Le Courrier fédéral (p. 88-93).

CHAPITRE XIX

LE MENSONGE DE CASTELLO


Comment les choses s’étaient-elles passées dans la caverne et comment se faisait-il qu’Éliane demeurait encore là, quoiqu’il y eut plus de six mois que sa mère était morte, la laissant, pour ainsi dire, sans protection ?… Éliane était-elle vraiment prisonnière ?

Oui, Éliane était prisonnière dans la Caverne. Sans doute, Castello n’avait jamais défendu à Éliane de sortir, mais Lucia ne la quittait pas d’une semelle ; partout où allait Éliane, Lucia la suivait comme son ombre. Éliane s’était objectée à cette surveillance, tout d’abord ; mais Castello lui avait dit qu’il était préférable qu’elle ne sortit jamais seule, parcequ’elle était restée faible depuis sa terrible maladie. D’ailleurs, la jeune fille ne connaissait pas les alentours ; elle risquait de s’égarer ou de faire quelque rencontre désagréable, dangereuse même, si elle sortait seule.

Le jour où Éliane avait pu quitter sa chambre pour la première fois, Castello l’avait fait prier de dîner avec lui. Éliane ne crut pas devoir refuser ; M. Castello avait été si admirable de générosité et de bonté qu’elle serait heureuse d’avoir l’occasion de lui dire combien elle lui était reconnaissante.

À l’heure du dîner, Lucia vint chercher Éliane et la conduisit à la salle à manger, pièce luxueuse, où Castello l’attendait en feuilletant un journal.

« Quel bonheur de vous savoir complètement revenue à la santé, Mlle  Lecour ! » dit Castello, en apercevant la jeune fille.

— « Merci, M. Castello, » répondit Éliane. « La santé est un grand bienfait et je l’apprécie certainement. »

Castello conduisit Éliane à table, la plaçant vis-à-vis lui et elle ne fut pas peu surprise de voir Lucia prendre place à table entre elle et Castello. Qui était cette femme ?… Éliane n’aimait pas beaucoup Lucia ; il y avait quelque chose de faux dans son regard… d’ailleurs, elle avait toujours l’air de surveiller la jeune fille, comme si elle obéissait à un ordre reçu.

Pendant le dîner, servi par Goliath et Samson, on causa peu ; mais au dessert, Castello fit un signe aux domestiques et ceux-ci se retirèrent.

« M. Castello, » dit Éliane, « je n’ai pas eu l’occasion encore de vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour ma pauvre chère maman et pour moi… Je… »

— « N’en parlons pas, Mlle  Lecour… Hélas ! votre pauvre maman, rien n’a pu la sauver… »

— « Mais elle est morte au milieu de soins et de confort et pour cela, je vous serai reconnaissante toute ma vie… Maintenant M. Castello, si vous vouliez mettre le comble à vos bontés en m’aidant à trouver un emploi à Smith’s Grove… ou ailleurs… Il me faut gagner ma vie… Peut-être pourriez-vous… »

— « Mais, Mlle  Lecour, » s’écria Castello, affectant un grand étonnement, « ne savez-vous pas que votre avenir a été décidé, en quelque sorte, entre votre mère et moi ? »

— « Mon avenir décidé ? » murmura Éliane. » Je ne comprends pas bien… »

— « Voici, Mlle Lecour : vous vous souvenez que, la veille de sa mort, Mme Lecour m’a fait venir auprès d’elle et qu’elle m’a entretenu assez longtemps ? »

— « Oui, je m’en souvienne. Mais j’ai supposé qu’elle avait voulu vous remercier de votre grande bonté. »

— « Certes, Mme Lecour a parlé du service que je lui avais rendu ; mais elle m’a parlé surtout de vous, Mlle Éliane… Votre avenir l’inquiétait… et elle m’a demandé si je pourrais vous trouver un emploi quelconque ici. »

— « Ici ! Dans cette caverne ! Impossible ! » cria Éliane.

— « Pourquoi est-ce impossible ?… Quant à gagner votre vie, il me semble que… Voici : j’ai besoin d’une jeune fille capable, instruite et intelligente pour mettre ordre à ma bibliothèque, qui est considérable… Il y a un catalogue à préparer aussi. Si vous acceptez cette position je vous donnerai un bon salaire et je crois que vous vous plairez ici. »

— « Impossible ! » répéta Éliane. « D’ailleurs, M. Castello… »

— « Comme vous voudrez, naturellement, » répondit Castello assez froidement. « C’est le dernier désir exprimé par votre mère, Mlle Lecour ; mais, si vous préférez passer outre, cela vous regarde. »

— « Ma mère désirait que j’accepte cette position ici, dans cette caverne !… Vous le jurez, M. Castello ? »

— « Je le jure, Mlle Lecour ! »

— « Alors, j’accepte avec reconnaissance, M. Castello… Quand me mettrai-je à l’ouvrage ? »

— « Dès demain, si vous le désirez, » répondit Castello, essayant de dissimuler la satisfaction qu’il éprouvait en constatant le facile succès de son mensonge.

Car, vous le pensez bien, Castello mentait effrontément en disant que Mme Lecour avait exprimé le désir qu’Éliane acceptât un emploi dans la caverne ! Mais, que faisait à Castello un mensonge de plus ou de moins ?

