Le Courrier fédéral (p. 179-185).

CHAPITRE XV

L’INVITATION


Le temps était à l’orage… Le tonnerre grondait, les éclairs zébraient les nues, le vent soufflait « grande brise » ; bientôt viendrait la pluie. Le Docteur Stone, assis près de son pupitre, à lire un traité médical, où il était question surtout de cette maladie, très à la mode depuis quelque temps déjà : l’appendicite, le Docteur Stone donc, entendait sa ménagère courir d’une fenêtre à l’autre, d’une porte à l’autre et fermant tout, en prévision de l’orage qui allait fondre sur Smith’s Grove. Hannah avait bien peur du tonnerre et le médecin ne fut pas surpris de la voir arriver dans son bureau, l’air très excité et portant à la main une bouteille à cognac… remplie d’eau bénite.

« M. le Docteur, » dit Hannah, « permettez-moi de jeter de l’eau bénite sur les vitres ; c’est par là que le tonnerre entre dans les maisons, toujours. »

— « C’est bien, Hannah, » répondit le docteur. Si Hannah avait confiance, lui, le docteur, n’y avait aucune objection.

Mais, en passant près du pupitre, Hannah, dans son excitation, se frappa le coude et la bouteille d’eau bénite se vida, presqu’entièrement… dans le cou du Docteur Stone.

« Voilà la pluie ! » s’écria le médecin, en riant d’un bon cœur. — « O Docteur Stone, je vous prie bien de m’excuser ! Je me suis frappée le coude et… » murmura Hannah, toute confuse de l’accident.

— « Me voilà convertie en paratonnerre, Hannah ! » dit le docteur en riant plus fort encore. « Avec cet orage d’eau bénite dans le cou, je pourrais aller de porte en porte, chez ceux qui ont peur du tonnerre ; ils n’auraient rien à craindre… Mais, je vais aller changer de faux-col et aussi de chemise et vous pourrez ainsi continuer vos aspersions, sans crainte de m’inonder de nouveau. »

Le Docteur Stone venait à peine de retourner à son bureau après avoir changé son faux-col et sa chemise, quand il entendit une automobile s’arrêter devant sa porte. La pluie tombait par torrents maintenant et il commençait à tomber de la grêle, « chaque grêlon aussi gros qu’un œuf de dinde, » assurait Hannah.

Le médecin vint jeter un coup d’œil sur la rue et il vit qu’une automobile s’était arrêtée, en effet, à cause de l’orage, sans doute. Il y avait deux messieurs dans l’auto. Vite, le docteur ouvrit sa porte donnant sur la rue et dit : « Entrez, Messieurs, entrez ! Ne restez pas dehors dans cet orage, je vous prie ! »

— « Merci, Monsieur, » dit le plus grand des deux hommes. « Nous acceptons votre invitation avec plaisir. »

À la course, les deux automobilistes, suivis d’un chien lévrier entrèrent dans la maison du Docteur Stone et le docteur les conduisit dans son bureau.

« Quel orage ! » s’écria le plus grand des deux hommes. « Monsieur ! ajouta-t-il, « je me nomme Mirville et je vous présente mon ami M. Andréa. »

— « Ah ! » dit le médecin. « Messieurs Mirville et Andréa, j’ai beaucoup entendu parler de vous par des amis, M. et Mme Reeves-Harris… moi, je suis le Docteur Stone. »

— « Le Docteur Stone ! » dit Mirville. « Votre nom ne m’est pas inconnu… Votre figure non plus, ce me semble… Vous ai-je rencontré déjà en quelque part, Docteur Stone ? »

— « Pas que je sache, M. Mirville. »

— « Je vous ai certainement vu déjà en quelque part, Docteur Stone, » dit Andréa ; « cela, je l’affirme ! »

— « C’est singulier ! » s’exclama le médecin. « Mais, je me souviendrais de vous, Messieurs, si nous nous étions rencontrés déjà, j’en suis sûr… Mme Reeves-Harris… »

