CHAPITRE XV

st-césaire


Le mercredi, 11 avril, je me rends à Saint-Césaire, avec mon bagage et ma pharmacie. Déjà je reçois les félicitations et les bons conseils de ma Rose : « Si tu réussis, comme je te le souhaite, dans cette petite ville, nous serons bien privilégiés. Être unis et demeurer dans cette belle campagne, ne serait-ce pas un petit paradis sur la terre ?… Ne te décourage pas dès le premier mois, car il faut avant tout que tu te fasses connaître. Partout il te faudra lutter, et dans les premiers temps, il te faudra même subir de rudes épreuves ; c’est pourquoi tu devras avoir du front et ne pas te laisser abattre dès les premiers revers. Si les deux autres médecins te font de la misère, ne t’en occupe pas ; leurs cancans et leur malice te feront connaître plus tôt… J’ai un autre petit conseil à te donner : ne fais pas de politique et ne fais pas connaître la couleur de ta politique, car dans les petites villes la politique fait plus de tort que de bien.

Le 16 avril, mon bureau était à peine installé que je recevais mes premiers patients dont le nombre ne cessa d’augmenter par la suite. Mes débuts à St-Césaire furent beaucoup moins difficiles qu’à Lowell, parce que j’étais déjà aguerri par les luttes de l’année précédente. Cependant il me fallut travailler fort et étudier sans relâche parce que j’avais à lutter contre deux médecins âgés dont les remarques plus ou moins remplies d’aménité ne me troublèrent pas ; j’en avais déjà entendu d’autres beaucoup moins agréables. J’étais souvent appelé en consultation chez leurs patients et je m’efforçais toujours d’être poli et délicat avec eux. Je gagnai ainsi leur confiance et leur respect sinon leur amitié.

J’aimais St-Césaire ; je m’y plaisais beaucoup, car pendant tout l’été un grand nombre de jeunes gens et de jeunes filles de Montréal ou des villes environnantes vinrent y passer leurs vacances, égayèrent le village et y mirent de l’animation. Plusieurs fois la semaine, nous avions des soirées dansantes chez un vieux garçon riche et aimant tant le plaisir qu’il nous aurait réunis tous les soirs si nous l’avions écouté. Je me rendais à toutes les soirées autant pour me faire connaître que pour connaître les jeunes couples et m’attirer leur sympathie et leur clientèle.

À ma pension, chez madame Beaure, j’étais on ne peut mieux, bien logé, bien nourri, dans la meilleure des familles. Madame Beaure était une autre dame Boulé qui eut pour moi les mêmes attentions et les mêmes délicatesses de Madame Boulé de Lowell. Je fus choyé dans cette maison du bon Dieu, à tel point que ma Rose en éprouvait de la jalousie quand je lui disais la manière dont on me traitait. « Vraiment, mon cher Elphège, m’écrivait-elle, je suis presque jalouse des bons soins et surtout des petites attentions que te prodiguent madame Beaure et sa famille. Oui, je suis jalouse, parce qu’on me devance dans tous ces petits soins dont je devrais moi-même t’entourer. Tout de même je n’en suis pas froissée ; qu’on continue à te soigner et à te dorloter pour que tu deviennes un beau gros garçon. Mais prends garde à la jolie brunette avec qui tu aimes tant causer, car si elle perdait son fiancé, tu serais peut-être en danger, plutôt c’est moi qui serais en danger. Mon cher Elphège, je t’aime tant que je crains toujours que tu me sois enlevé ; souviens-toi qu’on ne peut compter un trésor que lorsqu’on l’a en sa possession ».

Quand j’ai dit plus haut la maison du bon Dieu, je n’ai pas exagéré le qualificatif, car, dans le temps, Madame Beaure avait une de ses filles religieuse au couvent de la Présentation, et depuis une autre, la petite Minouche, alors âgée de treize ans, a pris le saint habit dans la même communauté. Son fils aîné est devenu le Père … de la Trappe d’Oka. La petite Minouche était fine comme une mouche et chatte comme un tout jeune enfant. J’ai revu dernièrement cette aimable enfant que je n’avais pas rencontrée depuis quarante et une années. J’ai reconnu immédiatement, sous son bonnet de religieuse, son petit visage espiègle et ses grands yeux brillants. J’ai failli lui sauter au cou et la baiser sur les deux joues tant j’étais content de revoir cette petite amie des anciens jours. Le respect de sa coiffe de religieuse m’empêcha de commettre ce péché véniel.

