Le Courrier fédéral (p. 185-192).

CHAPITRE XVI

MADEMOISELLE MIRVILLE


Quand le Docteur Stone arriva à Bowling Green, le jeudi, la limousine de la villa Andréa l’attendait à la gare et bientôt, on pénétra dans le magnifique parc de la villa. Le médecin vit aussitôt Messieurs Mirville et Andréa descendre de larges marches en pierre et venir à sa rencontre. Un petit chien blanc, un Poménarien, vint au-devant du docteur, en aboyant et remuant la queue. Le Docteur Stone se pencha pour caresser la jolie petite bête, en murmurant :

« Beau chien ! Beau chien ! Combien tu ressembles à Rayon, le petit chien de mon Éliane ! »

« Soyez le bienvenu, Docteur Stone ! » dirent, en ce moment les voix de Mirville et d’Andréa. « Venez, nous allons vous conduire à la bibliothèque ; c’est là que nous recevons nos meilleurs amis. »

— « Merci, Messieurs, » dit le Docteur Stone. « Oh ! quelle magnifique bibliothèque que la vôtre et quel assortiment de livres ! »

— « Nous ne sommes pas peu fiers de notre bibliothèque, vous savez, Docteur. » dit Mirville en souriant. « Et, voyez donc, à vos pieds… reconnaissez-vous ces peaux ? »

— « Des peaux de jaguars ! » s’écria Tanguay.

À ce moment, un domestique vint apporter des liqueurs et, à peine eurent-ils trempé leurs lèvres dans leurs verres, que la cloche pour le dîner sonna. Une jeune servante alors entra dans la bibliothèque et dit :

« Mlle Mirville désire que vous ne l’attendiez pas, mais que vous vous rendiez dans la salle à manger ; Mlle Mirville va descendre dans quelques instants, dit-elle. »

— « Obéissance aux dames, » dit Mirville en souriant. « Suivez-moi, Docteur Stone ; M. Andréa va fermer la marche. »

Le Docteur Stone n’avait pas été sans se demander comment serait cette demoiselle Mirville, dont Frank-Lewis lui avait parlé… Elle devait être charmante… Mais lui, Tanguay, n’était qu’un pauvre médecin et peut-être Mlle Mirville le traiterait-elle du haut de sa grandeur… Il avait bien hâte de la voir, inutile de le dire et, malgré lui, ses yeux s’attachaient à la porte de la salle à manger, par où elle allait bientôt entrer.

Enfin, la porte fut ouverte par un domestique… Le Docteur Stone vit un pied mignon chaussé de chevreau blanc, perlé de corail… il vit une robe blanche, brodée en corail… il vit…

« Éliane ! Éliane ! » cria le Docteur Stone. Il pâlit et porta une main tremblante à son cœur.

— « Vous allez bien, Docteur Stone ? » demanda timidement Éliane.

— « Éliane ! Éliane ! O ciel, Éliane !… C’est donc à la villa Andréa que vous avez trouvé de l’emploi ?… Messieurs, Messieurs, » ajouta-t-il, en se tournant vers ses hôtes, « vous m’aviez dit que vous ne connaissiez pas de demoiselle Lecour à Bowling Green ! »

— « Docteur Stone, » dit Mirville en s’approchant et saisissant la main d’Éliane, « je vous présente Mlle Éliane Mirville, ma fille adoptive. »

— « Éliane votre fille adoptive ! » s’écria Tanguay. « Ah !… Permettez-moi de vous féliciter, Mlle Mirville, » ajouta-t-il. « Mais… que j’étais loin de me douter… »

Après le dîner, le Docteur Stone suivit Éliane au salon. Ils avaient tant de choses à se dire, ces deux-là… tant de souvenirs à évoquer !…

D’abord, Éliane s’informa tout particulièrement de M. Pierre et les bonnes nouvelles que le docteur lui donna furent accueillies avec joie par la jeune fille. Puis on parla du passé, du séjour dans la caverne, on parla de Lucia et de Castello…