— « Ah ! oui, Mme Reeves-Harris ! » s’écria Mirville avec un sourire amusé dans les yeux. « Et le jeune Frank-Lewis, qu’est-il devenu ? »

« Tiens, » se disait le Docteur Stone, « je n’y pensais plus ; M. Mirville est le père de l’Étoile de Frank-Lewis ! »

« Frank-Lewis est à Smith’s Grove, dans le moment… Il va épouser, bientôt, Mlle Edith Browlee, la sténographe de son père. »

— « Vraiment ! » s’écrièrent les deux hommes, en échangeant un regard très amusé. Évidemment, ils avaient eu connaissance de la passion de Frank-Lewis, tous deux.

— « Messieurs, » balbutia le Docteur Stone, soudain, « vous venez de Bowling Green… et je voulais vous demander… »

— « Eh ! bien, demandez, cher Docteur, » répondit Mirville. « Si c’est un renseignement que vous désirez, nous pourrons vous le donner, sans doute. »

— « Il s’agit d’une jeune fille… » dit, en hésitant, le Docteur Stone — il voulait tant savoir ! — « Une jeune fille que je connais et dont je suis sans nouvelles… Elle doit être à Bowling Green, employée… je ne sais où… Son nom… c’est Mlle Lecour… Éliane Lecour…

Mirville et Andréa échangèrent, encore une fois, un regard, que le docteur ne vit pas, d’ailleurs.

« Il n’y a pas de demoiselle Lecour à Bowling Green, Docteur Stone, » répondit Mirville.

— « Ah ! » s’écria le médecin. « Alors, qu’est-elle devenue, mon Dieu ? » ajouta-t-il d’une voix tremblante.

À ce moment, Hannah vint annoncer que le dîner était servi et l’on se rendit à la salle à manger.

Après le dîner, les trois hommes revinrent au bureau du docteur. L’orage s’était apaisé ; mais ni Mirville, ni Andréa n’étaient pressés de partir.

« Combien je regrette, Messieurs, que vous n’ayez pu rencontrer M. Pierre, qui demeure ici, avec moi ! Il est absent pour quelques jours et… »

— « Un de vos amis ? » demanda Mirville.

— « Oui… M. Pierre est assez âgé. Il a été bien malade après… après… Il se dispose à partir pour la France, aussitôt que je le trouverai assez bien pour entreprendre le voyage. »

— « Pour la France ? » demanda Mirville. « Ce M. Pierre est-il français ? »

— « Oui, » répondit le Docteur Stone. « M. Pierre, en attendant son départ, a ouvert un bureau d’agent d’immeubles, ici, à Smith’s Grove. »

— « Agent d’immeubles ?… Tiens, nous aurions besoin de voir un agent d’immeubles sous peu, M. André et moi. Nous désirons acquérir une propriété qui touche à la nôtre et dont le propriétaire demeure à Smith’s Grove… Nous nous en occuperons la semaine prochaine, n’est-ce pas, Andréa ? » — « Mais, oui, Mirville ; pourquoi pas ? M. Pierre nous arrangera bien cette affaire. »

— « Votre propriété s’étend déjà à plusieurs acres, je sais, » dit le Docteur Stone… « Je me souviens de l’impression que je ressentais en voyageant dans l’Amérique du Sud… »

— « Vous avez voyagé dans l’Amérique du Sud ! » s’écria Andréa. « M. Mirville et moi avons voyagé dans l’Amérique du Sud aussi… C’est là peut-être que je vous ai vu, Docteur Stone… car, j’en suis plus convaincu que jamais : votre physionomie ne m’est pas inconnue tout à fait. Le Brésil peut-être ?… »

« Précisément, M. Andréa ; j’ai voyagé dans le Brésil… aussi dans la Guyanne Française. »

La Guyanne Française !… Pas un mot ne passa les lèvres de ces deux hommes, qui avaient tant raison pourtant, de se souvenir de la Guyanne Française… L’évasion sur la corniche… les marais… les bêtes fauves… les alligators…

« Et, pendant que j’étais dans la Guyanne Française, » reprit le médecin, « J’eus le désir de visiter le pénitencier de Cayenne… »

— « Ah ! » dirent, en même temps, Mirville et Andréa.

