CHAPITRE V

le retour à montréal


Le lendemain, je me levai assez tôt pour prendre, à huit heures, le train à destination de Montréal. J’essayai de paraître calme et même joyeux ; mais on s’aperçut vite que cette tranquillité n’était qu’apparente, que cette gaieté n’était que factice. J’entendis une des sœurs de ma Rose murmurer à l’oreille d’une autre sœur : « Oh ! comme il l’aime ». Comme je l’aimais ma Rose ! Dieu seul savait comme je l’aimais. Oui, je l’aimais plus qu’on aime la vie à cet âge. Aimer plus que je l’aimais c’était mourir. En partant, je donnai un bon baiser aux sœurs de ma Rose. Elle, je la tins un instant dans mes bras et je déposai sur sa bouche le premier baiser que j’osais lui donner. Nos larmes se confondirent et je sentis sa poitrine se gonfler sur les soupirs qui l’opprimaient et qu’elle cherchait à me cacher. Nous reprîmes, Rose, sa plus jeune sœur et moi, le sentier de la gare. Le train arrivait. Un dernier adieu et je montai sur la plate-forme d’où je vis ma Rose s’éloigner avant que le train ne laissât la gare. Elle avait retenu ses larmes jusque-là ; elle ne voulait pas que je les visse couler abondamment. Oh ! Rose, ma Rose, cœur d’ange, tu m’aimais toi aussi ; si je ne l’eusse pas compris avant, je le vis à cet instant.

Dans le train, je m’assis au coin de la dernière banquette, près d’une fenêtre. Que m’importaient maintenant la lumière et l’air ; j’étais désormais seul, seul avec mes pensées et mes tristesses. La campagne se déroulait avec ses maisonnettes, ses grands arbres, ses prés, sa verdure, ses fleurs, ses ruisseaux ; mais je regardais la campagne comme on regarde ces objets lointains que les yeux fixent sans les voir ; ma mémoire, mes souvenirs évoquaient d’autres tableaux, d’autres paysages. Que m’importaient le bruit et les voix près de moi ; je n’entendais plus rien que l’écho des chants d’amour que nous avions murmurés pendant les derniers jours écoulés. Quand le train entra en gare à Montréal, j’en descendis précipitamment pour prendre le chemin de ma petite chambre d’étudiant que je trouvai plus vide et plus triste que jamais. Pourrais-je jamais décrire ces sensations douloureuses, ce froid glacial que je ressentis quand je me vis seul de nouveau entre ces quatre murs muets ? Mieux vaudrait chercher à décrire le tombeau et ses horreurs.

Cent fois je m’assis à ma table ; je prenais un crayon, une plume, du papier et j’essayais de transcrire, en langage ordinaire, les pensées et les sentiments qui se pressaient en foule dans mon esprit. En une seconde, je pensais plus vite, je sentais plus vite que ma plume n’aurait pu tracer pendant des heures. Comme dans des rêves où l’on voit, en un instant, de longues actions se dérouler, de nombreux personnages apparaître, parler, se débattre, disparaître et revenir, mes pensées, mes idées me représentaient des scènes, des paysages d’où naissaient sans cesse et rapidement les souvenirs de mes huit jours de vacances, et, s’entremêlant à ces souvenirs, des découragements, des ennuis, des désespoirs. Sur les feuilles de papier où j’avais cru transcrire tant de soupirs de mon cœur, tant de sentiments de mon âme, tant d’idées de ma tête, je n’avais fait que répéter plus de mille fois un nom chéri et toujours le même, et toujours lui seul : « Rose-Alinda, ma Rose ». Le soir quand je fus calme et que j’eus repris mes sens, je fus tout surpris et étonné de retrouver sur ma table ces feuillets épars sur lesquels je ne vis rien autre que ces deux mots : Rose-Alinda, ma Rose.

Ce même soir, j’écrivis une longue lettre où je traçais en caractères de feu les impressions encore toutes chaudes de mon départ et de mon arrivée. Elles étaient trop ardentes. Après avoir lu et relu ma lettre, je versai un torrent de larmes et je la déchirai pour ne pas l’envoyer à ma Rose. Elle lui aurait fait verser à son tour trop de pleurs. Pauvre Rose, elle devait sans cela suffisamment sentir le vide et l’ennui autour d’elle. Le lendemain j’écrivis une missive plus raisonnable, plus tendre, plus douce et plus consolante.


