Le Courrier fédéral (p. 78-83).

CHAPITRE XVII

LE SECRET D’ANDRÉA.


Yves Mirville et Andréa, quand ils comparaient leur situation présente à celle du passé, si peu lointain, se considéraient heureux. Possédant un cheval et un confortable chariot, cheminant sur la grande route, bien approvisionnés, avant des armes défensives et offensives… Ce n’était plus le cheminement à travers les marais de la Guyane Française, le terrain ne se dérobait plus sous leurs pas, ils ne couraient plus le risque d’être dévorés vivants ou d’être abattus soudainement par les fièvres.

Andréa avait eu la main heureuse quand il avait acheté « Vol-au-Vent. » La bonne bête, vigoureuse et forte, allait son petit train, bien cadencé. On ne la maltraitait pas, croyez-le ; si Vol-au-Vent s’arrêtait parfois pour brouter de l’herbe trop tentante, on la laissait faire un peu, puis un : « Marche, Vol-au-Vent ! » d’Andréa l’encourageait à reprendre son bon train de route.

Le chariot était confortable, et quand le temps était mauvais, Yves et Andréa prenaient leurs repas dans leur « roulotte » comme ils appelaient leur chariot. Deux bancs fixes servaient de lits quand les évadés préféraient coucher sous bois ; mais, assez souvent, ils passaient la nuit dans une auberge, sur un bon lit. Car Yves et Andrea, sans être fortunés, n’étaient pas totalement dépourvus d’argent. Le soir de leur départ de la maison du passeur. Andréa avait remis à Yves une liasse de billets de banque.

« Qu’est-ce que cet argent » demanda Yves, étonné.

— « C’est la moitié du prix de la troisième peau de jaguar, » répondit Andréa. « Je garde l’autre moitié… Nous sommes riches, » ajouta-t-il, en riant.

— « Ah ! ces peaux de jaguars nous ont rendu bien des services ! » s’écria Yves. « Moi qui étais contre l’idée de nous en charger ! »

Tristan suivait la roulotte, excepté quand la chaleur était trop grande ; alors, il savait bien sauter dans le chariot et se faire traîner par Vol-au-Vent, qui n’avait pas l’air de s’apercevoir de ce surcroît de fardeau d’ailleurs.

Il y avait six jours qu’Yves et Andréa cheminaient sur la route conduisant à Macapa et Yves se disait que dussent-ils éternellement mener cette vie de saltimbanque, il ne s’en plaindrait pas. Le soir du sixième jour, au lieu de descendre à l’auberge, ils préférèrent camper non loin d’un village. Près des villages, les fauves étaient moins à craindre, et, le temps étant splendide, la lune brillant dans tout son éclat, on serait mieux en plein air qu’enfermé dans une chambre d’auberge pour passer la nuit.

« Andréa, » demanda Yves, « quand arriverons-nous à Macapa ? »

— « D’abord. Mirville, » répondit Andréa, « je dois vous dire que nous n’allons pas à Macapa. Qu’irions-nous y faire d’ailleurs ? »

— « Mais, Andréa, n’avez-vous pas dit au passeur… »

— « Je sais ! Je sais, Mirville : Nous nous arrêterons à une vingtaine de milles de Macapa… J’ai un secret à vous confier, Mirville, » ajouta Andréa, « un projet dont je vais vous faire part… s’il vous agrée, tant mieux ! »

« Qu’est-ce ? » demanda Yves. « Mais soyez assuré d’avance que votre proposition m’ira… Vous le pensez bien, Andréa, je me demande cent fois par jour ce que je serais devenu sans vous… vous avez pris l’initiative de notre évasion et de tout ; d’avance j’approuve vos projets quels qu’ils soient… Qu’est-ce que ce grand secret que vous allez me confier ? »

— « Tout d’abord, je dois vous dire, mon ami, que je ne cours aucun danger au Brésil. Personne ne sait rien de mon incarcération à Cayenne, personne… Quand je suis parti pour la France, j’ai changé mon nom et je puis reprendre possession de mes biens, en ce pays-ci, sans craindre quoi que ce soit… Or, je suis possesseur d’un terrain et d’une maison, à vingt milles à peu près de Macapa et… »

— « Vraiment » s’écria Yves. « Alors nous allons vivre sur votre propriété, cultiver la terre… »

— « Cultiver la terre ? Oui… Mais pas de la manière que vous croyez… Car, voici mon secret, Mirville : ce terrain qui m’appartient est aurifère. »

— « Aurifère !… Mais, alors, pourquoi l’aviez-vous abandonné votre terrain, Andréa ? »

— « Ça vous semble singulier, je sais ; mais je ne pouvais exploiter seul ce terrain et je n’avais pas les moyens de m’engager de l’aide… Nous allons donc devenir mineurs, vous et moi, Mirville et… je crois… je n’en suis pas sûr, mais je crois qu’il y a beaucoup d’or sur cet emplacement de quelques arpents qui m’appartient. »

Yves ne revenait pas de sa surprise… Andréa propriétaire d’une mine d’or !