« À propos de M. Castello, Docteur Stone, » dit Éliane, « imaginez-vous que cet homme a osé se présenter ici, mardi, le jour où mon père et M. Andréa sont allés à Smith’s Crove. » — « Comment ! » s’écria le médecin. « M. Castello !… Cet homme est donc revenu en ce pays !… Et il a osé… »

— « Il s’est présenté sans se faire annoncer et sous prétexte d’entendre raconter les derniers moments de Lucia… J’ai peur de cet homme, Docteur, j’ai peur de lui !… Il m’a menacée… »

— « Avez-vous averti votre père et M. Andréa ? »

— « Je n’ai pas osé ; ils seraient si inquiets, tous deux !… Il a juré — M. Castello, je veux dire — que je n’épouserais que lui, que je lui appartenais de droit… »

— « Le misérable ! » s’écria le Docteur Stone. « Croyez-le, Mlle Éliane, avertissez votre père et M. Andréa de ce qui se passe… Cet homme est dangereux, excessivement dangereux. »

— « Je suivrai probablement votre conseil, Docteur, » répondit la jeune fille.

— « Mlle Mirville, » dit Tanguay, « je suis heureux de voir que vous avez trouvé de si bons amis… je veux parler de votre père adoptif et de M. Andréa. »

— « Oui ?… Vous en êtes heureux vraiment ?… J’avais cru que votre surprise n’avait pas été tout à fait agréable… je me serai trompé. »

— « Je suis très égoïste, voyez-vous, Mlle Éliane… et les millions de votre père sont une barrière… infranchissable… pour un simple médecin comme moi. »

— « Vous n’avez pas une très haute opinion de moi, alors, Docteur Stone, si vous croyez que mes sentiments puissent changer si vite… et sans cause. »

— « Éliane ! Éliane ! » s’écria Tanguay. « Je vous aime tellement que je préférerais vous voir pauvre, afin de vous demander de devenir ma femme. Éliane ! Éliane !

— « Et parceque le hazard m’a fait riche, vous… »

— « Éliane ! Oh ! ne vous moquez pas de moi !… Je… »

— « Docteur Stone, » dit Éliane, « il y a longtemps que mon cœur a parlé… Depuis la nuit où ma mère est morte, alors que vous vous étiez montré si doux et tendre pour elle… pour moi… »

— « O Éliane, que Dieu vous bénisse pour ces bonnes paroles !… Mais, M. Mirville ?… Consentira-t-il à… »

— « Consentir à quoi ? » dit, soudain, la voix d’Yves Mirville. « Oui, je consens, Docteur Stone ; je ne pourrais donner ma fille à un homme plus honnête ou meilleur… n’est-ce pas, Andréa ? »

— « Monsieur… » murmura le médecin, qui s’était levé à l’arrivée de Mirville.

Mirville prit la main d’Éliane, qu’il plaça dans celle du Docteur Stone.

— « Aimez-vous, mes enfants, » dit-il.

— « Je ne mérite pas un tel bonheur M. Mirville, » dit Tanguay. « Mais, je vous le promets, Éliane sera heureuse ! »

— « C’est tout ce que nous désirons, mon ami M. Andréa et moi, Docteur et nous sommes sûrs de vous… Maintenant, Éliane, » ajouta-t-il, « pour célébrer dignement les fiançailles, tu devrais bien nous chanter quelque chose de ta composition. »

— « Mlle Éliane compose la musique ! Elle est poète aussi ! Oh ! combien j’aimerais entendre de vos compositions, ma chérie ! » s’écria Tanguay.

— « Chante-nous ce que tu as composé hier soir, Éliane… Tu sais… cette romance à propos des fleurs. »

— « Le sourire des fleurs, » dit Andréa. « Chantez-nous-la Éliane ; nous aimerions tant à l’entendre ! »

— « Mais… c’est que je n’ai pas une voix extraordinaire, vous savez, Docteur Stone ! » s’écria Éliane et je ne… »

— « Pas extraordinaire ! » se récria Andréa. « C’est la plus jolie voix que je connaisse, moi ! »

— « Cher papa Andréa ! » dit Éliane, donnant à ce bon M. Andréa le nom qu’il chérissait tant. « Ne vous faites-vous pas un peu illusion sur ma pauvre voix ?… Mais, peut-être que vous voulez vous moquer de moi, hein ?… Tenez ; voilà pour vous punir ! » Et la charmante enfant posa ses lèvres fraîches sur le front d’Andréa. Des larmes de joie vinrent aux yeux de ce brave homme ; il était facile de voir qu’Éliane était l’idole d’Andréa !

