CHAPITRE XIV

inquiétudes et prières


L’inquiétude sur le résultat de mes examens ne troublait pas outre mesure ma Rose, mais l’état de ma santé l’effrayait quelque peu. « Si tu échoues à tes examens, me disait-elle, pas un de tes confrères ne réussira. Étudie moins ; tu as déjà trop étudié ; tu te fatigues ; tu te rends malade ». Mes veilles prolongées effrayaient ma Rose et minaient ma santé sans que je m’en aperçusse. En effet j’avais maigri beaucoup ; j’étais devenu plus pâle ; j’avais le teint blafard. On encourageait ma Rose sur le résultat de mes examens, mais d’autres lui faisaient craindre pour ma vie. Son beau-frère lui disait : « Si j’étais aussi sûr d’aller en paradis que ton Elphège l’est de bien passer ses examens, je demanderais à mourir de suite ». Par contre, le 17 février, Rose m’écrivait : « Hier soir, madame L…, à qui je remettais notre linge à blanchir, me disait d’un air de pitié : dites donc, vous n’avez pas peur de vous marier avec M. Elphège ? » — « Pourquoi, lui répondis-je ? » — « Un maigre comme cela ; il va mourir au premier jour. Il a la mort écrite sur le visage ». Ma pauvre Rose me mandait souvent de ne pas étudier autant et de ménager mes forces et ma santé. Pour me donner du courage et m’enlever la peur des examens, elle me disait comme elle priait souvent et longuement pour mon succès. Ses bonnes paroles me tranquillisaient et plus souvent je me reposais. J’avais autant confiance en ses ferventes prières qu’en mon savoir. Du moment que ma Rose priait pour moi, j’étais sûr d’arriver premier ; et c’est ce qui arriva en effet. Ma Rose était si dévote, si pieuse et si sainte que le Très-Haut et les Saints qu’elle invoquait ne pouvaient pas ne pas lui accorder les grâces qu’elle demandait avec toute la ferveur et toute l’ardeur que je lui connaissais dans ses prières.


Ce n’est pas tout pour l’étudiant en dernière année de travailler beaucoup à la préparation de ses examens ; ceux-ci passés, il lui reste une question d’un intérêt capital à résoudre, question tellement importante et qui demande tant de réflexion qu’il lui faut y penser longtemps à l’avance, car il s’agit de l’avenir. Ce n’est pas en un jour qu’on peut régler cette question, qui préoccupe peu l’étudiant riche ou le jeune médecin pécuniairement à l’aise, mais qui demande beaucoup de sagacité de la part de l’étudiant pauvre. C’est la question de s’établir dans un bon endroit pour y faire au moins sa vie, sinon la fortune. Déjà, en septembre 1887, pendant ma vacance à Ste-Martine, je commençai à visiter, en compagnie de ma bonne Rose, les endroits qu’on me désignait comme propices à tenter la grande aventure de ma vie : l’établissement de mes pénates. Le jeune docteur Hervieux, de Ste-Philomène, qui devait plus tard devenir si célèbre, nous conseillait d’aller à St-Étienne ou à St-Cyprien qu’il croyait être avantageux pour un débutant. St-Étienne n’avait pas de médecin ; mais la campagne, quoique riche, était bien petite et le village peu peuplé. Il y avait une belle maison toute blanche que nous visitâmes. Elle plut à première vue à ma Rose, c’était suffisant pour me faire aimer la maison et le village. Chère Rose, comme elle était toujours charmante et savait toujours se faire chérir !

Pendant notre visite de cette belle petite maison, Rose plaçait déjà tous les meubles. Elle me faisait un bureau si beau où j’aurais pu travailler avec goût, une salle d’attente si attrayante où mes patients n’auraient pas trouvé le temps ennuyeux, un boudoir si charmant où nous aurions passé agréablement nos soirées, une chambre à coucher avec un lit si moelleux où nous aurions reposé avec tant de calme, que déjà il me semblait habiter ce petit château que ma fée Rose enchantait. Oh ! ma Rose, pourquoi as-tu toujours été si aimable, si prévenante ? Je te regretterais peut-être moins aujourd’hui, je te pleurerais peut-être moins, je serais peut-être moins malheureux si tu ne m’avais pas tant aimé. Oh ! ma Rose, je préférerais souffrir mille fois davantage plutôt que de n’avoir pas connu ton amour, tout ton amour. Hélas ! ce petit château, qu’embellissait ma Rose, n’était qu’un jeu de cartes qu’un souffle léger éparpilla ; en effet, quelques jours après, nous apprenions que le médecin, qui en était parti, devait y retourner à l’automne.