— « Voyez-vous, » reprit le docteur, « cela m’intéressait… De plus, j’y cherchais quelqu’un… que je n’y ai pas trouvé… Au fond — vous allez être peut-être scandalisés de ce que je vais vous avouer, messieurs ajouta-t-il en souriant, « au fond, les pénitentiaires m’inspirent beaucoup de pitié… Il y a tant d’erreurs judiciaires… et plus d’un expie, à Cayenne quelque crime qu’il n’a pas commis. »

— « Ces sentiments vous honorent, » dit gravement Mirville, « et ils sont loin de nous scandaliser. »

— « Alors, j’ai bien envie de vous raconter un petit incident qui eut lieu à Cayenne, au pénitencier même… »

— « Racontez, Docteur, racontez ! » s’écria Mirville.

— « Comme je passais près d’une cellule, » dit le docteur, « un des prisonniers me demanda, d’une voix qui me fit mal au cœur : « Monsieur, voulez-vous, de grâce, me donner des allumettes ! »

Mirville en Andréa se regardaient… C’est à Cayenne qu’Andréa avait vu le Docteur Stone… C’est le médecin qui lui avait si généreusement jeté cette boîte d’allumettes qui leur avait sauvé la vie dans les marais de la Guyanne Française !…

« Et que fites-vous ? » demanda Mirville au médecin, d’une voix qu’il parvint à rendre presque naturelle.

— « Je lui jetai une boîte d’allumettes, à laquelle je n’avais pas encore puisé… Deux messieurs visitaient le pénitencier en même temps que moi ; mais ils me précédaient, ainsi que le gardien… Ce fut fait en un clin d’œil : je lançai la boîte d’allumettes dans le grillage et le prisonnier la saisit au vol… Je présume, » ajouta le Docteur Stone en riant, « que je me serais senti coupable, du moins, de complicité ensuite, si j’avais appris que le prisonnier avait mis le feu… mais, j’avoue que je n’y pensai pas, tout simplement. »

— « Pourquoi ? »

Cette question venait d’Andréa.

« Pourquoi, M. Andréa ?… Parceque, malgré la livrée qu’il portait, ce prisonnier m’avait inspiré confiance. »

— « Je suis sûr qu’il vous bénira éternellement ce pauvre malheureux ! » dit Mirville, d’une voix tremblante. « Allons, nous ne pouvons abuser plus longtemps de votre hospitalité, Docteur Stone, » ajouta-t-il, en se levant.

— « Certes, vous savez bien que je suis très heureux de vous recevoir chez moi, messieurs, et j’espère que ce n’est pas votre dernière visite ? »

— « Ne nous ferez-vous pas le plaisir de venir à la villa Andréa bientôt, Docteur Stone ? » demanda Mirville.

— « Oui, oui, venez donc nous voir, Docteur ! » ajouta Andréa.

— « Pourquoi pas cette semaine ? » insista Mirville. « C’est aujourd’hui mardi… disons jeudi. Prenez le train de six heures et venez dîner avec nous, jeudi soir… Nous avons rapporté bien des souvenirs de notre voyage dans le Brésil ; vous serez intéressé. »

— « Je vous remercie de votre invitation et je l’accepte avec grand plaisir, Messieurs. »

— « À jeudi, alors !… D’ici là, peut-être pourrons-nous nous renseigner — discrètement, s’entend — sur Mlle Lecour… Venez jeudi, sans faute ! »

— « Ne nous désapointez pas, Docteur Stone ! » ajouta Andréa en tendant la main au médecin.

— « Oh ! il n’y a pas de danger ! » répondit le jeune homme, en souriant. » L’invitation m’honore grandement, croyez-le ! »

— « Je vous téléphonerai jeudi, d’ailleurs, pour vous rappeler votre promesse, » dit Mirville, juste au moment où la limousine les contenant, lui et Andréa, partait, en route pour Bowling Green.