L’autre jeune fille de Madame Beaure, l’aînée, était une personne très instruite qui causait admirablement sur tous les sujets. Elle avait un langage châtié, une voix douce et agréable à entendre. J’avais beaucoup de plaisir à discuter avec elle, car elle avait beaucoup lu et beaucoup retenu. J’aimais à lui passer mes cahiers de notes dans lesquels ma folle imagination se plaisait souvent à inscrire, en prose ou en vers, les errements de la jeunesse ou les aveux de l’amour. Quand elle me remettait mes cahiers, j’étais sûr d’y retrouver au bas de certaines pages une appréciation toujours flatteuse qu’elle traçait de son écriture fine et courante. C’est avec plaisir que je revois aujourd’hui ces compliments d’une jeune fille que j’ai beaucoup estimée. Je l’aimais presque parce qu’elle me parlait souvent de ma Rose et qu’elle se plaisait à cueillir les plus belles fleurs de son jardin, des roses et des pensées, pour que je les envoyasse à ma bien-aimée, qui a su plus tard la remercier par la vive sympathie qu’elle a éprouvée pour elle. Du court séjour que nous avons fait, ma Rose et moi, au milieu de cette famille aimable, nous avons conservé le plus tendre souvenir, et souvent nous nous rappelions avec joie la bonté et les tendresses de Madame Beaure et la gentillesse de ses enfants.

J’aimais St-Césaire, j’aimais ses bons villageois et sa bonne société. J’étais médecin des élèves du couvent et du collège. Je me faisais une bonne clientèle dans le village et la campagne, mais clientèle qui payait si chichement mes soins que parfois j’avais la nostalgie de Montréal. Il me semblait que le cadre dans lequel je me débattais était trop étroit pour mes ambitions qu’il paraissait étouffer. J’aimais l’étude ; j’aimais les livres et les grandes bibliothèques ; malheureusement je n’en avais pas à ma disposition. J’avais des désirs plus grands que ceux du vrai médecin de la campagne ; je visais plus haut ; je n’étais pas fait pour la campagne. Cependant je cachais toutes mes ambitions à ma Rose de peur de la chagriner. Mais ma chère Rose lisait entre les lignes de mes lettres. Un jour, elle m’écrivit : « Je m’aperçois par ta distraction involontaire que tu penses souvent à Montréal. Pauvre Elphège, c’est donc moi qui te tiens captif dans cette campagne. Oh ! Elphège, si je ne t’aimais pas autant, je te dirais : va à Montréal, dans cette grande ville que ton cœur désire tant ; je t’attendrai trois ans, quatre ans s’il le faut ; mais, mon Elphège, ces années ne te paraîtraient-elles pas longues comme une éternité ? Je trouve déjà le temps si long ! Si tu savais comme tous tes sacrifices me font t’aimer davantage ».