Montréal, 16 août 1886.
Ma bonne Rose,

Un passé heureux et déjà lointain m’avait procuré de beaux jours, de belles vacances. Une affection passagère, il est vrai, m’avait appris à regretter des départs répétés, et j’avais cru connaître l’amour ; mais je le sens aujourd’hui ce n’était qu’une amitié frivole, des amours d’enfants. Maintenant que j’ai trempé mes lèvres à la coupe du vrai bonheur, de l’amitié sincère, de l’amour passionné ; maintenant qu’une âme dévouée s’est ouverte devant moi comme un livre sacré où on lit à chaque feuillet un avenir heureux ; maintenant que j’ai connu les douceurs, les charmes et la bonté d’une tendre amie ; maintenant que j’ai goûté, avec les paroles affectueuses d’un cœur sympathique, les délices des doux entretiens de deux vrais amis, je me dis : jamais je n’ai aimé avant aujourd’hui : jamais je n’ai compris le bonheur de ces longues heures de conversation où l’âme de l’amie passe dans l’âme de l’ami pour n’en faire qu’une…

Hélas ! pourquoi faut-il si tôt se quitter ? J’aurais toujours vécu dans ce saint concert. Rose, rappelle-toi toujours ces instants d’ivresse. Partout nous avons laissé des souvenirs, mais les plus beaux sont gravés dans nos cœurs. Ste-Martine les répétera longtemps, mais nous les chanterons toujours…

Rose, en partant, je t’ai dit quatre mots : « Je t’aime ma Rose » ; et j’allais balbutier les paroles mystérieuses qui lient pour la vie, lorsque l’heure du départ sonna comme la cloche fâcheuse qui réveille d’un beau rêve. Mais qu’importe, Rose, mon silence forcé ; n’as-tu pas lu dans mes yeux ce que mes lèvres trop lentes n’ont pas eu le temps d’achever ou de prononcer ?… Espère, ma Rose, nous reverrons encore de beaux jours à Ste-Martine ; nous boirons encore à cette même coupe que l’amour vient de présenter à nos lèvres avides du même bonheur. Nous nous reverrons encore à Ste-Martine, dans cette maison hospitalière…

Votre petit Elphège.

Ste-Martine, 18 août 1886
Cher Elphège,

Impossible de vous dire le vide qui s’est fait autour de moi, depuis votre départ. Je suis comme une âme en peine ; je cherche partout et toujours ; mais je ne trouve rien. Tout me manque là où vous n’êtes pas, Elphège, et tout me paraît morne…

Hélas ! ces quelques jours que nous avons passés ensemble pendant votre promenade sont disparus comme une fumée ; il ne m’en reste que le souvenir que je garderai précieusement, soyez-en certain. Il y a quelques jours Ste-Martine était pour moi un petit paradis ; mais aujourd’hui, il me semble que c’est un désert où la mort a passé. Pourquoi ce changement subit ? À qui la faute ? À vous, pas à d’autre. Vous vous êtes montré si bon, si aimable qu’il ne peut y avoir de bonheur ici-bas pour moi sans mon Elphège. Aussi, tous les jours, je rends mille actions de grâces au Très-Haut de m’avoir fait connaître le bonheur par toi.

Depuis que je vous connais je suis forte contre tout malheur. Il me semble qu’à présent rien ne peut m’atteindre. Votre image est tellement gravée dans mon cœur qu’elle me sert de talisman. Oh ! qu’il est bon d’aimer comme je t’aime Elphège. Rends-moi le quart de ce que je te donne et je ne craindrai aucune puissance humaine pour te ravir à moi…

Des bons baisers de ta Rose.
Montréal, 19 août 1886.
Ma bonne Rose,

Pourquoi doutez-vous toujours de votre Elphège ? Vous craignez de trop l’aimer cet ami qui sacrifierait tout pour vous. Mon passé, que j’avais cru heureux avant de vous connaître, s’est effacé sous une larme que vous avez versée un soir ; mon présent obéit à votre regard si doux parce que je crois y lire l’espoir de notre bonheur et je mets entre vos mains mon avenir. Dédaignerez-vous mon avenir ? Qu’il soit grand, vous en aurez élevé les degrés ; qu’il soit glorieux, vous en aurez fait jaillir la première étincelle ; qu’il soit humble, j’en serai la cause ; mais vous n’en serez pas coupable. Ne faut-il pas que le soleil réchauffe la plante chétive comme l’arbre fort et vigoureux. Brillant ou obscur, mon avenir est à vous ; mes jours sont les vôtres. Et vous craignez encore ? Voulez-vous chercher ailleurs de plus grandes qualités que les miennes, des talents plus beaux que les miens, un espoir plus éclatant que le mien ? Vous trouverez ces trésors partout hors de moi ; mais ce que vous ne trouverez pas c’est un cœur aussi sincère que le mien, un amour aussi véritable que le mien, une âme franche et ouverte comme la mienne ; ce que vous ne rencontrerez pas c’est une volonté aussi ferme que la mienne ; c’est une parole donnée et tenue comme la mienne ; en un mot, cherchez un autre Elphège qui vous aime autant que je vous aime, Rose. Vous craignez de répandre un jour des larmes sur mon cœur refroidi. Ah ! tremblez plutôt sur l’ardeur de votre amour. Jamais, ma Rose, je vous le promets, je vous en fais le serment, vos yeux ne deviendront rouges des pleurs versés sur ma froideur ou mon oubli. La mort mille fois, plutôt qu’un seul instant pendant lequel je ne vous aurai pas aimée.

