Le Courrier fédéral (p. 175-179).

CHAPITRE XIV

LES TRIBULATIONS DE FRANK-LEWIS


Trois mois se sont écoulés depuis les évènements racontés dans le précédent chapitre. M. Pierre, dont la santé allait toujours s’améliorant, s’était lancé dans les affaires. Dans la rue avoisinant la demeure du Docteur Stone se voyait une jolie maisonnette, que M. Pierre avait converti en bureau et sur une planchette au-dessus de la porte se voyait : « S. Pierre, Agent d’immeubles. » Dès huit heures, chaque matin, un garçonnet ouvrait le bureau et mettait tout à l’ordre ; ce garçonnet est un de nos amis : c’est Paul, l’ex-marmiton. Paul introduisait les pratiques, il faisait les commissions, allait au bureau de poste et à la banque. Bref, l’enfant apprenait la profession de M. Pierre et celui-ci se promettait bien de lui aider quand viendrait le temps. Car Paul, outre ces qualités naturelles et ses aimables dispositions, avait su se rendre cher à M. Pierre et au Docteur Stone ; n’avait-il pas été le seul ami d’Éliane dans la caverne et n’était-ce pas grâce à lui qu’on avait pu quitter cet enfer ?

M. Pierre demeurait chez le Docteur Stone ; Tanguay n’avait pas voulu que son père allât demeurer ailleurs. Bien qu’il fut à peu près guéri, le médecin considérait que M. Pierre avait besoin d’être un peu surveillé. Ainsi, le docteur obligeait l’agent d’immeubles à prendre deux jours de congé par semaine ; il était encore trop excitable et trop nerveux pour supporter un surcroît d’ouvrage.

Paul avait sa chambre au bureau de M. Pierre et il prenait ses repas chez le Docteur Stone. La chambre de Paul, faisant suite au bureau, avait été meublée par M. Pierre et le Docteur Stone ; Paul était, là-dedans, fier et heureux comme un roi.

Daphné était venue en visite à Smith’s Grove et elle en était partie. Vraiment, Mme Reeves-Harris commençait à se désespérer : décidément, le Docteur Stone ne demanderait jamais Daphné en mariage ! L’occasion s’en était plus d’une fois présentée et le médecin n’en avait pas profitée. Ce mariage eut pourtant comblé les désirs de cette bonne Mme Reeves-Harris !… Non, vraiment, elle n’était pas chanceuse ; jamais, non, jamais les choses n’allaient à son goût !… Pauvre Mme Reeves-Harris ! Pour la première fois dans sa vie peut-être, ça allait mal ; elle ne savait à qui s’en prendre…

« Vraiment, Andrew, » dit-elle à son mari, un jour, « on dirait que tu ne t’intéresses nullement à ma nièce Daphné ! »

— « Mais, » répondit M. Reeves-Harris, « au contraire, ma chère. Daphné est une charmante enfant et elle m’intéresse beaucoup. »

— « Cependant, Andrew, tu sembles bien indifférent à ce qui se passe, je trouve… Daphné aime le Docteur Stone, je sais… et lui… Daphné en mourra ! »

— « Ah ! bah ! Daphné n’est pas de cette sorte-là, » répondit M. Reeves-Harris, en riant.

— « Oui c’est cela ! Moque-toi de moi ! Reste indifférent aux souffrances de notre nièce ! » s’écria Mme Reeves-Harris, très en colère. Je sais bien que, si tu t’occupais de…”

— « Halte-là, ma femme ! » cria soudain Andrew Reeves-Harris. « Que veux-tu que je fasse ?… Je ne puis pas obliger Stone d’épouser Daphné, hein ?… Si les choses ne vont pas selon ton goût, il ne faut pas t’en prendre à moi pour cela. »

— « Je dis et affirme, pourtant… » commença Mme Reeves-Harris.

— « Au revoir ; je pars pour mon bureau. »

Ce disant, M. Reeves-Harris saisit son chapeau et sa canne et s’enfuit.

— « Quelles brutes que ces hommes ! » s’exclama cette pauvre Mme Reeves-Harris, en fondant en larmes.

Frank-Lewis Reeves-Harris, lui aussi, était revenu à Smith’s Grove, mais ce pauvre Frank-Lewis avait perdu un peu de sa gaité d’autrefois. Un jour, il arriva chez le Docteur Stone et celui-ci remarqua aussitôt que Frank-Lewis n’avait pas son air accoutumé.

« Êtes-vous malade, Frank-Lewis ? » demanda le Docteur Stone. « Est-ce comme patient que vous venez me voir ? »

— « Non, je ne suis pas malade. Stone, » répondit Frank-Lewis, d’un air assez morose. « J’ai le cœur brisé tout simplement, je crois. »

— « Hein ! » s’écria le médecin. « Le cœur brisé !… Qu’y a-t-il, Frank-Lewis ?… Je n’aime pas vous voir cet air ; dites-moi ce qu’il y a. »

— « Il y a, Stone, » répondit Frank-Lewis, d’un ton dramatique, tout à fait dramatique, « il y a que je suis un ver de terre amoureux d’une étoile. »

— « Ah. bah ! » s’exclama le docteur, en éclatant de rire. Frank-Lewis avait l’air si comique ainsi !… Pauvre Frank-Lewis !… Décidément, ça ne lui allait pas du tout le drame !