Pour effacer cette mauvaise impression qu’avait ressentie ma Rose, je lui disais et chantais souvent dans mes lettres les charmes et les beautés de St-Césaire. J’aime, lui disais-je, St-Césaire et sa campagne quand l’habitant vient me chercher le matin au lever du soleil, lorsque l’air est encore tiédi par la buée qui monte des champs ou la rosée qui y tombe. J’aime le balancement de la charrette à deux roues, au siège élevé du haut duquel je puis admirer les travailleurs, à l’épaisse chemise bigarrée et au grand chapeau de paille, qui s’en vont aux champs, conduisant leurs beaux chevaux attelés sur la faux mécanique. Je contemple avec plaisir la jeune fille et son compagnon qui traient les vaches dans l’enclos près de l’étable. Le pépiement des oiseaux qui se courent de branche en branche m’enchante. Le long du fossé, le convolvulus, qui ouvre au soleil sa corolle blanche, légèrement teintée de rose ou de bleu, me réjouit. La vue de la marguerite, qui balance sa tête à la brise, me tente de descendre de voiture pour l’arracher à sa tige et en effeuiller les pétales pour savoir si ma Rose m’aime encore, un peu, beaucoup… La senteur de la fleur du trèfle ou du sarrasin me met aux lèvres le goût et l’arôme du miel. L’odeur du foin coupé me délecte. C’est un plaisir pour moi d’aller aux malades, en parcourant les campagnes riantes, aux prés verdoyants ou aux moissons jaunissantes ou dorées. Par les beaux temps de l’été, le matin, le midi ou le soir, la campagne me paraît toujours belle, que ce soit à l’heure où l’oiseau s’éveille et fait entendre ses premières notes, ou quand le soleil est au zénith et que la cigale chante, ou au crépuscule quand le grillon pousse son cri strident. J’aime St-Césaire, à la brune, quand le cultivateur revient sa faux sur l’épaule, en suivant, dans le sentier tracé entre deux haies, ses chevaux qui n’ont plus besoin de la main du maître pour aller vers l’écurie. J’aime St-Césaire, quand les vaches, la tête basse, s’endorment debout près de la clôture en perches et que les moutons broutent encore l’herbe épaisse. À la campagne, chaque heure a son charme pour l’âme poétique et pour le médecin qui sait en admirer les beautés. Dans mes voyages à travers la campagne, je jouis toujours même pendant la nuit, alors que la lune montre son disque au poli d’argent ou qu’elle se cache derrière de gros nuages sombres ; que les étoiles scintillent dans le bleu du ciel ou que les ténèbres profondes en obscurcissent complètement l’éclat. L’air est bon et pur à St-Césaire ; je le respire à pleins poumons et j’en sens davantage chaque jour tous les bienfaits. Les villageois sont si paisibles et si aimables que j’aime mon séjour au milieu d’eux.

Ma chère Rose, il y a, tout près de mon bureau, une belle petite maison toute blanche qui ressemble à celle que tu désirais tant à St-Étienne, ou comme celle que nous rêvions tant d’avoir lorsque, dans l’intimité de nos causeries, nous faisions des projets d’avenir. Nous la louerons et nous y établirons notre foyer. Tu l’enjoliveras, l’embelliras et tu en feras un petit palais, un lieu de délices, un petit paradis. Tu meubleras mon bureau avec le goût que je te connais. J’achèterai des livres, beaucoup de livres, pour en orner les rayons d’une belle bibliothèque. Dans ton boudoir, tu étendras sur le parquet un tapis très épais. J’y placerai une causeuse et un grand sofa que tu garniras de multiples coussins et autour duquel tu suspendras d’épaisses tentures pour en faire un coin d’intimité où nous irons souvent nous asseoir pour faire la causette et rappeler les souvenirs de nos premières amours. Dans la plus belle et la plus grande chambre, nous aurons une couche moelleuse où je reposerai sur ton sein et de ce doux hyménée naîtront des enfants nombreux et plus beaux que le jour, que nous élèverons dans notre petite maison toute blanche, que d’année en année, s’il le faut, nous agrandirons. Tu le vois, ma Rose, je veux toujours demeurer à St-Césaire ».

Nous nous écrivions tous les deux ou trois jours et nos lettres étaient de plus en plus gaies et joyeuses. L’espoir en des beaux jours naissait et grandissait. Nous entrevoyions le jour de notre union comme un phare lumineux dont l’éclat augmente d’autant plus que la distance qui nous en sépare diminue, ou que le brouillard qui en affaiblissait l’intensité s’évapore. Ce n’était plus du mirage ; la réalité apparaissait et se dessinait clairement. Nos inquiétudes s’évanouissaient, mais l’ennui persistait toujours aussi cruel, car nous étions toujours si loin l’un de l’autre. Je paraissais m’amuser et prendre du plaisir dans les nombreuses soirées dansantes qui se donnaient, mais seul mon corps était présent dans ces réunions de jeunes gens ; mon esprit et mon cœur étaient toujours à Ste-Martine près de ma Rose chérie. J’acceptais toutes les invitations dans l’unique but de me faire connaître et dans l’intérêt de la clientèle que je voulais établir. Ma chère Rose, loin d’en être jalouse, m’encourageait, car elle voulait que son petit docteur eût beaucoup d’amis pour avoir une clientèle plus grande.

