CHAPITRE XVI

désespoir — doutes — l’amour vit toujours.


Après notre mariage, nous retournâmes à St-Césaire où nous sommes restés encore trois mois, pour revenir ensuite établir nos pénates à Montréal où nous entrevoyions un avenir moins modeste et peut-être plus brillant. On a dit des peuples heureux qu’ils n’ont pas d’histoire, notre vie de conjoints n’en a pas eu plus, excepté celle d’un bonheur parfait et continuel. Mais, hélas ! nous étions mortels et, comme tels, sujets du malheur, aussi nous fallut-il trop souvent payer cher le bonheur de nous aimer tendrement, sans partage. La mort a exigé trop souvent un tribut pour tout le bonheur que notre amour nous donnait. Seule la mort nous blessait et nous écrasait et ses blessures étaient longtemps saignantes. Les seules larmes que nous ayons versées le furent sur les petites tombes qui ont jalonné notre route dans la vie. Oui, nos seules larmes sont tombées sur ces tertres funéraires qui marquent les seules époques douloureuses de notre vie. Oh ! la mort, la mort ! pourquoi doit-elle toujours et sans cesse étendre les ombres de ses mains et de son manteau comme un nuage épais qui passe et repasse au-dessus de la vallée où coule notre vie ? Ô mort, jalouse du bonheur des humains, pourquoi frappes-tu sans cesse et fauches-tu sans merci ? Ne nous avais-tu pas assez éprouvés en refermant trois petites tombes sur nos trois petits enfants encore dans l’âge le plus tendre ? N’était-ce pas assez ? Après, pouvions-nous encore verser des larmes ? Il nous semblait que toutes les sources en étaient taries tant nous avions versé de pleurs. Mais non, tu es encore revenue, horrible mort, plus cruelle que jamais, et dans un accès de rage féroce, tu t’es acharnée sur notre enfant bien-aimée, notre fillette de quinze ans, notre benjamine, notre petite Germaine, dont nous n’avons cessé de porter le deuil. Était-ce tout ? N’en avais-tu pas assez ? Hélas ! non, tu es revenue, plus impitoyable, me frapper dans ce que j’avais de plus cher, de plus précieux au monde. Tu as abattu mon idole ; tu m’as enlevé ma Rose, tout ce qui me restait de cœur. Ô mort, tu m’as blessé cinq fois ; tu as courbé ma tête ; tu as déchiré mon cœur ; tu as anéanti mon âme, et tu vas maintenant laisser longtemps saigner mes plaies. Je suis seul maintenant, comment pourrai-je supporter tes horreurs ? Qui me soutiendra désormais ? Au moins quand tu frappais nos enfants, j’avais l’amour de ma Rose pour soutenir mon courage, relever mes forces, j’avais ma Rose pour pleurer avec moi et me consoler. Mais je suis seul maintenant ; je n’ai plus d’amour pour m’aider à supporter le nouveau martyre que tu m’infliges, plutôt j’ai trop d’amour, car l’amour ne peut pas s’éteindre en moi et je n’en souffre que plus ; l’amour me tue lentement. Ô mort ! pourquoi ne me frappes-tu pas ? Pourquoi n’achèves-tu pas ton œuvre ? je suis la dernière victime. Je t’attends, bourreau qui as frappé mes enfants et ma Rose. Frappe-moi donc ; abats-moi donc ; tu ne seras plus un bourreau, tu seras l’ange libérateur, l’ange que je voudrais aimer. Ô mort, vas-tu te faire attendre longtemps encore et me faire languir pour jouir de mon affliction ? Frappe donc maintenant que je suis seul ; la vie me pèse et je t’implore à grands cris. Ô mort impitoyable, tu ne sais oublier que ceux qui t’appellent.


