Le Courrier fédéral (p. 71-75).

CHAPITRE XV

LES PASSEURS


« Ohé ! du passeur ! Ohé !  ! »

Cet appel, plusieurs fois répété, finit par attirer l’attention de deux hommes, suivis d’un chien lévrier, qui cheminaient sur la rive sud du rio Oyapok. Cet appel venant de la rive nord du rio, restait sans réponse. Tout près, était une maisonnette proprette, sans doute celle du passeur ; car un bac était amarré non loin. La porte de la maisonnette restait fermée cependant ; le passeur était sourd peut-être, ou bien, il ne voulait pas répondre, pour une raison ou pour une autre.

« Ohé ! du passeur ! Ohé ! »

Les deux hommes, suivis de leur chien, se dirigèrent vers la maison du passeur.

« Nous allons essayer de vendre notre poisson dans cette maison, Mirville, » dit l’un d’eux.

— « Nous pouvons toujours essayer, Andréa, » répondit Mirville.

Arrivés à la maison, Andréa frappa à la porte, qui fut ouverte immédiatement par une femme, jeune encore, et d’aspect avenant. Peut-être cette femme avait-elle vu venir les deux hommes ; on aurait pu le supposer par l’empressement qu’elle mit à ouvrir.

« Entrez, messieurs, » dit-elle.

Yves et Andréa pénétrèrent dans une chambre assez spacieuse, d’une extrême propreté et confortablement meublée. Dans le fond de cette chambre, un homme à barbe grise était assis dans un fauteuil, les jambes enveloppées de couvertures ; cet homme avait l’air souffrant.

« Vous vendez du poisson ? » demanda la femme. « Il a l’air frais ; je l’achèterai bien… Combien ? »

Andréa allait fixer un prix pour le poisson, quand le maître de la maison leur demanda :

« Vous allez loin ? »

— « Nous allons un peu à la grâce de Dieu, » répondit Andréa.

— « Vraiment ! » s’écria l’homme. « Peut-être cherchez-vous de l’ouvrage ? »

— « Oui, nous cherchons de l’ouvrage, » répondit Yves.

— « Je suis le passeur de rio Ovapok, » dit l’homme ; « mais je suis incapable de faire mon métier : je souffre de rhumatisme et j’en ai pour plusieurs jours à souffrir, je crois… Mon neveu, qui a coutume de m’aider ou de me remplacer quand je suis malade, est parti auprès de sa mère qui est malade, mourante probablement… Que penseriez-vous de l’idée de me remplacer pour quelques jours, messieurs ? Je vous céderai la moitié des passages, puis nous vous logerons et vous nourrirons pendant le temps que vous resterez ici… Acceptez-vous ? »

— « Bien… » répondit Andréa, faisant semblant d’hésiter, quand cette proposition du passeur lui allait comme un gant « si mon compagnon accepte, ça me va… Qu’en dites-vous, Mirville ? »

— « J’accepte. » dit Yves… « Et, à propos, je crois qu’on appelait le passeur tout à l’heure ; nous ferions bien de nous mettre au travail immédiatement. »

— « Oui, allons ! » s’écria Andréa.

Ils furent occupés tout le reste de l’après-midi. Il était sept heures quand ils revinrent à la maison ; leur journée était finie, car il n’y avait plus de traverse après sept heures du soir.

Un bon souper attendait Yves et Andréa et ce fut une vraie jouissance pour eux que de s’asseoir à une table et de manger dans une assiette avec un couteau, une fourchette et une cuillère. Le souper consistait en un potage bien chaud et bien apprêté, du poisson rôti, du pain tendre, des confitures et du thé infusé à point. Tristan eut un grand bol de lait chaud, dans lequel la brave femme du passeur avait fait tremper des croutes de pain.

Après le souper, Yves et Andréa retournèrent dans la salle d’entrée et ils causèrent avec le vieux passeur jusque vers les neuf heures.

Au moment où les évadés de Cayenne allaient monter à leur chambre, le passeur leur remit, à chacun, le prix de sa demie-journée de travail. Yves et Andréa voulurent protester ; le paiement pouvait être remis à plus tard, rien ne pressait !… Mais le passeur avait compris que ces hommes étaient sans le sou — peut-être même, lui et sa femme devinaient-ils d’où venaient ces hommes — et, avec cette exquise délicatesse, qui se rencontre plus souvent qu’on ne le croit chez le peuple, il avait insisté pour les payer.

