Le Courrier fédéral (p. 93-97).

CHAPITRE XX

UNE AFFREUSE DÉCOUVERTE


Une nuit — il pouvait être une heure du matin — Éliane s’éveilla en sursaut. Il se passait quelque chose d’inusité, d’extraordinaire dans la caverne, assurément… Elle entendait le bruit d’objets pesants traînés, ou roulés, dans les couloirs ; on eût dit des meubles lourds ou des caisses… D’où provenait ce bruit ?… Éliane entendait, aussi, la voix de Castello :

« Pas dans cette chambre, imbéciles !… Oui, tournez à gauche… Prenez garde !… Avez-vous envie de tout défoncer ? »

Qu’est-ce que cela voulait dire ?… Éliane voulut s’assurer de ce qui se passait ; elle se leva et se dirigea vers la porte de sa chambre. Porte est une manière de parler. Il n’y avait pas de portes aux différentes pièces de la caverne, seulement des ouvertures, qu’on pouvait fermer presque hermétiquement, au moyen de nattes en paille, allant d’un plancher à l’autre. Ces nattes, posées sur des ressorts, on pouvait les fixer au plancher, une fois qu’elles étaient baissées, au moyen d’autres ressorts. Par dessus ces nattes en pailles, on tirait de lourdes portières, et ainsi, chacun était chez soi ; de cette manière aussi, chaque chambre était parfaitement aérée, l’air circulant librement à travers les nattes en paille.

Éliane se dirigea donc vers les portières, qu’elle ouvrit ; elle fit remonter aussi la natte en paille… Quel fut son étonnement alors, d’apercevoir, au lieu du couloir… un mur en pierre… Éliane était prisonnière dans sa chambre !… Qui sait ?… Chaque nuit, peut-être en était-il ainsi ?… Mais, non… Il se passait quelque chose d’étrange, de mystérieux dans la caverne cette nuit ; quelque chose dont Éliane ne devait pas avoir connaissance… Mais, comment… À un moment donné ces pans de mur pouvaient se refermer sur elle et la rendre prisonnière… à jamais !… Poussés par d’invisibles mains, ces blocs de granit glissaient sans bruit… c’était terrible, rien que d’y penser !… Quand elle crierait, quand elle essayerait de se faire entendre, ce serait inutile ; ce mur de granit la tenait enfermée comme dans un tombeau !!…

Quelle sorte de gens habitaient cette caverne ?… Qu’était-ce que ce Castello ?… Qu’étais-ce que cette Lucia ?… Et ces deux colosses Goliath et Samson ?… Et le chef de cuisine ?… Celui-là aussi, avait l’air singulier !… Le seul visage un peu sympathique qu’il y eut dans la grotte, c’était celui d’un des petits marmitons, nommé Paul. Éliane avait vu Paul lui jeter un regard d’étonnement, où se mêlait de la pitié… Les autres habitants de la caverne avaient des visages de vrais bandits… Des bandits ?… Serait-elle tombée dans un repaire de bandits ?…

Qu’avait essayé de lui dire le Docteur Stone, alors que Lucia l’avait interrompu ?… Et parceque le médecin avait essayé de lui révéler le secret de cette caverne, il n’avait plus reparu…

Pourquoi ces hommes et cette Lucia préféraient-ils vivre dans cette caverne plutôt qu’à l’air libre, à la lumière du soleil du bon Dieu ?…

Et ces objets pesants que l’on roulait toujours dans les couloirs… Qu’étaient-ce ?…

« Ah ! » se dit Éliane, comprenant tout à coup, « cette caverne est le rendez-vous de moonshiners !… Ces objets qu’on roule ainsi dans les couloirs, ce sont des futailles !… Je suis parmi des moonshiners, de véritables bandits… Que faire ?… Que Dieu ait pitié de moi et me délivre de cette grotte !… Que c’est épouvantable ! Que c’est épouvantable !… Ô ciel, ayez pitié !! »

Oui, en effet, Éliane était prisonnière dans un repaire de moonshiners ou de distillateurs clandestins, si on le préfère.

Ces moonshiners, Castello en tête, étaient d’ex-contrebandiers. Autrefois, ils avaient fait de la contrebande sur une grande échelle ; mais, se sentant soupçonnés, ils avaient disparu, une nuit, emportant toutes leurs richesses.

Mais, Castello n’était pas homme à jouir longtemps des délices de Capoue… Il existait un autre moyen de faire de l’argent ; un autre métier rapportait autant, sinon plus que la contrebande : c’était celui de moonshiner. Le Kentucky… La caverne de Mamouth, dont une grande partie est inconnue ; c’était là l’endroit idéal pour une distillerie clandestine… Dans la lourde atmosphère de ces caves naturelles, la distillation devait donner un produit supérieur…

En route donc pour le Kentucky !

Le hasard fit que Castello découvrit la caverne que nous connaissons, du moins en partie. Car cette caverne s’étendait encore sur une longue distance ; un mur seulement en séparant les deux parties.

Dans cette autre partie de la grotte, que Castello nommait le « moonshine Cave », une grande distillerie avait été établie.

Quand le wiskey était à point, on le transportait dans la caverne habitée par Castello, les nuits où il n’y avait pas de lune : car aucun couloir ne mettait en communication le « moonshine Cave » et la demeure de Castello, le chef des moonshiners.

Nous l’avons dit déjà, seuls, Castello, Lucia et leurs domestiques habitaient la caverne où Éliane était prisonnière ; cependant, les distillateurs se réunissaient souvent chez Castello, la nuit.

On se souvient que, lors de la deuxième apparition d’Éliane sur le rocher qui, aujourd’hui, servait de piédestal à l’Ange de la Caverne, plusieurs individus étaient réunis dans le salon, avec Castello. Un détail revint à l’esprit de la jeune fille, détail qui ne l’avait pas beaucoup frappée, dans le temps, à cause, sans doute de l’inquiétude où l’avait jetée, alors, l’état de sa mère : de tous ces hommes rassemblés dans le salon cette nuit-là — une trentaine peut-être — Castello seul était mis correctement ; les autres étaient vêtus comme des ouvriers.

Pauvre Éliane !… Elle était là, dans cette caverne, rendez-vous d’hommes hors la loi, telle une pépite d’or dans sa gangue !!

Ceux qui nous précèdent dans l’éternité, voient-ils ce qui se passe ici-bas ?… Non, sans doute, puisque le ciel est un lieu de délices sans fin et de bonheur sans mélange… Si Mme  Lecour — ou Courcel — avait pu voir dans quel repaire, au milieu de quels bandits sa fille chérie était condamnée à vivre pendant de longues années, peut-être toujours, aurait-elle pu être heureuse, même au ciel ?…

Éliane se dit qu’il vaudrait cependant mieux ruser avec ces bandits. Elle se coucherait et leur laisserait croire qu’elle n’avait eu connaissance de rien. Elle pouvait se coucher — et dormir, si possible — sans crainte ; on n’en voulait pas à sa vie, elle en était sûre.

Éliane ferma donc hermétiquement la natte en paille, sur laquelle elle tira les portières, puis elle se coucha. Mais l’affreuse découverte qu’elle venait de faire l’empêcha de fermer l’œil avant quatre heures du matin, heure à laquelle tout bruit cessa.

Quand le bruit eut cessé dans les couloirs, la jeune fille entendit, derrière ses portières, une sorte de glissement doux : c’était le pan de mur qui glissait sur ses rainures bien graissées.