Ma Rose n’est plus. Elle est partie, emportant les rêves de mes nuits et les rêveries de mes jours. Ô ma Rose ! depuis les jours de nos beaux rêves, des années ont passé et nous nous sommes aimés du plus pur amour. Souvent tu me disais : « Elphège, si tu savais comme je t’aime » et je te répondais : « Rose, tu ne m’aimes pas plus que je t’aime. Oh ! Rose, si tu savais comme je t’aime ». Oui, nous nous aimions beaucoup tous les deux, Mais, hélas ! ma Rose, les années de bonheur ont fui avec rapidité ; tu as quitté la terre, tu m’as laissé seul, et seul maintenant je dis à Dieu et aux hommes, je dis au ciel et à la terre, je dis aux éléments muets et sourds et je dirai éternellement : « Rose, ma Rose, je t’aime toujours et je t’aimerai toujours. Puisses-tu m’entendre là-haut quand je te dis et te crie mon amour. Je soupire plus que jamais après toi. Où te chercherai-je maintenant ? Où te verrai-je ? Comment lirai-je dans tes yeux ? Pourrai-je jamais réchauffer tes mains et tes pieds glacés par le froid de la mort ? Je ne vois plus que ton souvenir dans les anses, sur les vagues, sur les sables du lac, sur les cimes, les croupes et les gorges, dans les grottes, à l’ombre des grands chênes. Tu n’es plus dans ma vie présente, aussi n’y a-t-il plus rien ; c’est le vide autour de moi. Tu n’es plus là, et quand je suis fatigué, plus personne pour me délasser par sa présence. Tu n’es plus ici pour entendre mes peines et les adoucir, pour comprendre mes angoisses et les calmer. Quand je reviens je ne te trouve plus ; quand je pars je ne te vois plus. Mon désespoir est grand, incommensurable. Pendant plusieurs années (hélas ! trop courtes), nous avons eu le même toit, la même couche et maintenant je demande le même tombeau… Ouvre-moi ton tombeau ; tends-moi les bras que je m’y jette pour y dormir mon dernier sommeil près de toi. Oh ! ma Rose, ne tarde pas ; ouvre-moi, ouvre-moi bien vite ton tombeau ; ne me laisse pas languir plus longtemps. À Lowell, je te disais : « Si je pouvais m’endormir jusqu’à ce que tu viennes m’éveiller », aujourd’hui je te dis : « Oh ! je veux m’endormir pour ne plus m’éveiller. Oh ! ma Rose, ouvre-moi ton tombeau pour que j’aille de suite y dormir près de toi mon dernier sommeil.

Partout, Ô ma Rose, je te cherche, et nulle part je ne te vois. Mes yeux sont-ils fermés pour toujours à la lumière ? Cependant il me semble que tu es toujours près de moi ou qu’à tout instant tu vas me revenir, que tu n’es pas partie pour toujours. Hélas ! je ne te vois plus que par les yeux de l’esprit ; oui, partout en esprit je te revois ; tu me suis partout et toujours. Le matin, dans le grand lit en noyer, quand je me lève, je vois encore ton beau sein soulever le drap blanc au rythme de ta respiration tranquille comme autrefois lorsque tu me souriais dans tes rêves. Je revois encore ton corps souple reposer comme autrefois sous l’édredon qui en épousait les formes gracieuses. Quand je m’incline vers l’oreiller où ta tête aux cheveux blonds reposait, il me semble que je vais encore cueillir sur tes lèvres si tendres ces bons baisers d’autrefois ; mais, hélas ! je n’entends plus que ton dernier soupir, ton dernier souffle. Durant le jour quand je pars ou que je reviens, je te cherche partout pour te donner encore des baisers, mais tu n’es plus et je n’ai plus personne à qui les donner. À table, je n’ai plus personne à qui donner les morceaux les plus tendres. Là, à ta place vide, l’ennui et sa sœur la tristesse, et son frère le désespoir se sont assis qui tournent vers moi leurs faces respectivement blêmes, éplorées, sombres et leurs yeux cruels qui me torturent l’âme ; ils tendent continuellement leurs mains aux griffes acérées vers ma poitrine pour me déchirer le cœur. Combien de temps encore faudra-t-il m’asseoir près de cette chaise où il n’y a que des spectres effrayants ? Ma Rose, ma Rose, aie pitié de moi ; viens à mon secours ; chasse ces ombres néfastes ; abrège mon agonie. Oh ! ma Rose, toi qui m’as tant aimé, tu ne tarderais pas à venir me chercher si tu savais comme je souffre de ton absence ; comme je souffre de ne plus voir tes beaux cheveux blonds, tes yeux bleu tendre, ta bouche toujours souriante ; comme je souffre de ne plus entendre ta voix si douce et si caressante. Prie, ô ma Rose, prie comme tu priais sur la terre et Dieu exaucera mes vœux d’aller bientôt te retrouver. Les saints ont tant de puissance dans le ciel que Dieu ne peut manquer d’accueillir favorablement ta prière. Je serais si bien près de toi, mon corps près du tien dans le tombeau, et mon âme près de la tienne à la table céleste.