Nous n’allâmes pas visiter St-Cyprien, parce qu’il y avait déjà là un médecin que certaines personnes n’aimaient pas et pourquoi ?… Question d’argent, de politique ou d’inimitié ? Je ne sais. Je me défiais déjà de ces demandes de médecin à la campagne sous prétexte que le médecin déjà établi aime trop la goutte, la morphine, ou qu’il est trop politicien. Bien souvent le médecin n’a que quelques ennemis qui lui en veulent et qui cherchent à lui susciter une concurrence plutôt fatale au nouveau médecin qu’on aura leurré par de trop belles promesses.


Le 12 octobre 1887, Rose m’écrit : « Mon cher Elphège, as-tu quelque place en vue ? Je suis déjà en peine pour toi, mais ne nous décourageons pas, car je prierai assez pendant le mois du Rosaire, que Marie te conservera une bonne place pour le printemps. Je m’en vais à l’église prier pour toi ». Oh ! ma pieuse Rose, comme tu étais toujours encourageante et comme tu savais bien me donner la main dans les situations les plus embarrassantes. Que n’aurais-je pas donné pour un Ave Maria dit par toi ! Que n’aurais-je pas espéré obtenir par tes prières si pures, si ferventes. Quand tu priais j’avais confiance ; j’espérais parce que tes demandes étaient toujours accueillies favorablement du Très-Haut. Je suis chrétien ; j’ai prié beaucoup ; je prie encore plus depuis que tu es partie, chère Rose, mais il me semble qu’il me sera toujours impossible de payer en prières toutes les dettes que j’ai contractées envers toi, ma bien-aimée. Combien de chapelets me faudra-t-il réciter pour chaque Ave Maria que tu disais pour moi, pour mes succès, pour mon bonheur ? Un seul de tes Ave Maria était une prière plus éloquente auprès du Seigneur que les plus longues oraisons que j’offrais. Ma chère Rose, que ne m’as-tu laissé en partant une parcelle de ta ferveur et de ta dévotion !

Oh ! ma chère Rose, c’était le 12 octobre 1887 que tu m’écrivais : « Mon cher Elphège, as-tu quelque place en vue ? Je suis déjà en peine pour toi, mais ne nous décourageons pas, car je prierai assez pendant le mois du Rosaire que Marie te conservera une bonne place pour le printemps. Je m’en vais à l’église prier pour toi. » Oh ! Rose chérie, Rose regrettée, quarante-deux ans après, c’est le 12 octobre 1929 que, toi, tu as trouvé une plus belle place, une place que j’envie de partager avec toi. Le 12 octobre 1887, tu allais à l’Église prier pour moi ; le 12 octobre 1929, tu allais au ciel prier encore pour moi, n’est-ce pas ? pour que je te rejoigne bientôt. Oh ! ma Rose, fasse le ciel que là-haut tous les mois soient des mois du Rosaire et que tu pries continuellement Marie de me réserver une belle place près de toi. Pour moi, seul sur la terre, désormais tous les mois sont des mois du Rosaire que j’emploie à invoquer continuellement la Vierge du Rosaire de venir me chercher bientôt pour occuper la place que je désire tant près de toi. Prie, prie, ma Rose, en communion avec moi, pour que cette bonne Mère que tu as tant aimée nous exauce et nous réunisse bientôt.


Je vois par nos lettres toutes les inquiétudes et les misères que nous eûmes dans le choix de l’endroit où m’établir. Je ne suis pas le seul jeune médecin à avoir éprouvé toutes ces tracasseries. Dans mon choix je voulais plaire à ma Rose, tout en allant dans la campagne qui me procurerait plus tôt la facilité de venir chercher ma bien-aimée. De son côté, Rose me conseillait de choisir à mon goût ; elle me donnait son appréciation sur l’endroit que je lui proposais, mais pas plus ; peu lui importait l’endroit, du moment qu’on pouvait y entrevoir un peu d’avenir. « Elphège, me disait-elle, je ne dormirai en paix que lorsque tu seras placé, surtout à ton goût. Je te demande en grâce de ne pas te sacrifier pour moi ; ton choix sera le mien. Jamais je n’ouvrirai la bouche pour te faire le moindre reproche. Va où tu crois faire fortune ».