J’ai dit : « Le petit docteur », c’est ainsi qu’on m’appelait à St-Césaire par opposition aux deux autres vieux médecins qui étaient des hommes de forte taille, tandis que j’étais tout fluet, pesant à peine cent trente livres. Le 18 mai, ma Rose commence sa lettre par ces mots : « Mon cher petit docteur, permets-moi de t’appeler ainsi puisque ce titre te porte chance dans St-Césaire ». Dans la lettre suivante, Rose fait encore allusion à ce titre : « Comme je suis orgueilleuse de mon petit docteur, » dit-elle. Ce sont là les deux seules fois que ma chère Rose m’ait donné le titre de docteur. Jamais, en dehors de ces deux circonstances, elle ne m’a appelé autrement que par mon nom : Elphège. Ce nom, elle a aimé à le conserver toute sa vie après qu’elle m’eut connu et aimé. J’étais son Elphège et non pas son docteur. Quelle douceur, quel charme pouvait-il y avoir dans ce mot si simple, si commun : docteur, qui semble plaire quelquefois à celui qui s’entend interpeller comme à celui qui interpelle ; mais c’est un mot froid, sans signification aucune qui n’indique pas même la science chez celui qui le porte. Quelle différence dans le mot Elphège qui lui rappelait tout son amour. Elle y mettait toute son âme en le prononçant avec une intonation toute spéciale qui disait aussi toute la grandeur de son amour et de son amitié. Il me semblait que chaque fois qu’elle m’appelait de sa voix si douce, c’était toujours la voix de nos premières amours qui m’interpellait. Chère Rose, elle semblait me dire continuellement que je n’avais jamais été autre chose que son amour, son Elphège. Et moi, depuis le premier instant que je la connus, je n’ai jamais eu d’autre nom à lui donner que celui de Rose-Alinda, ma Rose. Ce nom, c’était celui de l’amie la plus sincère ; c’était le nom de la fiancée la plus attachée et la plus aimante ; c’était le nom de l’épouse la plus dévouée. Pouvais-je jamais le changer et lui trouver un synonyme aussi significatif, aussi vrai et aussi doux ? Non, jamais ; car il était tout à la fois le nom de mon amie, de ma fiancée, de mon épouse. Il me disait mon premier amour qui n’avait jamais cessé d’augmenter. Trop de souvenirs étaient attachés à ce nom pour jamais cesser de le prononcer. Mon épouse était toujours restée ma fiancée et mon amie, dans mon cœur, mon esprit et mon âme, et je voulais le lui dire à tout instant et pour toujours en l’appelant de son nom si beau et si doux : Rose-Alinda.

