Le Courrier fédéral (p. 75-78).

CHAPITRE XVI

LE DÉPART


Yves et Andrea furent trois semaines chez le vieux passeur. Ils se rendaient utiles aussi bien au magasin que sur le rio, et cette bonne Mme Duponth avait le cœur gros quand elle pensait qu’ils allaient partir bientôt. En effet, Yves et Andréa étaient à l’avant-veille de leur départ. Le passeur avait repris son métier, la veille. Après le souper, on s’assembla dans la salle et l’on causa. « De quel côté vous dirigez-vous, mes amis ? » demanda le passeur à Yves et Andrea.

Yves regarda Andréa. En effet, où iraient-ils ?… Yves n’en savait rien ; il avait laissé la direction de leurs affaires à Andréa. La réponse de celui-ci ne se fit pas attendre.

« Nous prendrons la direction du sud ; nous irons à Macapa, » répondit-il.

— À Macapa ! » s’écria M. Duponth. « C’est bien loin d’ici ! Ferez-vous route à pied ? »

— « Une longue route à pied ne nous effraie guère, » répondit Yves en riant.

Ces braves gens étaient loin de se douter de la route que les évadés de Cayenne avait parcourue, à travers les marécages de la Guyane Française du moins c’est ce que pensèrent Yves et Andréa — Sur un terrain solide, ils ne regarderaient certainement pas à marcher pendant des lieues et des lieues.

« Vous êtes pêcheurs à la ligne, » reprit le passeur. « Je vous avertis que vous ne rencontrerez que peu de cours d’eau d’ici à Macapa. »

— « Oui, je sais, » répondit Andréa. « Notre intention est de nous engager pour la récolte du caoutchouc. »

Tout cela, c’était du nouveau pour Yves, qui se demandait, pour la centième fois peut-être, ce qu’il serait devenu, seul, dans ce pays qui lui était tout à fait inconnu.

Le lendemain matin, quand Yves s’éveilla, il s’aperçut qu’Andrea était dejà levé et parti ; ce n’est que vers les dix heures de l’avant-midi qu’il revint. Yves, qui venait de traverser le rio avec le passeur, mettait le pied sur la grève, quand Andréa arriva et sa surprise fut si grande qu’il ne put retenir une exclamation. Car Andréa n’était pas à pied : assis dans une sorte de chariot très léger, il conduisait un cheval, jolie bête à la robe blonde et à la crinière noire, qui piaffait en hennissant joyeusement.

« Voyez, Mirville ! » s’écria Andréa. « Plus de cheminement à pied pour nous, dorénavant ; ce cheval et cette voiture nous appartiennent… Qu’en pensez-vous ? » — « Mais… » dit Yves. « Avec quoi avez-vous acheté tout cela, Andréa ? »

— « Avec deux de nos peaux de jaguars… N’est-ce pas que j’ai eu raison de m’en charger de ces peaux de jaguars ? »

Yves n’en revenait pas… Il aimait beaucoup les chevaux ; il s’approcha de la jolie bête et la flatta, en lui parlant un langage que les chevaux semblent toujours comprendre. Mme Duponth, arrivant sur la scène, donna au cheval un morceau de pain, qu’il se mit à manger en balançant la tête de haut en bas, preuve de son contentement.

« La jolie bête ! » s’écria Mme Duponth.

— « N’est-ce pas, Mme Duponth ?… Jolie, et vigoureuse aussi, » dit Andréa. « Elle va comme le vent quand on la laisse faire… Vous en jugerez par vous-même, ce soir, le dernier que nous passons ici, car, si cela vous fait plaisir, nous ferons une promenade en voiture tous ensemble, après le souper : vous, M. Duponth, M. Mirville et moi. »

— « Ce n’est pas de refus, » accepta la femme du passeur, en riant. « Une promenade en voiture c’est un luxe que nous ne pouvons pas nous payer souvent. »

— « Comment nommerons-nous cette excellente bête, Mirville ? » demanda Andréa.

— « Peut-être Mme Duponth serait-elle assez bonne de lui donner un nom ? » dit Mirville, en souriant.

— « Mais, oui, Mme Duponth, choisissez donc un nom pour notre acquisition ! » dit Andréa.

— « Je veux bien. » répondit l’aimable femme. « Attendez… N’avez-vous pas dit, M. Andréa, qu’elle allait comme le vent ?… Nommez-la « Vol-au-Vent » alors. »

— « Merci, chère Mme Duponth, ” dit Yves, en s’inclinant.

— « Va pour « Vol-au-Vent » ! s’écria Andréa. « On ne pouvait trouver mieux ! »

Dans le courant de la journée, Andréa confectionna une bâche en toile. Cette bâche recouvrait le chariot en entier ; ainsi, on serait protégé contre les ardeurs du soleil et aussi contre la pluie. De plus, le chariot pourrait servir de tente pour la nuit. Le chariot fut bien approvisionné : des provisions de bouche, des armes, la ligne de pêche, les arcs, les flèches, les gaules, deux bonnes couvertures, etc., etc. Inutile de dire qu’Yves et Andréa s’approvisionnèrent au magasin de Mme Duponth, autant que possible. La brave femme avait tout cédé au plus bas prix et même, bien des mystérieux paquets trouvèrent place dans le chariot, cadeaux du bon vieux passeur et de sa jeune femme.

Le lendemain matin, à dix heures, Yves et Andréa quittèrent définitivement la maison du passeur. L’émotion fut grande, de part et d’autre, en se séparant.

« Jamais nous n’oublierons ce que nous vous devons » s’écria Yves, en donnant un franc baiser à Mme Duponth.

— « Non, jamais ! » répéta Andréa, qui avait les larmes aux yeux.

— « Si la chance nous favorise un jour, vous aurez de nos nouvelles, chers amis, » dit Yves. « Que Dieu vous bénisse, M. et Mme Duponth ! » ajouta-t-il. « Adieu ! »

— « Adieu ! Adieu ! » répondirent le passeur et sa femme, qui avaient des larmes dans la voix.

— « Dieu vous garde ! » ajouta Mme Duponth.

Tristan, qui semblait comprendre qu’on quittait de bons amis vint présenter sa patte au passeur et à sa femme.

Andrea saisit les guides et l’on partit :

« Marche, Vol-au-Vent ! » s’écria-t-il, en faisant claquer un fouet, dont il se gardait bien de toucher la bonne bête.

Bientôt, à un détour de la route, Yves et Andréa perdirent de vue la maison du passeur, où, pour eux, s’étaient écoulés des jours heureux et paisibles.

« Marche, Vol-au-Vent ! »