« À quelle distance sommes-nous de votre propriété, Andréa ? » demanda-t-il.

— « À environ deux jours. La maison est à deux étages et fort confortable… Sans doute, il y aura des réparations à y faire mais je les ferai… Il y a un vaste hangar qui servira d’abri à Vol-au-Vent et à notre « roulotte »… Vous verrez, vous verrez, Mirville !… Nous pourrons nous installer très confortablement pour le temps que nous serons sur ma propriété… Et nous y resterons jusqu’à ce que nous ayons épuisé tout l’or qui s’y trouve… Ensuite… eh ! bien, nous réaliserons tous les projets que nous aurons formés, car nous serons assez riches pour cela. »

Deux jours plus tard à neuf heures du matin, on arriva sur la propriété d’Andréa, qu’entourait une clôture en perches à peine équarries. Non loin de la maison il y avait, en effet, un vaste hangar, en arrière duquel coulait un petit rio. Il y avait aussi une cabane dans laquelle devaient être des instruments de mineurs, tels que pioches, pelles, pics etc. Le tout était à l’ordre ; rien n’avait été touché depuis qu’Andréa était parti.

Aux alentours de la propriété d’Andréa, on apercevait quelques fermes. Ces fermes étaient assez rapprochées pour ne pas se sentir complètement isolés ; mais assez éloignées pour ne pas avoir à craindre de visites importunes ou indiscrètes.

« Nous voici chez-nous, Mirville ! » dit joyeusement Andréa quand ils eurent mis le pied sur le terrain lui appartenant.

— « Quel bonheur ! » s’écria Yves.

— « Jusqu’à Vol-au-Vent et Tristan qui semblent comprendre qu’ils ont fini d’errer à l’aventure ! » Vol-au-Vent piaffait en hennissant, tandis que Tristan renifflait le sol en frétillant de la queue.

Quand on eut remisé le cheval, on pénétra dans la maison. Andréa dut faire sauter la serrure de la porte d’entrée, mais il avait prévu le cas et il s’était procuré une serrure neuve qui serait vissée en place ce soir même.

La première chose à faire, c’était d’ouvrir largement portes et fenêtres, puis de faire un grand feu afin d’aérer parfaitement chaque pièce de la maison. Ensuite, tout fut porté dehors au grand soleil : meubles, lits, linge de maison, couvertures, et batterie de cuisine.

Après avoir dîné, Yves et Andréa commencèrent le grand nettoyage de la maison, ne ménageant ni l’eau, ni le savon, ni la brosse. Bientôt, les vitres brillaient comme des diamants et les planchers étaient propres « à manger dessus. » Ce n’est que le soir que meubles, lits, linge, couvertures et batterie de cuisine furent remis en place. Grâce au feu qu’on avait entretenu la plus grande partie de la journée, les planchers étaient secs. Partout on posa des moustiquaires, aux portes et aux fenêtres. Après le souper, Yves et Andréa s’installèrent dans la grande salle d’entrée et ils causèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit…

Ils étaient chez eux ! !… Ces pauvres malheureux, combien ils avaient souffert physiquement et moralement !… Quel bonheur de se dire enfin qu’ils étaient rois et maîtres sur ces quelques arpents de terre où ils ne seraient sans doute pas inquiétés !… Demain, ils se mettraient à l’œuvre et si le sort leur était favorable, ils prendraient leur place, un jour, parmi les fortunés de ce monde.

Ces deux hommes… L’un d’eux, on le sait, n’était pas coupable : Yves Courcel n’avait jamais commis les crimes pour lesquels il avait été envoyé à Cayenne… Quant à Andréa, pourquoi avait-il été condamné au pénitencier ?… Cela fut toujours un mystère pour Yves Courcel — ou Mirville, si on le préfère — Sans doute, Andréa s’était rendu coupable de quelque forfait, puisqu’on l’avait condamné… Les erreurs judiciaires ne sont pas très-rares, il est vrai ; mais ces sortes d’erreurs ne se commettent pas tous les jours… Qu’importait le crime d’Andréa d’ailleurs ; ce crime, il l’avait sûrement expié pendant ces deux années qu’il venait de passer à Cayenne… Andréa n’avait-il pas prouvé « de quel bois il se chauffait » lors du cheminement dans les marais de la Guyane Française ?… Son cœur n’était-il pas à la bonne place ?… Bon, généreux, serviable ; Andréa, s’il avait péché, avait aussi expié… Pas un honnête homme qui se contaminerait à lui presser la main…

Yves aimait Andréa comme un frère ; il se disait qu’ils ne se sépareraient jamais. Yves aurait confié sa fille, son Éliane, à Andréa ; il lui aurait confié sa fortune aussi, s’il en avait possédé une… Andréa était un honnête homme, quoiqu’il fût un évadé de Cayenne !… Parce qu’il avait commis un forfait et avait été découvert, il n’était pas plus coupable que celui qui, ayant commis le même forfait, n’est jamais découvert… Que de crimes impunis en ce monde !…

Donc, que celui qui n’a jamais péché jette à Andréa la première pierre !