Dans sa lettre du 31 mai, ma chère Rose m’exprime, dans les termes les plus tendres, tout le bonheur qu’elle a éprouvé en lisant ma dernière missive dans laquelle je lui proposais de célébrer notre mariage le mardi, 4 septembre. Comme elle est heureuse de connaître enfin le terme de nos inquiétudes ! c’est si triste, si amer de vivre loin de son fiancé. C’est encore bien long attendre trois mois ! mais qu’est-ce en comparaison des jours si sombres que nous avons passés quand rien ne pouvait encore en indiquer la fin ? Les trois mois passeront moins lentement, car Rose s’occupera de son trousseau et moi je travaillerai ardemment pour consolider ma position. Nos lettres se suivent, remplies des plus belles espérances d’un bonheur futur qui n’aura plus de fin. Cependant, le 21 juin, ma Rose est tout inquiète, toute bouleversée. Elle me dit toute sa peine, tout son chagrin dans sa lettre. Elle a rencontré une de ces vieilles dames qui croient se rendre aimables et intéressantes en disant des platitudes et des choses désagréables. Ah ! l’exécrable vieille femme ; elle demande à brûle-pourpoint à ma pauvre Rose si elle ne lui permettrait pas de lui tirer son horoscope au moyen des cartes. Rose, comme toutes les jeunes filles en amour, consent à l’écouter. « Eh ! bien, mademoiselle, lui dit la vieille dame, la vieille sorcière plutôt, si vous trouvez un autre parti, prenez-le de suite, parce que vous ne vous marierez jamais avec le docteur Elphège ». « Alors, donnez m’en la raison ». — « Je ne vous en dis pas plus long ; vous saurez me le dire plus tard ». — « Ah ! quelle femme ! quelle folle, devrais-je dire, continue Rose dans sa lettre. Elle se base sur un petit livre qui dit toujours la vérité. Tiens… je suis toute bouleversée ; pourquoi me prédire des choses semblables. Mon Elphège, je ne crains pas qu’une autre prenne ma place auprès de toi ; mais si la mort me ravissait mon fiancé, que deviendrais-je ? On m’aurait percé le cœur avec une lance, que je n’en souffrirais pas plus. Ensuite, quelle insulte de me dire : prenez-en un autre ! Si tu m’étais enlevé par la mort, pourrais-je en prendre un autre ? Non, jamais. Si tu m’étais infidèle, penses-tu que je pourrais encore me fier à quelqu’autre ? »

Quel amour ! quelle confiance en son Elphège ! lui, lui seul, et jamais d’autre. Oh ! Rose, que je t’aimais quand tu me parlais ainsi. Pouvais-je ne pas aimer pour la vie une telle Rose, une telle fiancée ? Pourrais-je jamais l’oublier ?

Le 21 juillet, Rose est à Montréal où elle vient acheter sa toilette de noce qu’elle porte chez la couturière. Elle m’envoie, dans une lettre très courte, qu’elle écrit à la hâte parce que ses minutes sont comptées, un échantillon de l’étoffe de sa toilette qui est en riche tissu de soie bleu gobelin. Chère Rose, elle a épinglé le petit morceau de soie tout au haut de la troisième page de sa lettre. L’épingle est perdue depuis longtemps, mais les petits trous qu’elle a faits dans l’étoffe et le papier sont encore visibles. Après tout, est-il besoin d’une épingle pour attacher les souvenirs de ma Rose. Oh ! quels doux parfums exhalent cette lettre et ce petit morceau de soie vieux de quarante-deux années et qui cependant a encore toute la fraîcheur de sa jeunesse. La couleur de la soie est encore uniforme ; la teinte est brillante avec tout l’éclat d’autrefois ; pas le moindre petit pli. Oh ! ma Rose, tu as dû y déposer un baiser pour le consacrer comme on baise le drapeau avant de le confier à l’officier qui en aura la garde. Ce petit morceau de soie n’était-il pas en effet le drapeau aux couleurs que tu devais arborer le jour de nos noces, le drapeau de notre amour, le drapeau de ma nouvelle patrie : ton cœur. Maintenant il est pour moi le drapeau que l’exilé emporte dans la terre étrangère et qui me rappellera toujours le cœur que j’ai perdu. Je le vénérerai toujours comme une précieuse relique. Oui, cher petit morceau de soie tu es le cœur de ma Rose chérie, et ta couleur me fait rêver du ciel.

Quels doux souvenirs se dégagent de cette lettre, plutôt de cet écrin qui renferme une relique plus précieuse et plus riche que la perle du plus bel orient ou le diamant aux plus beaux feux. Un moment j’ai eu l’idée d’enchâsser ce petit morceau de soie dans un médaillon avec le portrait de ma Rose bien-aimée que je porterais toujours sur moi comme un talisman, mais pourquoi l’enlever de l’écrin où elle l’a placé elle-même dans un moment de grande joie.