Oh ! ma Rose, toujours le même bon cœur, toujours le même bon esprit. Elle s’oublie toujours ; ce qui sera bon pour son Elphège sera bon pour elle. Elle sera heureuse pourvu que son Elphège soit heureux. Puis-je aujourd’hui ne pas regretter une telle fiancée, une telle épouse ?

Rose me mettait aussi en garde contre les demandes de certains notables de village, notaires, avocats ou députés, qui appellent à grands cris un jeune médecin et l’attirent dans des endroits où deux médecins ne peuvent pas vivre et où le dernier venu est exposé à végéter. Les offres ne me manquaient pas ; elles me venaient de partout. Le bon docteur Desroches, dont la science n’avait d’égale que la charité, me conseillait d’aller à St-Esprit où demeurait sa famille. Je visitai St-Esprit où je couchai même chez le frère du docteur Desroches. Je fus reçu avec la plus franche cordialité dans cette famille. Si St-Esprit eût été aussi attrayant que cette famille je serais certainement resté dans cette paroisse. Mais cette place du nord de la province me parut très ennuyeuse ; c’était un tout petit village coupé à angle aigu par une route qui conduisait à une autre campagne pas plus gaie. Qu’aurais-je fait dans cette pauvre campagne du nord, moi citadin, qui n’avais connu que les campagnes riantes pendant les vacances ?

Le curé Dugal, de Cloquet, Michigan, faisait miroiter à ma vue les deux cents dollars qu’il m’assurait par mois. L’éloignement du Canada ne souriait pas à ma Rose. Je répondis négativement au bon curé. On me redemandait à Lowell, mais j’en avais assez de cette ville. Ste-Agathe, qu’on me conseillait, était alors une pauvre place où je n’entrevoyais aucun avenir favorable. St-Michel ne me souriait pas ; c’était trop petit et trop éloigné des grands centres. On me suggérait Batiscan, l’Assomption, Yamachiche, Ste-Clotilde, St-Paul de Chester, Hochelaga, et que d’autres places !

Le 19 mars, 1888, j’ai passé avec succès la plus grande partie des matières d’examen, il ne m’en reste plus que quelques-unes, les plus faciles. Je suis heureux de l’annoncer à ma chère Rose qui doit être dans des transes mortelles. En même temps je lui envoie l’Adieu de l’étudiant. Elle me répond immédiatement : « C’est avec une joie délirante que j’ai reçu l’Adieu de l’étudiant. D’habitude un adieu resserre le cœur et fait verser des larmes ; mais l’adieu d’aujourd’hui, c’est le salut à l’aurore de la vie nouvelle ; c’est le sourire du jour qui point. La nuit est disparue ; les ténèbres sont dissipées ; les mauvais rêves, les cauchemars se sont enfuis et sous la rosée de ce nouveau matin, de plus fortes plantes vont germer, de plus belles fleurs vont s’épanouir que nous cueillerons bientôt ensemble. L’espoir est plus grand de resserrer bientôt les liens qui nous attacheront à tout jamais. À l’adieu de l’étudiant le cœur se réjouit et l’âme soupire ardemment vers de plus beaux horizons qu’elle entrevoit sous un ciel plus pur et plus serein. L’adieu de l’étudiant, c’est le dernier anneau de la chaîne de fer qui retenait le jeune homme dans l’esclavage des études systématiques, et c’est le premier de la guirlande que nous tresserons pendant une longue vie à faire le bien et le bonheur des autres et à nous aimer d’un amour constant et parfait. Adieu si longtemps désiré, que tu fais du bien à mon cœur ; en te prononçant, en te lisant, je sens le poids lourd qui m’écrasait se changer en un gaz subtil et hilarant qui dissipe les peines, calme les douleurs et transporte dans des lieux de délices. Oh ! si tu savais, mon cher Elphège, comme je me réjouis pour toi ! Comme tu dois être heureux, si j’en juge par mon bonheur ! Plus de veilles accablantes, plus de nuits sans sommeil, plus d’études harassantes, plus d’examens torturants. Que tes peines doivent être allégées et tes inquiétudes adoucies ! Oh ! mon Elphège, viens au plus tôt me donner ce baiser de l’adieu de l’étudiant, et que nous nous en réjouissions ensemble ».


