Le Courrier fédéral (p. 83-88).

CHAPITRE XVIII

UNE IDYLLE INTERROMPUE


Six mois se sont écoulés depuis cette nuit où le Docteur Stone s’était trouvé en face de l’apparition de Green Valley… Cette jeune fille, qui le suppliait, en pleurant, de sauver sa mère, c’était celle que lui était apparue un instant, il y avait quelques jours à peine, celle à qui il pensait si souvent depuis, trop souvent pour son repos.

Et où la trouvait-il cette jeune fille ?… Dans une caverne où l’on vivait hors la loi !… Cette jeune fille dans ce repaire, n’était-ce pas la perle dans un bourbier ?…

Mme Lecour était morte cette nuit même ou le Docteur Stone avait été appelé auprès d’elle. Le docteur était présent quand elle rendit le dernier soupir :

« Éliane ! » s’était écrié la moribonde, puis elle était retombée sur son oreiller… morte.

Éliane semblait, tout d’abord, ne pouvoir se rendre compte de son malheur. Quand elle comprit enfin que sa mère venait de la quitter pour toujours, son désespoir fut si grand qu’elle en perdit connaissance. Vite, le Docteur Stone, aidé de Lucia, transporta Éliane dans une chambre voisine — aussi somptueuse que l’autre — car il ne fallait pas qu’elle se trouvât en présence de la dépouille de sa mère quand elle ouvrirait les yeux.

Mais, bien des jours s’écoulèrent avant qu’Éliane reprit connaissance. Une congestion cérébrale faillit l’emporter, à son tour. Chaque soir, à onze heures sonnant, Goliath arrivait, en automobile, à la résidence du Docteur Stone, et celui-ci partait pour la caverne, où il trouvait la jeune fille, toujours dans le même état.

Ce n’est que la neuvième nuit qu’Éliane reprit connaissance ; le Docteur Stone était auprès d’elle quand elle ouvrit les yeux. Elle sembla, tout d’abord, surprise de son entourage ; mais, bientôt, la lumière se fit dans son cerveau :

« Ma mère ! » s’écria-t-elle, puis elle fondit en larmes.

Le médecin la laissa pleurer ; ces larmes la sauveraient, il le savait.

« Pauvre Mlle Éliane ! » murmura le Docteur Stone, en posant sa main sur le front brûlant de la jeune fille.

Ses larmes la soulagèrent, en effet, car, bientôt, le médecin put constater que la fièvre diminuait.

« Je suis encore dans la caverne ? » demanda Éliane au Docteur Stone.

— « Oui, Mlle Éliane, vous êtes dans la caverne… Je pensais que vous apparteniez ici ? »

— « Oh ! non, » répondit Éliane. « M. Castello a généreusement offert l’hospitalité à ma pauvre mère mourante. »

— « Castello ! » s’écria le médecin.

— « C’est ici la demeure de M. Castello, » répondit Éliane. « Est-ce que vous le connaissez ? »

— « Il me semble avoir déjà entendu ce nom ; mais je ne me souviens pas en quelle circonstance… Ainsi, chère Mlle Éliane, vous ne savez pas que cette caverne… »

« Ah ! cela va mieux, à ce que je vois ! » dit, tout à coup la voix de Lucia.

Lucia avait-elle entendu la conversation entre Éliane et le Docteur Stone ?… Probablement. Elle était arrivée juste à point pour empêcher le médecin de révéler à la jeune fille ce qu’il savait… ce qu’il soupçonnait, du moins, concernant la mystérieuse caverne.

« Oui, cela va mieux, » répondit le médecin à Lucia. « Mais Mlle Éliane n’est pas encore hors de danger et… »

— « Oh ! Mlle Lecour ne manquera pas de soins, Docteur croyez-le et j’espère qu’elle sera bientôt convalescente… Nous l’espérons tous. »

— « Voici des prescriptions que vous devez faire remplir, sans retard… Je reviendrai demain soir… Au revoir et bon courage, Mlle Lecour ! » ajouta-t-il, en tendant la main à Éliane.

Éliane posa sa main dans celle du docteur et il la pressa doucement. Leurs yeux, à tous deux se rencontrèrent ; ils s’aimaient déjà, ces deux-là !

Le lendemain soir, à onze heures, l’automobile s’arrêta à la porte de la résidence du Docteur Stone, Goliath en descendit et vint frapper à la porte ; le docteur s’empressa d’ouvrir et dit à Goliath.

« Je suis prêt à partir. »

— « On m’a chargé de vous remettre ceci, M. le Docteur, » dit Goliath, en remettant un petit paquet au Docteur Stone.

Le médecin ouvrit le paquet et y trouva une liasse de billets de banque.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda-t-il à Goliath.

— « La jeune demoiselle va mieux, beaucoup mieux, M. le Docteur. M. Castello dit qu’elle peut se passer de vos soins professionnels, dorénavant… Veuillez me donner un reçu, » ajouta Goliath en désignant les billets de banque.