Par hasard, quand je vais par les chemins que nous avons si souvent parcourus ensemble, je me hâte d’en sortir parce que trop de souvenirs y sont attachés qui me gonflent le cœur et me font monter les larmes aux yeux. Dans mon bureau quand je travaille, il me semble qu’à tout instant tu vas encore entrer et me donner tes bons baisers avant de partir ou en revenant. Mais, hélas ! j’attends toujours en vain. Le soir quand je rentre dans ma chambre, mes premiers et mes derniers regards sont pour ta couche toujours vide, et je me hâte de m’y reposer, espérant toujours y dormir bientôt mon dernier sommeil.

Ô ma Rose, toi que j’ai tant aimée et tant désirée avant de te posséder ; toi que j’ai encore plus aimée et plus choyée quand je te possédais, pourquoi me laisses-tu vivre seul sur la terre ? Et qu’est-ce que la terre sans ma Rose ? Qu’est-ce que la vie sans ma Rose ? La terre sans ma Rose, c’est un exil où l’ennui et le chagrin me ravagent et me minent sans aucun espoir ; c’est le désert impitoyable, sans jamais d’oasis, sans eau, où le soleil brûle et rend fou avant de tuer. La Vie sans ma Rose, c’est la barque qui a perdu son nautonier au moment où le phare s’est éteint. Qu’elle vogue, cette barque, où la poussent les vents et les tempêtes ; qu’elle se brise sur les écueils ; qu’elle s’abîme dans les profondeurs des flots, peu m’importe, il n’y a plus que la nuit sombre et le gouffre autour de moi. La vie sans ma Rose, c’est la terre privée du soleil, de sa lumière et de sa chaleur ; des ténèbres glacées m’enveloppent. La vie sans ma Rose, ce n’est pas de la vie, c’est la souffrance dans l’âme qui végète, ce sont les défaillances du cœur qui saigne. Vivre, c’est aimer, mais mon amour n’est plus de la terre. Oh ! ma Rose, ma Rose, vas-tu attendre longtemps encore avant de me tendre la main et de m’appeler à toi ? Veux-tu me faire payer sur la terre d’exil tout le bonheur que tu m’as donné ? Oh ! non, non, car il me faudrait t’attendre toute une éternité.