Mon dernier examen passé, je rencontrai le coroner McM…, un ami intime de mon père. Cet excellent ami m’envoya dès le lendemain chez le curé Lussier, de Grenville, près d’Ottawa. Je fus reçu par le curé avec une grande déférence. Je couchai au presbytère et, le Jeudi saint, je visitai quelques missions avec le bon curé qui fit tout en son pouvoir pour me retenir. J’aurais estimé et aimé ce bon curé qui désirait beaucoup un médecin canadien-français recommandé par son ami intime MacM… Je trouvais la petite ville ni laide ni ennuyeuse, mais trop anglaise pour m’y plaire. Ma Rose ne l’aurait pas plus aimée.

Pendant le trajet de retour de Grenville à Montréal, je pensais bien un peu au désappointement que m’avait causé ma visite dans la petite ville, mais je ne me décourageai pas pour cela ; j’avais tant confiance dans les prières ferventes de ma Rose, que j’étais absolument certain de trouver une excellente place, où, à défaut de fortune, le bonheur au moins nous sourirait bientôt. Encouragé par les bonnes paroles et par l’exemple de ma chère Rose, je priais moi-même peut-être plus que je ne l’avais jamais fait auparavant. Je vois d’ici beaucoup d’esprits forts sourire quand ils me liront ; mais peu m’importe leur jugement, rien ne m’ôtera de l’idée que la prière est une force et un réconfort dans la vie de l’homme, qu’il soit jeune, mûr ou vieilli. Pendant mon séjour au collège, je n’ai été ni un bigot, ni un dévot, mais j’aimais la prière, et rien ne me plaisait tant, en montant du réfectoire après le souper, que d’aller à la chapelle pour y faire une longue oraison avant d’entrer en récréation. C’est peut-être par la prière que j’ai toujours soutenu mes efforts dans le travail, dans mes études et mon ambition vers les premières places en classe et plus tard dans le monde. La prière s’allie très bien au travail ; elle encourage dans les succès ; elle console et soutient dans les revers ou les échecs ; je l’ai éprouvé plus d’une fois.

En ce moment de la vie, peut-être le plus solennel et le plus grave, j’étais heureux d’avoir un bon ange gardien dans la personne de ma Rose qui priait pour me soutenir et m’encourager ; aussi avais-je mis toute ma confiance en elle. Je la savais si pure, si sainte que je ne pouvais m’empêcher d’espérer quand elle me promettait. « Prie, prie beaucoup, me répétait-elle dans sa lettre du 28 février 1888, et Dieu te conduira au bon moment à la place que tu dois choisir et qui sera la meilleure. Mets tout entre les mains de St-Joseph ; prie-le beaucoup pendant le mois de mars qui lui est consacré, et je suis sûre que ce grand saint te protégera ».

Le 2 mars, ma Rose me mande qu’elle commence une neuvaine en l’honneur du jubilé de Léon XIII. Le 9 mars, elle m’écrit : « Je vais te donner un petit conseil d’enfant. Écris sur des cartes le nom de chaque place que tu as en vue ; tires-en une au hasard, après avoir bien prié saint Joseph. Jamais ce grand saint ne permettra que tu prennes le mauvais numéro. Je t’entends m’appeler bébé ». Peut-on jamais avoir une foi plus grande à saint Joseph ?

L’on croit, en lisant cette lettre, que c’est un enfant qui prie avec toute la pureté d’une âme angélique. Le 13 mars, Rose me dit qu’elle vient de terminer deux neuvaines : « Je les ai offertes pour toi ; si tu n’es pas reçu médecin, il n’y en aura pas d’autres de reçus. J’ai prié aussi fort que mes forces me le permettaient ; malheureusement je jeûne et mes forces ne sont pas considérables ».

