L’appel de la terre/Chapitre XIX

Imprimerie de "L’Événement" (p. 141--).

XIX


Paul Duval vécut ensuite des jours singuliers. Le hasard sur lequel il avait compté pour lui faire rencontrer Blanche Davis ne le servait pas vite ; sans doute il voulait ménager ses effets.

Mais pendant ce temps-là, il se produisait de grands trous dans la bourse du jeune homme. Il lui fallait sans tarder trouver du travail. Il chercha ; il parcourut avidement, chaque soir, les petites annonces des grands journaux ; mais on demandait surtout des besogneux, des hommes de métiers, des sténographes, des dactylographes, sachant bien les deux langues, des comptables. Hélas, son instruction de simple maître d’école élémentaire n’allait pas jusque là ; et il n’avait aucun métier. Que pouvait-il faire en effet ? Enseigner à des potaches ; c’était tout et c’était peu.

Enfin, un soir, ses yeux tombèrent sur une annonce dans laquelle on demandait un copiste ; travail facile et assez rémunérateur pour un homme patient et assidu. L’ancien instituteur chercha à se convaincre qu’il avait une belle écriture ; l’habitude de faire appliquer ses élèves de Tadoussac à bien former leurs bâtons et leurs courbes avait également fait la main du maître au tracé des cursives amples et bien arrondies.

Paul Duval prit soigneusement note de l’adresse indiquée dans l’annonce du journal. Il s’y rendit le lendemain matin. Sa démarche fut heureuse. Il arriva dans sa chambre portant sous son bras une serviette bourrée de paperasses. C’étaient des pièces que lui confiait pour copier et vérifier, une grande maison de commerce. Il avait de la besogne pour plusieurs jours ; il étala le monceau de papiers sur une petite table, dans le coin de sa chambre et, sans plus tarder, il en commença l’examen. C’étaient des factures à vérifier, des colonnes de chiffres à additionner, de longs contrats à copier. Paul ne put s’empêcher de sourire en pensant combien il fallait être doué d’une belle énergie pour entamer un tel labeur.

Il travailla toute cette première journée sans presque lever la tête. Le soir, il accumula davantage, sur la chaise où il les déposait, les feuilles revues et complétées. Quand sonnèrent onze heures, il ressentit quelque fatigue, se leva, s’étira, fit une fervente et courte prière, se jeta sur son lit où il dormit d’un lourd sommeil jusqu’au matin.

Il s’attela à sa rude besogne, le lendemain et les jours suivants. Il termina en cinq jours le travail qu’on lui avait confié pour dix et il en redemanda d’autre.

Ces journées de travail lui valurent une accalmie ; il en fut heureux, d’autant plus qu’il avait réussi de cette façon à combler les vides inquiétants qui s’étaient faits dans son gousset. Il pouvait vivre maintenant pendant plusieurs jours.

Depuis qu’il avait commencé de travailler, Paul Duval ne sortait que pour les repas qu’il prenait, les plus maigres possible, dans un restaurant du voisinage ; il rentrait vite et se courbait sur ses paperasses. Chaque jour, pendant plus d’une semaine, sans penser aux conséquences d’un surmenage aussi excessif, Paul Duval renouvella son effort, d’une surprenante intensité. L’endurance du jeune homme n’y eût pas suffi sans une extraordinaire et subite énergie qu’il puisait dans son ennui même. Il ne s’interrompait que brisé de fatigué, à bout d’innervation pour lutter contre l’engourdissement qui faisait fléchir ses épaules ; des fois, emporté par cette furieuse folie du travail, il renonça de se coucher craignant de trop s’attarder au lit et il se contentait d’un somme, la tête appuyée sur sa table de travail…

Mais un soir qu’accablé, il avait arrêté, un instant, la course de sa plume sur le papier, une mauvaise pensée traversa soudain son esprit.

Etait-il venu à Montréal seulement pour se livrer, jours et nuits, à cette besogne d’esclave ? Ne valait-il pas mieux, vraiment, rester simple maître d’école à Tadoussac plutôt que de devenir vulgaire copiste besognant dans une vilaine chambre d’un mauvais hôtel de Montréal ? Évidemment, il faisait fausse route. Vrai, ce n’est pas en s’enfermant ainsi des jours et des nuits entières dans sa triste cellule, à aligner des chiffres et à blanchir du papier qu’il aiderait le hasard sur lequel il comptait tant pour lui faire rencontrer celle qui avait été la cause de ce si complet bouleversement de sa paisible existence ? Il avait maintenant de quoi vivre pendant plusieurs jours et même plusieurs semaines. Que ne cherchait-il donc à aider un peu ce hasard ?…

Il se rendit porter le reste de son travail et n’en redemanda pas d’autre.