« Si cela vous plaît, Mlle Lecour, nous allons nous rendre à la bibliothèque. Vous verrez que je ne vous ai pas trompée et que ce n’est pas une sinécure que je vous offre. C’est un vrai pêle-mêle que ma bibliothèque, » ajouta Castello, en riant.

Éliane s’installa donc définitivement dans la caverne, croyant ainsi se rendre au dernier désir de sa mère. Tout alla bien pendant un certain temps. Lucia était toujours présente et, au fond, Éliane était contente de la protection que lui assurait la présence continuelle de cette femme. Car la jeune fille ne fut pas lente à s’apercevoir que Castello était devenu par trop empressée auprès d’elle : chaque jour, c’était des fleurs fraîches cueillies, un livre nouveau ou une bonbonnière que Castello faisait déposer dans la chambre d’Éliane, ou dans la bibliothèque ; de plus, il avait une manière de la regarder qui ne plaisait guère à la jeune fille. Oui, décidément, Lucia était la seule protectrice d’Éliane dans cette grotte, car elle était la seule femme qui y demeurât. Outre Castello, Goliath et Samson, il y avait un chef de cuisine et deux petits marmitons ; c’était là tout le personnel de la caverne.

Éliane avait commencé son travail à la bibliothèque. Ce ne serait pas une sinécure, en effet ; il y avait là de l’ouvrage pour longtemps. Jamais elle n’avait vu un si magnifique assortiment de livres, de bouquins précieux, d’éditions épuisées et qui devaient être hors de prix. Mais, comme l’avait dit Castello, quel pêle-mêle et quel travail à faire avant d’avoir rangé tous ces livres et ces éditions en ordre dans leurs cases ! Certes, ce travail plaisait à la jeune fille, qui avait une véritable passion pour les livres ; ce serait une occupation intéressante, dont elle se réjouissait d’avance.

Il y avait déjà huit jours qu’Éliane était devenue la bibliothécaire de Castello, quand, un soir, après le dîner, celui-ci lui demanda :

« Vous êtes musicienne, sans doute, Mlle  Lecour ? »

— « Je ne prétends nullement être musicienne, M. Castello, » répondit Éliane, en souriant. « J’improvise un peu, pour m’amuser ; voilà tout. »

— « Voilà tout, dites-vous ! Mais, c’est beaucoup, ce me semble ! Combien j’aimerais à vous entendre ! »

Instinctivement, Éliane jeta les yeux sur ses vêtements de deuil, ce que voyant, Castello reprit :

« Croyez-le, Mlle  Lecour, votre mère eut désiré que vous ne négligiez pas ce talent musical, puisque vous en êtes douée. Rendons-nous au salon, voulez-vous ? Il y a là un instrument qui est bon, je crois. »

— « Comme vous voudrez, » répondit Éliane.

— « Vous vous rappelez du salon, n’est-ce pas Mlle  Lecour ? » dit Castello. « C’est là que vous m’êtes, par deux fois, apparue. »

Castello offrit son bras à Éliane qui, toujours accompagnée de Lucia, pénétra dans le salon.

Tout d’abord, le salon parut un peu sombre, contrastant avec la salle à manger, si vivement éclairée, parceque seuls, les poêles électriques étaient allumée ; mais bientôt la pièce fut inondée de flots lumineux.

On se souvient de ce salon, où, comme l’avait dit Castello, Éliane lui était apparue deux fois, au sommet du rocher formant un mur incomplet entre les deux parties de la caverne : celle qui était habitée et celle qui ne l’était pas ?

Tout à coup, Éliane porta la main à son cœur et une exclamation de surprise s’échappa de ses lèvres… C’est que, au sommet du rocher où elle était apparue à Castello deux fois, était un ange, les ailes étendues… Un ange en marbre blanc… un ange grand comme Éliane, dont les traits avaient beaucoup de ressemblance avec ceux de la jeune fille.

« Oh ! » s’écria Éliane, les yeux fixés sur la statue.

« C’est l’Ange de la Caverne, Mlle  Lecour, » dit Castello, d’une voix tremblante. « Qu’en pensez-vous ? »

— « Mais… » murmura Éliane, ne sachant vraiment que répondre.

— « C’est ainsi que vous m’êtes apparue, par deux fois, au sommet de ce mur, » murmura, à son tour, Castello. « Voyez les mains de l’Ange cramponnées aux portières… Oui, c’est bien cela !… N’est-il pas magnifique l’Ange de la Caverne, Mlle Éliane ? »

— « Magnifique, en effet ; c’est un véritable chef-d’œuvre… Mais… pourquoi avez-vous… »

À ce moment, on frappa à la porte du salon et Goliath entra, demandant à Castello la permission de l’entretenir en particulier. Castello s’excusa et il sortit, laissant Éliane seule avec Lucia.

Lucia s’étendit sur un canapé, elle ouvrit un livre et se mit à lire. Éliane jeta un coup d’œil sur le mur servant de piédestal à l’Ange de la Caverne et elle vit que Castello avait pris d’infinies précautions pour la retenir captive dans la grotte… Car, le mur, surmonté de la statue, qui, autrefois était muni de marches naturelles, était lisse comme une glace… Les échelons avaient disparu… maintenant, escalader ce rocher serait chose impossible…

Oui, Éliane le comprit tout à coup : elle était prisonnière dans la caverne !