Le Docteur Stone sentit le rouge de la colère lui monter au visage. Ainsi, la bonne Lucia avait tout raconté à ce Castello et on lui signifiait son congé, à lui, le Docteur Stone !

« Mais, » se disait-il, « je la reverrai ! Oui, je la reverrai et je lui dirai dans quel… »

— « Le reçu, monsieur ? » demanda Goliath.

Le Docteur Stone fit un reçu pour la somme — assez considérable — qu’on venait de lui envoyer, et il le remit à Goliath.

« M. le Docteur, » dit Goliath, « M. Castello désire que je vous rappelle votre promesse de ne rien révéler de ce qui… »

— « N’ayez aucune crainte, » répondit le médecin, « je ne révélerai rien. »

« Mais, » pensait-il, « je sais à peu près où se trouve cette caverne… je sais ce qu’il me reste à faire… et je le ferai… Il faut que je la revoie, il le faut !! »

La revoir !… La chose n’était pas aussi facile qu’il l’avait jugée au premier abord. Le temps passait et, en vain le Docteur Stone se dirigeait-il dans les environs de l’entrée de la caverne, il ne parvenait pas à apercevoir la jeune fille.

Il y avait déjà près de trois mois que le Docteur Stone avait reçu son congé de Castello, quand, un jour où il venait de visiter ses malades, il vit Éliane enfin… Elle marchait lentement ; mais elle n’était pas seule : Lucia l’accompagnait. Comme si la jeune fille eut eu le pressentiment que le médecin était là, elle tourna la tête de son côté deux ou trois fois. Le docteur enleva son chapeau et salua la jeune fille ; mais bientôt, celle-ci disparut à un tournant de la route, toujours accompagnée de Lucia.

Éliane était-elle prisonnière dans la caverne ?… Le Docteur Stone se dit que c’en avait bien l’air, puisqu’il était évident qu’on ne la laissait pas sortir sans escorte. Et ses soupçons se changèrent en certitude quand, à quelques semaines de là, il aperçut, encore une fois, Éliane, accompagnée de Lucia… Éliane était bien changée ; elle avait, aussi, beaucoup maigri.

« Serait-elle véritablement prisonnière dans ce repaire de bandits ? » se demanda le Docteur Stone. « Comment faire pour l’en délivrer ?… »

« Bamboula, » dit-il au petit nègre, « as-tu reconnu cette jeune fille, tout à l’heure ? »

— « Oui, massa, Bamboula a reconnu li pour avoir vu li dans le Green Valley déjà. »

— « Je sais que je puis avoir confiance en toi, Bamboula ; je sais aussi, que tu es intelligent… Cette jeune fille… si j’ai besoin que tu m’aides à la secourir, tu seras prêt à m’aider ? »

— « Oui, oui, massa, oh ! oui !! »

— « C’est bien, Bamboula, j’aurai peut-être besoin de toi sous peu. »

Qu’espérait le Docteur Stone ?… Pénétrer dans la caverne ?… La chose était impossible ; le gouffre qui en défendait l’entrée était infranchissable sans le pont-levis. D’ailleurs, quand il se serait risqué à franchir le gouffre sur un pont improvisé, il avait vu les précautions qu’on prenait avant d’admettre qui que ce fut dans la grotte… Mais, sûrement, Dieu ne permettrait pas qu’on retint prisonnière cette honnête et pure jeune fille !… Si, au moins, il pouvait s’approcher d’Éliane et lui adresser la parole… mais Lucia était toujours là ; sa présence défiant toute approche.

Il y a cependant un dieu pour les cœurs vraiment épris : plus d’un mois après que le Docteur Stone eut aperçu Éliane pour la deuxième fois, il la revit encore… toujours en compagnie de Lucia. La jeune fille entendit sans doute le bruit de la voiture du docteur, car elle tourna la tête. Le médecin allait se décider à descendre de voiture et à s’approcher d’Éliane, malgré la présence de Lucia, quand il la vit tourner, encore une fois, la tête, puis laisser tomber par terre un bout de papier. Heureusement, le temps était à l’orage, et Lucia avait hâte de retourner à la caverne ; elle n’eut donc connaissance de rien.

Vite, le Docteur Stone descendit de voiture et saisit le papier, sur lequel il y avait quelques lignes écrites. Remontant en voiture, il lut le billet que lui avait écrit Éliane ; il était ainsi conçu :

Docteur T. Stone,
Smith’s Grove,
Kentucky.
On me retient prisonnière dans la caverne. Je ne puis sortir sans être accompagnée, comme vous avez dû vous en apercevoir, sans doute. M. Castello m’effraie par son trop grand empressement auprès de moi ; je suis dans un si grand danger que je ne sais que devenir. Si vous le pouvez, aidez-moi !… Je sais parmi quelle sorte de gens je suis ; que vais-je devenir si vous ne me venez en aide ?…
Il y a une autre entrée à la caverne, du côté opposé à la grande entrée, je crois ; fasse Dieu que vous puissiez la découvrir et venir à mon secours !
Éliane Lecour. »