Qui me redira jamais tous les sentiments, les pensées et les désirs de ma Rose, quand elle choisissait sa toilette entre dix tissus, vingt couleurs et autant de nuances ? À quoi pense la jeune fille qui choisit sa toilette de mariée ? Uniquement à son fiancé, pour lui plaire, pour lui paraître plus belle, plus élégante, plus gracieuse. Oh ! ma Rose, que tu étais belle en effet dans ta toilette de mariée ! On aurait dit que Dieu t’avait prêté un lambeau de la voûte céleste pour draper ton sein, enserrer ta taille et de là retomber en plis élégants sur ton pied délicat. À mes yeux, chère Rose, le cadre était plus beau et me faisait encore rêver du ciel, mais ton image était toujours la même. Tu étais, comme tu avais toujours été, la plus belle, la plus élégante et la plus gracieuse des femmes, des épousées ; tu étais, comme tu avais toujours été, la rose des roses.

Qui me redira les sentiments, les pensées et les désirs de ma Rose quand elle épinglait le petit morceau de soie dans la lettre qu’elle cachetait ? Avait-elle besoin d’écrire longuement pour que j’appréciasse toute l’étendue de son bonheur, et que je comprisse toute la grandeur de sa joie et de son amour. Le petit morceau de soie, couleur du ciel serein, ne m’en disait-il pas plus que toutes les phrases et les mots que ma Rose aurait pu tracer sur les pages encore blanches de sa lettre.

En relisant nos lettres du temps où j’étais à St-Césaire, surtout la lettre du 21 juillet et en revoyant le petit drapeau de nos amours, ce petit morceau de soie qui nous promettait tant de bonheur, j’oublie tellement le présent, j’oublie tellement que je suis âgé et que bien des années ont passé depuis, qu’il me semble que je suis encore le fiancé de ma Rose, que je soupire après elle comme autrefois et que je lui adresse encore des lettres remplies des sentiments de l’amour le plus sincère et le plus ardent et qu’elle me répond en des termes qu’elle cherche à rendre plus chaleureux que les miens. Avec quel plaisir je reçois ses lettres ! Avec quelle joie je lui réponds. Je me revois encore à St-Césaire dans mon bureau, assis en face de ma table recouverte d’un beau tapis en drap fleuri. Devant moi deux grandes fenêtres, aux rideaux en dentelles, donnent sur le chemin principal où je vois de ma place circuler les voitures et les piétons. L’animation est grande, surtout les jours de marché, dans les halles presque en face de mon bureau. Je revois aussi, quand j’étudiais, que j’annotais mes livres ou que j’écrivais à ma douce fiancée, la petite Minouche rentrer tout doucement, sans faire de bruit, fermer mes livres, m’enlever ma plume et me taquiner par ses bons mots et se mettre à jouer, comme une petite chatte, avec les bibelots de ma table. Son petit minois est gracieux et espiègle. Elle est gentille, la petite enfant et je l’aime comme on aime la jeunesse qui folâtre. Je revois aussi sa sœur aînée qui, sous prétexte de me débarrasser de l’enfant qui m’importune, rentre dans mon bureau et la renvoie comme on chasse une petite chatte avec des petites tapes caressantes. Et la grande sœur, s’appuyant sur le coin de la table se met à causer. Elle est charmante, elle aussi ; elle prend la photographie de ma Rose dont elle admire les traits réguliers ; elle me vante son doux regard et son gracieux sourire. C’est une entrée en matière agréable ; puis elle continue à me parler de mes auteurs favoris qu’elle semble connaître aussi bien que moi, et puis, elle s’en va de son pas lent et glissant comme celui d’une religieuse. Elle est partie, la sœur aînée, pour laisser la place à une autre pensionnaire, une veuve, qui vient m’étaler ses diamants dont elle me fait une description minutieuse comme si je ne les voyais pas et si je ne savais pas en apprécier la valeur. Pauvre veuve, elle m’énumère ses richesses pour me tendre un appât. Je feins de ne pas comprendre ses intentions. Peu lui importe ; elle répète le même manège tous les jours. Mais elle est si peu attrayante, si peu appétissante, la pauvre veuve, même avec ses beaux bijoux, que je suis toujours prêt à lui crier : « Vous m’ennuyez, veuillez sortir de mon bureau ».