Le 16 mars, la veille de mes examens, Rose m’envoie de nouveaux encouragements. « J’ai tant prié saint Joseph, me dit-elle, que je suis sûre d’avance de ton triomphe. Demain matin, je ferai brûler un cierge en son honneur. » Ce sont là les seuls services que ma Rose peut me rendre en ce moment ; elle y met tout son cœur et son âme entière. Est-ce que, après tant de sacrifices de la part de ma Rose, tant de prières d’une âme si chrétienne et si pure, je ne pouvais pas avoir confiance, trouver des forces que je ne me connaissais pas, et un savoir que j’ignorais ? Est-ce que de même je ne pouvais pas espérer choisir une bonne place où m’établir avantageusement. Quelques jours plus tard, je fais part à ma Rose de mes différents projets et je lui demande son opinion et ses conseils. « Il est huit heures et demie, me répond-elle le 29 mars ; j’arrive de l’église où j’ai fait une heure devant le Très-Saint-Sacrement. Je n’ai pas voulu te répondre avant d’aller consulter le Maître de notre destinée, celui qui tient notre bonheur entre ses mains. Oh, mon Elphège, je l’ai prié si fort qu’il ne peut me refuser ce que je lui demande. C’est avec des larmes que je l’ai supplié de te guider vers une bonne place ».

Pouvais-je, après toutes ces invitations, je dirai même ces supplications, ne pas suivre les bons conseils de ma pieuse et tendre Rose, et imiter, au moins essayer d’imiter sa conduite si édifiante. Je le fis par amour et par conviction. J’adorais et j’ai toujours adoré depuis ma Rose que je croyais l’être le plus parfait et le plus aimable que mon Créateur eût mis sur la terre. J’étais donc idolâtre, car elle était et est restée mon idole que j’ai aimée à l’égal d’un dieu. Avec de telles pensées et de telles idées, pouvais-je faire autrement que j’ai fait ? Je priais surtout parce que je voyais mon idole à genoux, les mains jointes, dans une contemplation divine, pouvant tout obtenir de l’Être Suprême qu’elle invoquait avec une sainte ferveur. N’était-ce pas suffisant pour me faire tout espérer de la bonté divine ?

Aussitôt arrivé de Grenville à Montréal, je pris le train pour Ste-Martine. Il me tardait de revoir ma Rose pour la remercier comme elle le méritait pour tous les encouragements qu’elle n’avait cessé de me prodiguer. Je passai le jour de Pâques avec elle. Quelle joie de nous revoir. Je n’étais plus le petit étudiant ; j’étais le médecin, le combattant prêt à se jeter dans la mêlée avec toute l’ardeur que je mettais toujours en toutes mes actions pour réussir promptement. Cette journée fut bien douce et bien courte. J’aurais voulu la prolonger en une série de jours semblables, mais il me tardait aussi, malgré tout le bonheur que je ressentais auprès de ma Rose, de découvrir l’endroit où je devais élever ma tente, y allumer le feu rapidement, et revenir plus tôt chercher mon idole devant laquelle j’avais hâte de me prosterner constamment.

Je repartis immédiatement pour visiter St-Esprit qui ne me plut pas. Quelques jours plus tard, je rencontrais à Montréal mon confrère de classe et ami intime, Arsène Bernard, qui me conseilla d’aller immédiatement à St-Césaire, comté de Rouville, et de m’adresser à monsieur D…, beau-père de M. G…, député de Rouville à la législature de Québec. Le samedi suivant je me rendais à St-Césaire où je pris une chambre à l’hôtel Robidoux. Dans la soirée, je rencontrai M. D…, homme affable et bon qui me rendit de grands services. Nous causâmes longtemps avec Madame et mademoiselle D… Pour de nombreuses raisons qu’il m’énuméra, M. D… m’engageait à me fixer à St-Césaire. « Maintenant, me dit-il quand la soirée fut un peu avancée, nous nous rendons chez mon gendre, notaire et député. Je suis absolument certain qu’il ne vous encouragera pas ouvertement à vous établir dans le village où il y a déjà deux médecins ; mais veuillez bien comprendre ses paroles et ne leur donnez pas le sens que tout autre non averti y attacherait. Mon gendre est un député conservateur qui a été élu malgré la très forte opposition libérale du village ; et vous comprenez, en politique ou pour un politicien, il vaut mieux dans certaines circonstances ne pas parler trop ouvertement, ou même il vaut mieux cacher sa pensée sous des paroles contraires à ses propres opinions.