Ô ma tendre Rose ! que m’as-tu laissé en partant ? Tes lettres, tes missives, remplies des plus douces consolations et des meilleurs conseils, tes lettres que je veux conserver avec un soin précieux pour y puiser la force et le courage en t’attendant. Ce qui me reste de toi, ô chère Rose ? Le souvenir de ta beauté, de ta bonté, de ta douceur, de ta charité, de ton amour ; le souvenir du bonheur que tu m’as donné toujours ; le souvenir de ta bouche si souriante, de tes yeux si doux, de tes cheveux si beaux, de tes baisers si tendres et si ardents, de ton cœur si aimant, de ton âme si compatissante ; le souvenir de tout ton être qui me suit partout et toujours ; le souvenir du dernier baiser que tu me donnais lorsque, un instant avant ton dernier soupir, tu me tendais les bras, tu me pressais sur ton cœur et que ta bouche expirante déposait sur ma joue le dernier gage de ton amour. Ce qui me reste ? Ton petit drapeau qui me fait rêver du ciel. Ce qui me reste ? L’écho des dernières paroles que tu me disais quand je te demandais de venir me chercher : « Tu as tes enfants, toi ». À ce moment, je l’ai compris, ton chagrin était grand, très grand, de me laisser seul sur la terre, et tu as voulu me consoler par la pensée de mes enfants. Ce qui me reste ? Ton chapelet que tu aimais tant, à qui je puis adresser ces vers de Lamartine :

« Toi que j’ai recueilli sur sa bouche expirante
Avec son dernier souffle et son dernier adieu,
Symbole deux fois saint, don d’une main mourante,
Image de mon Dieu,
....................
Voilà le souvenir, et voilà l’espérance. »

Ton chapelet, ma Rose, voilà le souvenir le plus beau, le plus précieux et le plus cher à mon cœur et à mon âme. Ton chapelet, enroulé autour de ton bras et de ta main, et son crucifix, que tu venais de porter à ta bouche, me semblaient la clef du ciel qui ouvrait ses portes pour t’accueillir. Les grains de ton chapelet, en cristal taillé en facettes, avaient la teinte bleue du ciel et brillaient comme des milliers d’étoiles pendant un soir calme et serein. C’était une vision du bonheur céleste qui t’attendait. Ce chapelet sacré, je veux, en le récitant souvent pour toi, en aplanir les facettes sous mes doigts en t’attendant. Et le crucifix, je le baiserai pour y retrouver à tout instant ton dernier baiser et ton dernier soupir, dans l’espoir d’y laisser bientôt mon dernier baiser et mon dernier souffle et ma dernière pensée pour toi. Ce chapelet, c’est ton souvenir et l’espérance de te revoir bientôt.

Sais-tu, chère Rose, ce que j’éprouve quand je relis ces lettres que tu m’as laissées comme souvenir ? De la peine, de la tristesse, de la joie, de la consolation. Qui comprendra les déchirements de mon cœur à la lecture de ces lettres de notre jeunesse toutes empreintes de l’amour le plus ardent, le plus passionné. Relire ces lettres, c’est centupler les souffrances qui nous torturaient alors que, éloignés l’un de l’autre et fiancés, nous avions au moins, comme adoucissement à notre malheur, l’espoir de nous revoir bientôt. Relire ces lettres, c’est souffrir le martyre, le martyre de l’amour qui n’a plus d’espérance, martyre moral mille fois plus douloureux que le martyre physique. C’est souffrir, c’est vrai, mais c’est aussi nous revoir quand nous étions jeunes, quand l’amour débordait de nos cœurs, quand la vie était à la veille de nous sourire et de semer sur notre chemin les fleurs les plus variées et les plus odorantes. C’est souffrir, c’est vrai, mais dans ces moments de souffrance, je retrouve le passé avec ses joies, ses plaisirs, ses amours ; je retrouve ma Rose des anciens jours si belle, si fraîche, si parfumée qu’il me plaît de souffrir, ne serait-ce que pour revoir un instant ma Rose que j’ai perdue à tout jamais. Dans ces moments de souffrance, il me semble revoir le bon sourire de ma Rose, la douceur de ses yeux bleu tendre et la beauté de ses cheveux blonds ; il me semble entendre les battements précipités de son cœur quand elle me recevait ; il me semble qu’elle me tend les bras pour me revenir ou m’attirer à elle.