Oh ! combien souvent, quand j’étais seul à écrire à ma Rose, je voyais, tout à coup dans l’entre-bâillement de la porte, le petit nez futé de la petite chatte qui grattait comme si elle eût demandé la permission d’entrer. Et je lui disais toujours : entre, charmante petite chatte, et viens m’amuser par ton babil intéressant ; je t’aime mieux que la veuve.

Mes lettres, dans lesquelles je donnais des descriptions enchanteresses de St-Césaire et mes succès dans la pratique de la médecine donnèrent à ma Rose un avant-goût du bonheur dont elle jouirait dans un endroit aussi beau, aussi agréable, et lui firent aimer la place et ses villageois. Aussi avait-elle hâte d’y venir, tout d’abord pour retrouver son Elphège qu’elle n’avait pas vu depuis si longtemps et en second lieu pour aimer les personnes qui étaient si sympathiques à son fiancé.

Enfin l’aurore des beaux jours apparut le mardi, 4 septembre 1888, à Ste-Martine. Vers les dix heures du matin, nous entrions à l’église pour entendre la messe nuptiale et recevoir la bénédiction des épousés donnée par l’abbé Durocher. Ma Rose, agenouillée sur le prie-Dieu au pied des autels, était belle à exciter l’envie des anges, qui la contemplaient de là-haut, si ce péché avait encore pu se commettre dans les cieux. Et moi, je la trouvais si belle, si belle que je ne cessais de la regarder, de l’admirer, de la désirer. Elle était à moi pour toujours, toute à moi, à moi seul. Je n’aurais plus de pensées, de désirs que pour elle, elle seule dans le temps et l’éternité. J’avais envie de le crier au ciel, à la terre, aux anges, aux saints, aux hommes, à tous les êtres animés et à tous les êtres inanimés, aux arbres, aux fleurs, aux champs, à la nature tout entière : Rose, ma Rose est à moi, à moi seul pour l’éternité.

La lune de miel se levait belle, radieuse dans un ciel d’un bleu tendre, lune de miel qui ne connut jamais aucune éclipse. Jamais le moindre petit nuage, la moindre petite tache ne vinrent en ternir l’éclat. Toujours claire, toujours brillante, elle ne cessa pas un seul instant de répandre ses reflets argentés sur la longue route que nous avons parcourue ensemble, route qui a cependant paru trop courte parce que trop remplie de joie, de bonheur et de bienfaits. Malgré les fondrières et les ornières, malgré les obstacles inhérents à toute route terrestre, nous avons toujours suivi notre chemin avec bonheur parce que nous nous aidions mutuellement, parce que notre amour passionné et réciproque nous soutenait. Les épines le long de la voie semblaient émoussées ; les chardons, veloutés ; les corolles des convolvulus, plus blanches et plus éclatantes ; les marguerites, plus grandes et plus belles ; les roses, plus parfumées ; le chant des oiseaux, plus agréable ; le murmure des ruisseaux plus doux ; les bruits tonitruants des torrents étaient légers à nos oreilles ; les orages de la vie semblaient une ondée réconfortante, et les vents impétueux, une brise rafraîchissante, parce que notre grand amour réciproque calmait les tempêtes, assourdissait les grondements du tonnerre, aplanissait les obstacles, adoucissait les amertumes. Notre amour toujours ardent embellissait tout, enchantait tout. Aussi avons-nous connu et goûté toutes les joies et tout le bonheur que l’amour le plus passionné, soutenu par l’amitié la plus franche et la plus sincère, peut donner aux époux fidèles.

La lune de miel commençait qui devait briller quarante et un ans, un mois et huit jours et ne s’éclipser que le 12 octobre 1929, à onze heures et quinze minutes du matin, à la mort de la plus aimable, de la plus douce des femmes et de la plus aimante, de la plus fidèle des épouses.