En effet, par les réticences du député, je compris facilement qu’il serait heureux de l’arrivée d’un troisième médecin recommandé par son beau-père. Les réponses du député, malgré leur apparence décourageante, me comblaient de joie. Je reconduisis M. D…, en le remerciant beaucoup de sa bienveillance, et je rentrai à l’hôtel pour commencer ma lettre à ma Rose. Le lendemain dimanche, premier avril, j’assistais à la grand’messe dans une grande église construite en planches brutes qui ressemblait plus à une belle grange qu’à la maison de Dieu ; c’était un bâtiment qu’on avait élevé temporairement en attendant de construire la belle église qui fait aujourd’hui l’orgueil de la paroisse. La fanfare du collège exécuta plusieurs morceaux de choix pendant le Saint-Office. Comme j’étais alors encore un peu musicien, le son des instruments à vent et la beauté des morceaux m’impressionnèrent tellement que je décidai sur le champ de m’établir à St-Césaire.

Après le dîner, je rendis visite au curé, M. Provençal, qui fit un peu comme le député. Il n’osait pas se prononcer carrément, mais ses paroles prêtaient à un double sens que j’interprétai favorablement. Quant aux Pères du collège, que je vis le même après-midi, il me fut facile d’en obtenir de suite une réponse plus favorable. Le Père Legault, un des supérieurs, ancien camarade de collège, et le Docteur Pinet, mon oncle, médecin de la Maison mère des Pères de Ste-Croix, me furent deux auxiliaires puissants qui m’ouvrirent toutes grandes les portes du collège. Le même jour, M. D… me conduisait chez madame Beaure qui consentait à me louer deux chambres, dont une pour mon bureau et l’autre pour ma chambre à coucher ; elle s’engageait de plus à me pensionner.

Revenu seul à l’hôtel, je passai ma soirée à terminer la lettre que j’avais commencée la veille pour ma Rose. J’écrivais très longuement, car j’étais heureux d’avoir enfin trouvé un village qui me convenait et qui plairait certainement à ma Rose, à qui je voulais exprimer immédiatement tout le bonheur que j’éprouvais. Je décrivais avec beaucoup de détails toutes les beautés du village, ses belles maisons, son magnifique couvent, son grand collège, ses rues d’apparence assez propre, et surtout sa bonne société. La température agréable de ce jour-là me montrait la campagne sous un aspect déjà riant ; les arbres bourgeonnants et les prés verdoyants sous un soleil plutôt chaud m’invitaient aussi à revenir. Les toilettes légères et pimpantes des dames qui assistaient à la grand’messe annonçaient l’aisance des villageois et des campagnards. Les notes gaies de la fanfare pendant l’office religieux avaient eu une grande influence sur ma décision. En terminant ma lettre, je demandais à ma Rose si le tableau que je lui peignais de St-Césaire était assez gai et riant pour lui plaire ; je lui demandais si elle y voyait plus de lumière que d’ombres.

Le mardi, 3 avril, ma Rose me répondait : « Juge de ma surprise hier soir en lisant, à l’en-tête de ta missive, ces mots : St-Césaire. J’ai cru un instant que tu voulais me faire courir un poisson d’avril… Mon ami, comme toi, je fais une neuvaine qui se terminera samedi matin ; saint Joseph devra donc bon gré mal gré nous accorder la grâce que nous lui demandons. C’est probablement lui qui t’a conduit dans St-Césaire… Tu ne saurais croire comme ta lettre me fit du bien… Oh ! Elphège, que je t’aime quand tu fais parler ton cœur de la sorte. T’aimer ! le mot n’est pas assez expressif ; tu es ma vie, tu es mon tout… »

La dévotion de ma Rose m’avait subjugué et j’étais devenu presque dévot. J’avais fait, en l’honneur de saint Joseph, une neuvaine qui se terminait pendant mon séjour à St-Césaire. L’inspiration d’établir ma résidence en ce village me venait-elle à la suite de ma neuvaine, ou était-ce une simple coïncidence ? La neuvaine de ma Rose prenait fin le jour où je me décidais de retourner à St-Césaire, seconde coïncidence qui eut une influence considérable sur ma détermination. Qu’on croie ce que l’on voudra de nous, peu nous importe ; ma Rose et moi, nous y trouvions plus que des coïncidences ou un jeu du hasard.