Un magasin général — un de ces magasins de campagne où l’on trouve tout ce que l’on veut, depuis les chaussures jusqu’aux épiceries était attaché à la maison. Ce magasin, c’était la femme du passeur qui le tenait. Les évadés purent donc, avec le prix de leur travail, le premier argent qu’ils touchaient depuis des années, s’acheter : Yves, quelques bons cigares et Andréa, une pipe et de l’excellent tabac.

La femme conduisit les deux hommes au second étage, où était la chambre qu’elle leur destinait. Cette chambre n’était pas grande ; mais elle était d’une extrême propreté. Yves et Andrea faillirent montrer leur émotion en apercevant le lit blanc, et qui devait être moelleux, au fond de la pièce… Ils allaient coucher dans un lit !… Ils s’étaient considéré heureux, la veille, de passer la nuit dans une cabane abandonnée, couchés sur des peaux de jaguars… Cette nuit, ils coucheraient dans un lit !  !

« Bonne nuit, messieurs, » dit l’aimable hôtesse. « Dormez bien. Je vous éveillerai a six heures, pour le déjeuner ; car votre journée commence à sept heures. »

— « Merci, madame, » répondit Yves. « J’espère que votre mari… monsieur… »

— « Duponth ; voilà notre nom, » dit, en souriant, la femme du passeur.

— « J’espère que M. Duponth passera une bonne nuit, » reprit Yves.

— « Merci, monsieur… Je vous ai donné la chambre de mon neveu. Vous êtes seuls sur ce palier ; vous pouvez causer ensemble tant qu’il vous plaira, sans craindre de déranger qui que ce soit… Encore une fois, bonne nuit ! »

— « Bonne nuit, madame, » dirent Yves et Andrea, en s’inclinant.

Tristan vint offrir sa patte à Mme Duponth, qui la prit en riant de grand cœur.

« Est-il gentil et bien élevé ce chien ! » s’écria-belle.

Puis Mme Duponth se retira et laissa les deux hommes ensemble.

Yves, fumant un cigare et Andrea fumant sa pipe, causèrent jusque vers les onze heures, puis ils éteignirent leur lumière et se couchèrent. À peine leurs têtes furent-elles posées sur leurs oreillers qu’ils dormaient, tous deux, d’un profond sommeil. Tristan, couché par terre, près du lit, faisait la garde, par habitude ; mais combien elle fut paisible cette nuit et toutes celles qu’ils passèrent dans cette hospitalière maison !

À six heures, le lendemain matin, Mme Duponth frappa à leur porte pour les éveiller ; sans cela, Yves et Andréa auraient dormi toute la grâce matinée. Bien vite, ils furent debout, cependant.

Yves, en frais de faire ses ablutions du matin, leva les yeux sur un miroir, tout à coup et se vit tel qu’il était alors… tel que l’avait fait ces dix ans à Cayennel… Yves Courcel, autrefois, avait les cheveux blonds et une fine moustache dorée estompait sa lèvre supérieure… Yves Mirville avait les cheveux blancs comme neige et une longue barbe, blanche aussi, encadrait son visage, vieilli bien avant l’âge ; il n’avait pas encore quarante-cinq ans et on lui en aurait donné soixante-quinze, sans hésiter.

« Andréa, » dit Yves, « personne au monde ne pourrait me, reconnaître maintenant, tellement je suis vieilli et changé… Vous aussi, Andréa, vous avez vieilli et changé depuis que nous avons quitté Cayenne… »

— « Oui, » répondit Andréa. « Nous avons passé par tant d’horreurs ! »

— « Nous irons chez un barbier, aujourd’hui, Andréa ; nous avons grand besoin d’un shampooing et d’une coupe de cheveux… Moi, je cultiverai cette barbe blanche, qui est un parfait déguisement… Et vous, Andréa ? »

— « Moi, je porterai des favoris et une moustache ; j’étais imberbe autrefois. »

La cloche du déjeuner appela les deux hommes et à sept heures ils reprirent leur métier de passeur.