Ne pourrais-je pas éviter ces souffrances, ce martyre ? Oh ! non, je ne veux pas ; je l’aime, ce martyre ; je le recherche plutôt car il est la manifestation de mon amour pour celle qui n’est plus. Mes yeux sont secs : la source des larmes en est tarie ; mais dans mon cœur qui en est rempli, gonflé, la source ne s’en tarira que le jour où il aura cessé de battre. Jusqu’à ce jour mon cœur ne peut cesser d’aimer et de pleurer ma Rose ; et aujourd’hui pour moi, aimer c’est souffrir à tout jamais. Comment pourrais-je ne plus aimer celle à qui j’ai tant de fois répété : « Rose, ma Rose, je t’aime, je t’aimerai toujours et jamais je ne t’oublierai ». Pourrais-je jamais être parjure et manquer à la parole que j’ai si souvent donnée à ma Rose ? Cesser de l’aimer du plus profond de mon cœur, cesser de penser à elle à tout instant, l’oublier ne fût-ce qu’une seconde, oh ! non, je ne veux pas, je ne peux pas ; souffrir tous les tourments, tous les martyres plutôt que d’oublier un seul instant celle qui a été toute ma joie, toute ma vie. Si j’allais l’oublier ne fût-ce qu’une seconde, là-haut que penserait-elle de moi, elle qui avait promis de ne jamais m’oublier. Plus je souffre plus je pense à elle, et de là-haut elle voit mes pleurs, elle entend mes gémissements et elle doit m’en aimer davantage.

À la lecture de ces lettres, je sens les plaies de mon cœur s’ouvrir plus largement, mais il n’y a plus de baume pour les cicatriser, et qui pourrait en verser ? Il me faut souffrir à tout jamais. Je vois ces plaies s’ulcérer, mais il n’y a plus de calmant pour en adoucir la douleur et qui pourrait en administrer ? Il me faut toujours souffrir. J’en vois couler abondamment le sang et qui pourrait en tarir la source ? Oh ! qu’il coule, qu’il coule abondamment, plus abondamment encore et que ma vie s’en aille plus tôt avec la dernière goutte. Quand donc mon cœur cessera-t-il de battre faute d’aliment ? Ma Rose, ma douce Rose, je te cherche partout, je t’attends. Quand donc me reviendras-tu, plutôt quand te retrouverai-je ?


À la lecture de ces lettres, je retrouve aussi les consolations que nous nous prodiguions mutuellement, les bons mouvements d’encouragement que ma Rose me manifestait si souvent avec tant de charme, les expressions tendres et les sentiments délicats dont elle remplissait ses lettres. J’aime à y retrouver l’ardeur de son amour, l’aveu de sa passion, la grandeur de son âme, la noblesse de son cœur. La lecture de ces lettres met parfois un peu de joie dans ma douleur, c’est une éclaircie dans mon chagrin.

À la lecture de ces lettres et à tout moment, le cœur brisé, déchiré, je me dis : « Si je pouvais recommencer le passé, le faire revivre, comme j’aimerais encore plus ma Rose. Mais le pourrais-je ? car je l’ai aimée passionnément, éperdument, follement ; je l’ai entourée des soins les plus empressés ; je lui ai tout donné ; j’obéissais à tous ses désirs, à tous ses caprices ; j’ai été doux pour elle ; je voulais ce qu’elle voulait ; mais l’ai-je aimée comme elle le méritait, autant qu’elle m’a aimé ? Les soins que je lui donnais étaient-ils aussi délicats que ses attentions pour moi ? Que ne lui ai-je donné qu’elle ne me le rendit au centuple ? Ne s’est-elle pas toujours oubliée pour me plaire ? Sa bonté et sa douceur n’ont-elles pas toujours été supérieures ? Oh ! ma Rose, ma Rose, si le passé était à recommencer, je le passerais à tes pieds à t’adorer. Peut-on comprendre maintenant pourquoi, moi qui ai aimé autant qu’on peut aimer, je ne veuille plus et ne puisse plus vivre seul sur la terre. Oh ! laissez-moi demander à tout instant à Ma Rose de venir me chercher bientôt. Laissez-moi implorer la mort ; je la verrai venir avec quiétude et douceur, parce qu’elle sonnera pour moi l’heure de la délivrance, la fin de mon isolement et de mon exil. Je ne peux plus vivre sans ma Rose.