« Éliane, » dit Mirville, « je te l’ai dit, ta voix me rappelle celle de quelqu’un qui n’est plus… et que j’ai beaucoup aimée… Chante, ma chérie. »

— « Bien sûr, père, que je vais chanter ; je voulais seulement vous taquiner un peu, vous et ce méchant M. Andréa. »

— « Le sourire des fleurs », n’est-ce pas, Éliane ? »

— « Avec plaisir, M. Andréa. »

Éliane, après avoir joué un ravissant prélude, chanta, de sa voix calme et pure, ce qui suit :


LE SOURIRE DES FLEURS

Sur un rosier se penche
Une charmante enfant ;
De sa menotte blanche
Une rose cueillant…
Soudain, le gai soleil projette
Ses rayons, ses ardeurs ;
Vous dûtes alors, o fillette,
Voir sourire les fleurs.

II

La jeune fiancée
Sur le rosier fleuri,
À son tour, s’est penchée,
Pensant à son ami…
Or, soudain, le doux soleil brille,
Prodiguant ses ardeurs ;
Vous dûtes alors, jeune fille,
Voir sourire les fleurs

III

Quand, de ta main tremblante,
Vieillard, tu veux glaner
La rose éblouissante
Croissant sur ce rosier,
Le soleil, dans sa complaisance,
Projette ses ardeurs ;
Et tu dois alors, je le pense,
Voir sourire les fleurs.

Quel succès eut Éliane ! Les trois hommes avaient des larmes dans les yeux. Tanguay, le visage pâli, le coude appuyé sur le piano, pleurait franchement. O ciel ! O ciel !… Son Éliane ! Sa bien-aimée !

« Ne vous levez pas maintenant, ma bien-aimée ! » supplia Tanguay d’une voix tremblante. Sûrement, vous allez chanter autre chose… Voyez, » ajouta-t-il, en regardant l’heure à sa montre, « il faut que je parte dans un petit quart d’heure et… »

— « Pourquoi n’attendez-vous pas à demain pour retourner à Smith’s Grove, Docteur ? » dit Mirville. « Nous vous ferons mener en automobile. »

— « Je regrette de ne pouvoir accepter cette offre si tentante, » dit le médecin ; « mais je ne le puis… Éliane, voulez-vous chanter autre chose, ma chérie ? »

— « Je chanterai bien une petite berceuse, si cela peut vous être agréable, » répondit la jeune fille. « Cette berceuse, c’est ma mère qui l’a composée, paroles et mélodie… J’en ai fait la musique… en souvenir de ma bien-aimée maman… Docteur Stone, comme vous avez connu ma mère, la petite berceuse qu’elle a composée vous intéressera, sans doute ? »

— « Assurément, oui ! Pauvre Mme Lecour ! »

— « Nous serons tous intéressés, Éliane, mon enfant ! » assura Mirville.

— « C’est bien alors, mon père… Voici la petite berceuse ; elle est intitulée : « Dors, mon enfant. »

Après avoir joué la ritournelle de cette berceuse, qu’elle avait chantée dans la caverne, certain soir — on s’en souvient — Éliane chanta :

En regardant tes lèvres roses,
Ton front charmant,
Lorsque, dans mes bras, tu reposes
Si doucement,
Mon cœur s’inonde de… »

Mais la berceuse fut interrompue brusquement.

« Éliane ! Docteur Stone ! » cria la voix d’Andréa. « Venez ! Venez vite ! M. Mirville… »

Éliane et Tanguay accoururent à l’appel d’Andréa… Yves Mirville, la tête rejetée en arrière, la bouche entr’ouverte, s’était affaissé sur un canapé ; des plaintes inarticulées s’échappaient de ses lèvres pâlies…

Yves Mirville avait perdu connaissance.