— « Vous êtes bien sympathique, Stone ! » s’écria Frank-Lewis, vivement froissé et saisissant son chapeau pour s’en aller. « Si j’avais su que… »

— « Voyons, voyons, mon ami ! » dit le médecin. « Asseyez-vous et causons voulez-vous… Prenez un cigare et… racontez-moi tout… Tâchez de ne pas m’en vouloir, Frank-Lewis ; vous savez bien que je suis votre ami, d’ailleurs… Serait-ce indiscret de vous demander le nom de celle qui… »

— « Son nom, c’est Mlle Mirville… Elle demeure à Bowling Green… Vous avez entendu parler de ces Messieurs Mirville et Andréa qui ont acheté le castel Symson, n’est-ce pas ? »

— « Oui, j’ai entendu parler d’eux… Des millionnaires, dit-on. Mais, j’avais cru… j’étais resté sous l’impression que Messieurs Mirville et Andréa étaient, tous deux, célibataires. »

— « Ils sont célibataires tous deux, en effet, célibataires âgés… Mlle Mirville est la fille de M. Mirville par acte d’adoption seulement… Elle n’en est pas moins sa fille… et l’héritière de ces deux hommes, Mirville et Andréa, qui l’adorent… Et moi, je l’aime… oh ! que je l’aime, Stone !  ! »

— « Il me semble, Frank-Lewis, que vous êtes un parti désirable, pourtant, et Mlle Mirville… »

— « Ah ! voilà ; nous sommes amis, très-bons amis, elle et moi… Même, elle a consenti à m’appeler Frank-Lewis… Mais, voyez-vous. Stone, j’ai essayé de lui dire un jour combien je l’aime et… »

— « Eh ! bien ? »

— « Eh ! bien, elle a… ri… oui ri !… Elle riait d’un si bon cœur que je n’ai pu lui en vouloir… Stone, » s’écria ce pauvre Frank-Lewis, « si vous la connaissiez Mlle Mirville, vous comprendriez peut-être ce que je souffre !… »

— « Croyez-le, mon ami, » dit le Docteur Stone, je sympathise avec vous de tout mon cœur !… Chacun de nous a son fardeau à porter, soyez-en assuré… Moi, Frank-Lewis, je suis sans nouvelle d’une personne qui m’est aussi chère que Mlle Mirville vous est chère… et j’en souffre cruellement… Que voulez-vous, la vie n’est pas belle tous les jours !.. Moi, j’ai ma profession qui me distrait un peu, il est vrai ; tandis que vous, Frank-Lewis… »

— « C’est vrai ; moi, je ne fais rien… Je suis en société avec mon père… « Andrew Reeves-Harris and Co. » et c’est moi qui suis le « Co. » ; cependant, je ne mets pas les pieds dans le bureau une fois par mois… Mlle Mirville m’a demandé, un jour quel était mon emploi… et j’ai eu honte de lui dire que je ne faisais rien. »

— « Alors, Frank-Lewis, turn over a new leaf[1] « il en est temps encore », comme dit la chanson… Si j’étais vous, je commencerais, dès aujourd’hui, à m’initier aux affaires du bureau ; vous finirez par vous y intéresser… et vous oublierez votre grand chagrin… du moins, je l’espère. »

— « Je vais suivre votre conseil, Docteur, » répondit Frank-Lewis en se levant pour partir. « De ce pas, je me rends au bureau… Au revoir, Stone ! Merci de votre conseil ; je le crois bon… et… motus ! » ajouta-t-il, en posant l’index sur ses lèvres.

— « Ne craignez pas d’indiscrétion de ma part, Frank-Lewis ; vous le savez, un médecin est un peu comme un confesseur. »

Frank-Lewis tint parole ; même, le Docteur Stone s’étonnait un peu en voyant son assiduité à l’ouvrage. Chaque jour, le jeune Reeves-Harris allait régulièrement au bureau, sans jamais y manquer.

Le médecin comprit bientôt la raison de cette ardeur au travail, car il rencontra Frank-Lewis en compagnie de la sténographe employée au bureau de Reeves-Harris and Co., et Frank-Lewis était tellement absorbé dans ce qu’il disait à la jeune fille — une orpheline de bonne famille — qu’il ne vit pas le docteur.

« Pauvre Frank-Lewis ! » se disait le Docteur Stone en souriant. « Il s’est vite consolé de ses tribulations ! »

À quelques semaines de là, Frank-Lewis annonça au médecin qu’il allait épouser, dans trois mois, Edith, la sténographe de Reeves-Harris and Co.

« Et Mlle Mirville ? » demanda le Docteur Stone.

— « Ah ! voyez-vous, Stone, Mlle Mirville est une étoile de première grandeur, qui plane trop haut pour que je prétends l’atteindre jamais… Toujours je l’admirerai Mlle Mirville… une admiration respectueuse, vous savez, Stone, dont Edith n’est pas du tout jalouse. »

Et ainsi se terminait le chapitre des tribulations de Frank-Lewis.

  1. « Vire de bord ».