Pendant les quatre ou cinq mois qui ont suivi la mort de ma Rose, je fus tellement affaissé, tellement accablé, démoralisé, anéanti que je ne pouvais pas comprendre que celle qui m’avait tant aimé et que j’avais tant aimée pût ne plus exister, qu’elle ne fût plus dans ma vie et que je ne fusse plus dans la sienne. Comment avions-nous pu nous séparer ? Comment se pouvait-il que nous ne fussions pas partis ensemble comme nous avions toujours vécu ensemble, sans jamais nous séparer un seul instant ? Nous nous étions tant aimés dans un bonheur toujours si parfait que nous n’avions jamais pensé ou cru que nous pouvions un jour être séparés. Heureux ceux qui ont le même trépas et le même tombeau après avoir toujours eu le même amour ardent sous le même toit paisible. Elle de moins dans ma vie et je n’étais plus rien, rien qu’une ombre. Je la cherchais partout ; je l’appelais sans cesse et je l’entendais m’appeler. Sa voix, dans mon imagination, répondait-elle comme un écho des anciens jours, ou sa voix m’arrivait-elle du néant ? Mais le néant, qu’est-ce ? Et je me disais : « J’ai perdu ma Rose sur la terre ; elle est morte, et la mort c’est la fin de la vie ; et après, plus rien, pas même une ombre. Je ne la reverrai plus jamais sur la terre, et dans l’au-delà, s’il y en a un, la retrouverais-je jamais ? Dans mon désespoir, je ne voyais plus rien au delà de la vie éteinte, et j’avais, malheureux, des doutes sur l’existence d’une vie future. Mon chagrin aveuglait mon esprit et affolait mon intelligence, et mon amour me rendait sourd à tous les raisonnements. Oui, dans mon désespoir, je me disais : « Existe-t-il une autre vie où je retrouverai ma Rose avec tout son amour ? » Et je me disais souvent aussi : « S’il est une autre vie dans l’au-delà, serait-ce ma Rose, ma vraie Rose que je retrouverai ? Mais, en supposant qu’il y ait une autre vie, et que dans l’au-delà ma Rose me reconnaisse quand mon heure sera arrivée d’y entrer, quels tourments ne dois-je pas endurer ici-bas seul avant que cette heure tant désirée n’ait sonné ? Ne plus la voir, ne plus lire dans ses yeux bleu tendre si doux, ne plus toucher ses beaux cheveux blonds, ne plus sourire à sa bouche toujours souriante, ne plus déposer de baisers sur ses joues tendres et ses lèvres frémissantes, ne plus constater les élans de son cœur et en compter les palpitations, ne plus entendre sa voix murmurer les mots d’amour qu’elle savait si bien dire, Ah ! martyre de tous les instants. Ah ! la mort, la mort, plutôt que cette agonie terrible ; et si c’est le néant après, eh bien, je ne souffrirai plus de son absence, de sa perte.

Et je me disais dans mon affliction : « Oh ! mon Dieu, mon Dieu, anéantissez-moi et que je n’aie plus de ces pensées, de ces tourments pires que l’agonie, pires que la mort ». Jamais auparavant je n’avais eu de ces doutes ; c’étaient mes premiers doutes et ils me revenaient souvent ; et cependant j’invoquais ma Rose-Alinda comme une sainte, comme si elle eût existé dans l’au-delà ; je la priais constamment comme si déjà elle fût assise dans la gloire céleste. Elle était restée mon idole, et malgré mes doutes je l’adorais encore comme je l’avais adorée sur la terre. Je lui disais, comme je continue sans cesse à lui dire : « Oh ! ma Rose, ma bonne Rose, ma sainte Rose, aie pitié de moi ; viens à mon secours ; viens me chercher, et donne-moi la force et le courage de supporter la vie en t’attendant ou en attendant d’aller te rejoindre ».

