nous reprendrons plus tard, si vous le voulez, notre cours de botanique. Je venais, ce soir, m’informer de votre santé, et je vous trouve debout, Blanche, donc en pleine guérison… Je suis donc le plus heureux des hommes…

— Mais non le moins soucieux… observa la jeune fille. Vous avez quelques chose, Paul ?

— Moi ?

— Ne niez pas…»

Il y eut un instant de silence. L’engoulevent de tout à l’heure reparut et exécuta trois ou quatre demi cercles vertigineux autour du parterre et disparut de nouveau, cette fois, dans le bleu sombre du fleuve.

Ce fut comme le signal de la nuit. La brise fraîchit tout à coup ; un grand brouillard d’ombres grises s’étendit sur le fleuve et l’on vit le grand œil rouge du phare de l’Îlet-aux-Morts se promener sur l’eau. L’instituteur tressaillit. Il se souvint qu’un soir, sous les étoiles, aux Bergeronnes, comme il était avec Jeanne, sur la route de l’église, un autre grand œil lumineux fouillait ainsi l’horizon.

« Blanche », fit-il tout à coup, « n’aurions-nous pas pris pour de l’amour des sensations qui n’en sont que le parfum lointain ?…

— Ah ! taisez-vous, Paul, ne me faites pas mourir… Je vous aime, moi, vous le savez… tu le sais et tu m’aimes aussi, tu me l’as dit, un jour… Écoute-moi, mon Paul, quand je serai mieux, très mieux, je déclarerai à mon père que son devoir est de consentir à notre union. Oui, je comprends vos… tes scrupules ; à cause de certaines conventions ridicules tu ne peux croire à notre union définitive… chasse tes scrupules, mon ami, mon bon ami… c’est du poison comme ces fleurs… ils sont l’ennemi de notre amour ; il faut les arracher vite, ils pourraient empoisonner notre bonheur… mon bonheur. Oui, mon bien-aimé, je te le dis encore, il sera du devoir de mon père de nous laisser aimer… Je le lui démontrerai… Et puis, ne m’as-tu pas sauvé la vie ; sans toi, je dormirais là-bas, au fonds du gouffre noir du Saguenay, avec les affreuses barbottes que nous pêchions, un jour, sur le quai de l’anse, t’en souviens-tu ? Brrr !… qu’elles étaient affreuses ! Mon père est bon, il m’aime et il se souviendra du drame de la Pointe-aux-Bouleaux ; mon père est ton débiteur, mon Paul… et je suis ta débitrice aimée qui ne peut vivre sans toi… sans son sauveur…

« Et comment trouvez-vous notre malade, monsieur Duval, demanda Madame Davis qui apparut tout à coup dans l’encadrement de la porte de la Villa. N’est-ce pas qu’elle est bien ?

— Dans quelques jours, répondit Paul que la surprise avait fait un peu pâlir, je suis sûr qu’il ne paraîtra rien du terrible choc que vient de subir mademoiselle Davis. J’en suis heureux pour vous, Madame, et aussi pour Monsieur Davis…

— Et c’est à vous, monsieur, que nous devons notre bonheur, souffrez que je vous en remercie encore. Vous savez, nous sommes vos débiteurs pour la vie…  »




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