Puis, il se mit à sortir ; il parcourut la ville dans tous ses sens. Il visita l’Est besogneux et l’Ouest viveur et flâneur ; il connut les banlieues ; il flâna dans tous les parcs et promena son désœuvrement dans toutes les avenues. Il s’amusa de longues journées aux abords du havre ; il se sentait un grand attrait pour l’eau, pour le fleuve, et il oubliait le temps au spectacle mouvant des départs et des arrivées des navires…

On n’a jamais expliqué l’attrait irrésistible qu’exerce sur les âmes compliquées comme sur les simples, l’arrivée ou le départ des bateaux ou des trains de chemin de fer ; pas plus que l’on a bien expliqué ce besoin de crier dans les mêmes circonstances comme, d’ailleurs, dans n’importe quelle manifestation ; il semble que ce soit là un des importants privilèges de la liberté individuelle sous quelque latitude que ce soit…

De temps en temps, un puissant transatlantique débouchait à l’entrée du port ; il semble une montagne au milieu de la volée de menus bateaux pareils à des mouettes qui évoluent autour de lui et au milieu desquels il fraie sa route ; aussitôt, les grandes halles des compagnies maritimes s’animent et fourmillent de monde ; le navire n’est pas accosté que déjà, malgré les défenses, hommes et femmes se faufilent à la rencontre des arrivants pour embrasser, une minute plus tôt, un parent, un ami… Le grondement de la vapeur, désormais inutile, le grincement des poulies, les courses désordonnées des passagers et des employés, la révolte des gens pressés contre les formalités de l’arrivée, bref ! tout le brouhaha que peut produire la venue de douze ou quinze cents personnes, appartenant à toutes les classes de la société et même à toutes les races, encombrées de tous les paquets imaginables, cet ensemble, à la fois comique, touchant et exaspérant… amusait le désœuvré volontaire.

Un navire n’était pas sitôt déchargé que Paul Duval en voyait d’autres s’approcher à vitesse réduite, les pavillons au vent, répondant aux signaux des sémaphores. Partout, autour de lui, l’eau était grise, comme vaseuse et, tout le jour, au-dessus du port, il voyait des goélands voleter, comme apprivoisés…

Certains jours, il poussa ses promenades jusque dans les lointaines banlieues ; il parcourut des chemins bordés de jardinets, de clôtures de pierre et de murs enfouis sous des touffes qui débordaient et qui étaient jaunies par l’automne. Les jeunes arbres étaient déjà nus comme des perches. Des champs s’étendaient, clairs et frais.

Paul Duval, ici, semblait se trouver comme chez lui et il était certain qu’il foulait un sol qu’il avait déjà connu. Il en ressentait une impression profonde et il s’emplissait les yeux et l’esprit du paysage.

Le soir, au retour, la ville était laide ; quand il rentrait dans sa chambre, la nostalgie lui étreignait le cœur plus brutalement encore…

Jusqu’alors, Paul Duval avait été à l’abri des contagions malsaines, des dépravations précoces. Un jour, une grande transformation s’opéra en lui ; il avait déjà passé par tant de phases morales. Le milieu, l’ennui, le désœuvrement, la solitude devaient fatalement exercer sur sa tête jeune et son cœur trop tôt désabusé leur néfaste influence. Lui aussi devait glisser sur la pente dangereuse.

Depuis qu’il était en ville, des étonnements de toutes sortes avaient commencé pour lui. Il avait vécu des jours enfiévrés par l’ardeur du travail et d’autres jours, vides de tout, du travail comme du plaisir. Son désœuvrement voulu lui fit connaître une époque étrangement troublée.

Il y a à Montréal, comme dans toutes les grandes villes, dans les quartiers ouvriers, des maisons où il se passe des choses étranges. Le soir, aux heures où tout commence à se tranquilliser dans le reste de la ville, il sort de ces maisons des bruits d’enfer en même temps que de leurs fenêtres s’échappent des relents écœurants d’alcool. Là, des groupes de sans-travail, de sans-famille et de sans-patrie vont s’étourdir. Il s’y passe d’effroyables bacchanales ; on y boit d’incroyables quantités d’alcool frelaté ; on blasphème entre deux hoquets ; on éructe des mots orduriers. Ce sont des lieux maudits…