S’il n’y avait pas de vie future, pourquoi invoquerais-je ma Rose, puisqu’elle n’existe nulle part ? Et pourquoi l’attendre ou espérer la rejoindre jamais puisqu’elle n’est plus même une ombre ? Oh ! doutes mortels, pensées accablantes, pourquoi êtes-vous venus déchirer mon cœur et briser mon âme défaillante ? N’était-ce pas assez d’être seul sur la terre sans que vous vinssiez m’enlever la dernière consolation qui me restait d’espérer la revoir dans l’au-delà. Pas d’autre vie dans l’au-delà ? Ô mon Dieu, est-ce possible ? Oh ! non, cela ne se peut pas ; puisque vous avez permis que nous nous aimassions tant sur la terre, c’est que vous nous prépariez une autre vie où nous retrouverions encore plus de bonheur à nous aimer. Oh ! mon Dieu, le bonheur que Vous nous donniez ici-bas n’était-il pas l’avant-goût des joies célestes de nous retrouver et de nous aimer davantage. Ma Rose ne plus exister ? Cela ne se peut pas. Dieu ne l’aurait jamais faite aussi belle, aussi douce, aussi bonne, aussi sainte pour ne m’en donner la jouissance qu’un seul jour. M’aurait-il prêté son corps, son cœur, son âme pour ne m’en faire goûter les charmes qu’un seul instant, pour me faire languir ensuite et mourir sans espoir de ne jamais la retrouver ? Ô mon Dieu, Tu es moins cruel, Tu es plus juste. Tu existes, Ô mon Dieu et pour ta gloire, il Te faut des anges et des saints qui chantent tes louanges. Et les saints, où les prends-Tu, ô mon Dieu, sinon sur la terre parmi ceux qui ont aimé ? Ô espoir divin, je retrouverai donc près de Toi, ô mon Dieu, celle que j’ai tant aimée. Ma Rose ne plus exister, cela ne se pouvait donc pas ; et pour calmer les angoisses qui rongeaient mon cœur, qui minaient mon âme, je priais et je faisais prier. J’essayais de retrouver dans la prière ma foi et la foi de ma Rose. J’essayais de prier comme ma Rose priait et comme j’aimais à la voir prier.

Avant de mourir, j’ai voulu revoir le berceau de nos amours. Je me suis fait conduire à Ste-Martine. Hélas ! j’ai gravi les derniers degrés de mon calvaire. Ô tristesse ! Ô désolation ! En entrant dans le village et en le parcourant, je n’ai plus rien retrouvé du Ste-Martine d’autrefois, oh ! si peu, si peu que j’en eus le cœur gonflé, l’âme anéantie. Le sentier qui conduisait à la gare est devenu un grand chemin. Sur la voie principale du village, les chaumières ont disparu, avec les jardins qui les embellissaient ; de grandes bâtisses carrées se sont élevées à leur place, qui en ont enlevé tout le charme et la poésie. Les grands arbres qui ombrageaient la route sont tombés de vétusté ou frappés par la cognée dévastatrice. Et ce jour-là je n’ai plus entendu le pépiement des oiseaux, et sur les fils suspendus je n’ai pas vu les moineaux rassemblés. Les chevalets mal équilibrés du vieux pont de la vieille Ben-Oui ne font plus de grands cercles dans l’eau calme de la petite rivière ; ils ont disparu avec le pont et la vieille Ben-Oui ; et l’onde coule paisiblement, sans la barque qui nous balançait et nous portait jusqu’au vieux moulin qui élève encore ses murs massifs à mes yeux attristés.

Il est vrai, quarante-deux années se sont écoulées depuis le jour où j’allais à Ste-Martine, cueillir la plus belle des roses, et que ne fait le temps, l’impitoyable temps, en quarante-deux années ? Il vaut mieux n’y pas penser… Seule la petite maison si hospitalière, berceau de nos amours, est encore debout. Je me suis arrêté en face, les larmes aux yeux, le cœur oppressé, l’âme défaillante… Je me suis revu dans la petite fenêtre de la lucarne d’où je regardais ma Rose entrer à l’église, le matin. Oh ! passons, passons… le cœur me fait mal… j’étouffe… c’est trop triste… trop de souvenirs me reviennent qui me font regretter les jours heureux disparus depuis trop longtemps… ce n’est plus ici que le désert avec sa tristesse, sa désolation… Je veux du haut du Golgotha chercher un peu de consolation, retrouver un peu de paix pour mon âme, en adressant une prière pour celle et à celle qui n’est plus. Je veux revoir, dans l’église où nous avons si souvent prié ensemble, l’âme de ma Rose chérie. Oh ! elle y est encore et elle m’invite à y entrer.

Je m’agenouillai dans un des derniers bancs, dans l’allée du centre, près de la grande porte. Pendant un moment de recueillement, j’entendis la grande porte s’ouvrir et je vis entrer ma Rose toute rayonnante, revêtue de sa robe de noce bleu Gobelin taillée dans un morceau du ciel pendant un beau jour d’été. Chère Rose, elle s’avançait d’un pas majestueux. En passant près de moi, ses beaux yeux bleu tendre me jetèrent des regards affectueux, et sa bouche toujours souriante semblait m’offrir les bons baisers d’autrefois. Au fur et à mesure que ma Rose s’avançait vers l’autel, sa toilette paraissait pâlir, changer de nuance, pour devenir toute blanche quand elle s’agenouilla sur le prie-Dieu qu’elle avait l’habitude de choisir aux pieds de la Vierge qui lui tendait les bras. Sa tête s’ornait d’un nimbe éblouissant et de toute sa personne jaillissaient des flots de lumière qui la faisaient ressembler aux anges prosternés devant le trône de Dieu. Oh ! comme elle priait avec ferveur, les mains jointes et les yeux élevés vers la Vierge qui lui souriait comme autrefois. Vision céleste !… et les élans de mon cœur allaient vers celle que j’aimais toujours du plus grand amour.

Si mes doutes sur la vie future n’eussent pas été dissipés depuis longtemps, ils se seraient évanouis à ce moment, car je voyais alors ma Rose, dans une sainte extase. Un ange lui prêtait ses ailes et je la voyais s’élever lentement vers la voûte du ciel qui s’ouvrait devant elle ; et je croyais entendre le chœur des séraphins, des anges et des saints entonner des hymnes célestes.

Chère Rose, tu m’as entendu et tu vis encore dans l’au-delà puisque tu as apaisé mes tourments, adouci ma douleur, dissipé mes inquiétudes et chassé mes doutes. Tu vis encore, je le sens : tu me suis de là-haut et tu m’aimes encore, je le vois, puisque tu m’as envoyé un rayon d’espérance.

Ô ma Rose, Rose chérie, nous n’irons plus désormais nous asseoir aux pieds des grands arbres comme nous avions, dans notre jeunesse, espéré le faire dans notre vieillesse. Tu n’es plus, je suis seul ; je suis vieux ; et seul je vais cheminer sous les grands arbres qui ombragent les sentiers du cimetière, pour aller prier sur ta tombe, au pied du monument sur lequel j’aimerais qu’on grave après ma mort ces mots : « Il l’a adorée ; il l’a pleurée ; il a été fidèle à sa Rose-Alinda ».


Montréal, 19 juillet 1930.

Fin.