Et, un soir malheureux de la mi-octobre, alors que tout l’air ambiant suintait la tristesse et l’ennui, le fils de l’honnête Jacques Duval, le fiancé de la pure Jeanne Thérien, s’était laissé entraîner par un camarade d’occasion, rencontré dans la journée au hasard d’une promenade sur les quais, dans l’un de ces estaminets. Il eut peur, un instant, en y pénétrant. Il eut honte surtout. Il but un verre que son ami lui offrit, le premier de sa vie ; il fit d’autres connaissances qui lui offrirent aussi des verres qu’il but également et que suivirent ceux qu’il se crut obligé de payer ensuite. Bref ! il s’enivra de l’ivresse vulgaire de l’ouvrier désœuvré des villes ; il s’avilit et, en un seul soir, se ravala au niveau de la classe des ivrognes qu’il venait de connaître…

Il se réveilla, le lendemain, quand il était près de midi, la tête lourde et l’esprit engourdi. Un instant, il eut horreur de lui-même. Il sortit ; il rencontra de nouveau son ami, un malheureux débardeur sans travail pour l’instant, qui l’invita à renouveller la bambochade de la veille. Paul Duval résista ; mais il y avait l’ennui qui le guettait, là-bas, dans sa noire alcôve, et qu’il se rappelait avoir oublié, un instant, la veille, l’ennui qui le faisait souffrir avec ses pesants anneaux de fer… Ah ! s’étourdir alors ; ah ! oublier, ne fut-ce qu’un instant. Lui et son ami retournèrent à l’estaminet. Et Paul Duval roula de nouveau sous les tables.

Il y retourna le lendemain. Les jours suivants, quand l’ennui le prenait et qu’il avait peur de la solitude, le soir, il y allait encore…

Comme tant d’autres qui avaient été bons, il allait donc, lui aussi, finir par s’avilir tout à fait et tomber au niveau de la brute, traîner de bouge en bouge, au rang des plus débraillés…

Ah ! vous qui vivez de la vie régulière de la famille au foyer paisible et sans heurt, ne jugez pas trop vite ceux que les lois souvent brutales de la destinée ont jetés dans des conditions d’existence anormales, dans des villes inconnues, au milieu de privations, de souffrances morales et physiques, de convoitises et d’influences que vous ignorez ; ne jugez pas trop vite les exilés et les errants dont les souffrances et les impressions tourmentées vous sont inconnues…

Au commencement de novembre, Paul Duval s’aperçut qu’il n’avait plus un sou vaillant dans ses poches. Ce nouveau vide le porta à refléchir ; il était plus que temps d’arrêter cette vie de désœuvré. Quand il buvait, Paul se sentait heureux et il oubliait tout ; il ne cherchait à s’enivrer que pour cela. Mais quand venait la période d’affaissement, le retour à la raison, quand, abruti, l’œil morne, le cœur malade, il se raidissait et s’écœurait de lui-même, une envie forte de pleurer le prenait.

Même des caractères qui ne sont pas toujours très vigoureux ont ce privilège souvent de pouvoir échapper à certaines dépressions morales qui, pour des causes diverses, peuvent affecter les plus forts. L’on n’évite pas toujours la faute par cela seul que l’on est doué d’une énergie capable de la braver ; la nature peut ployer et terrasser les faibles, sans doute, plus facilement que les forts, mais si elle est rude, elle est capricieuse parfois ; elle peut coucher un fort jusques dans la fosse libératrice, et elle peut aussi déterminer soudain une hautaine endurance chez ceux que de lourds chagrins ont formés à l’abattement et aux mièvres ennuis. Une grande souffrance peut s’attaquer à une nature puissante et menacer l’édifice mental mais un cœur faible peut offrir dans les mêmes circonstances, une force de résistance sublime…

Plusieurs fois déjà, Paul Duval avait pris la résolution de ne plus chercher à rencontrer les mauvais compagnons qui l’avaient conduit au vice. Et puis, il en avait assez de ces scènes affreuses et dégoûtantes de buvettes ; il en était las… enfin, les lendemains sont si pénibles…

Un matin, dans l’effroyable sensation d’écroulement qui l’abattait, il surgit au cœur du pauvre petit saguenayen un courage soudain et presque surnaturel. Une volonté énergique lui rendit le contrôle complet de ses actes ; il décida de donner à sa vie le tranquille niveau de naguère.

Aussitôt, il se rendit à la maison de commerce qui lui avait donné du travail et il demanda de nouvelles paperasses à copier et à vérifier. On était content de lui et on lui en donna.

Et pendant encore des journées, des soirées et des nuits, il travailla dans sa mansarde où il n’entendait même pas les sourds grondements du vent de novembre maintenant et les tintements de la pluie contre les vitres de son unique fenêtre.