Vous craignez, dites-vous, parce que les étudiants en médecine, une fois reçus médecins, recherchent la fortune dans un mariage riche ; et vous me citez nombre de ces infidèles et de ces parjures qui ont leurré, pendant leur cléricature, de pauvres jeunes filles qu’ils ont ensuite abandonnées dans les tourments d’un désespoir mortel. Je le sais comme vous, ma chère Rose, il y a trop de parjures, trop de criminels en amour ; mais dois-je leur ressembler parce que je suis étudiant en médecine ? Oh ! ne craignez rien, ma Rose ; j’ai un caractère trop droit pour vous laisser supposer une telle bassesse chez moi. La franchise, qui est peut-être mon unique qualité, ne me laissera jamais dévier du droit chemin. Je veux, il est vrai, la richesse chez ma fiancée, chez ma future épouse, mais non la richesse que vous pensez. L’argent et l’or chez mon épouse ne me sourient pas ; ils ne donnent pas toujours le bonheur. La richesse que je cherche c’est un trésor de bonté que je crois trouver en vous. Je demande à mon amie, à ma fiancée, pour toute dot, un cœur toujours aimant et pour trousseau, ces grandes qualités du cœur et de l’âme qui font la femme forte et généreuse, la mère chrétienne, l’épouse fidèle. Je recherche en la femme ces qualités qui rendent l’époux heureux et lui font la vie douce et paisible. Voilà les richesses qu’il me faut ; pouvez-vous me les donner ? Quant aux autres, je saurai les acquérir par mon travail et mon courage, ou j’aurai le courage de m’en passer si le succès ne couronne pas mes efforts constants dans le travail.

Rose, pourquoi vous aurais-je aimée un jour, pour vous oublier le lendemain ? Insensé celui qui fuit le bonheur après l’avoir trouvé ; il est si rare ici-bas. Pourquoi vous avoir rencontrée un soir, s’il me fallait le soir suivant ne plus me souvenir du parfum de la rose. Étouffez vos doutes dans cette ardeur que vous me voyez ; rappelez-vous nos serments et ces beaux jours si vite écoulés où nous avons goûté d’avance le bonheur de marcher l’un près de l’autre, et rappelez-vous nos paroles échangées de partager toujours le chagrin et les peines comme les plaisirs et les joies. Enfin si vous doutez encore, hâtez-vous de revenir auprès de votre ami pour lire dans ses yeux l’abandon de sa vie à sa meilleure et, dirais-je, à sa plus fidèle amie…

De bons baisers de ton Elphège.

Nos lettres se succédèrent ainsi sans interruption jusqu’à la fin du mois d’août, au retour de ma Rose à Montréal. La joie et le bonheur revenaient enfin. Le mois de septembre, généralement le plus beau mois de l’année à Montréal, se passa sans incident remarquable. Nous nous rencontrions, Rose et moi, à peu près tous les jours et même deux fois par jour. Très souvent l’après-midi, nous allions faire notre promenade sur les rues Notre-Dame et St-Jacques que commençait à fréquenter le monde fashionable. Nous ne manquions jamais cette promenade le samedi, car c’était pour ainsi dire jour de gala. En ce jour, tous les beaux équipages de Montréal paradaient. Les grandes dames, nonchalamment assises sur les sièges capitonnés, brillaient dans leurs toilettes plus claires et plus attrayantes. Les messieurs, sans soucis des affaires, étaient plus nombreux. Les jeunes filles, certaines de rencontrer les jeunes gens en congé, se rendaient en foule. Le nombre des promeneurs était quelquefois si considérable que la circulation gênée était lente et difficile, ce que personne ne détestait cependant.

Tous les soirs, Rose et moi, nous nous voyions, soit que j’allasse chez elle passer la veillée, soit que je la rencontrasse chez des amis ou que nous fissions une marche dans les grandes artères de la ville. Nous avions toujours hâte de nous revoir et nous avions toujours du chagrin de nous quitter. À la demeure de Rose, nous passions la soirée soit au milieu de la famille qui se retirait en général de bonne heure, soit entre nous deux seuls en conversation plus intime. Lorsque nous étions seuls au salon, le chaperon, qui était le plus souvent la mère de Rose, sommeillait tout le temps, confortablement assis dans une grande berceuse en bois, placée près de la porte, dans le boudoir voisin. Parfois la bonne mère de Rose s’éveillait en sursaut, faisait craquer sa chaise pour nous avertir qu’elle veillait toujours, et retombait immédiatement endormie. Le temps s’écoulait beaucoup plus vite lorsque nous étions seuls. C’étaient alors des réminiscences de nos jours de vacances. Nous nous rappelions les beaux clairs de lune ; le bercement de notre barque sur les flots tranquilles de la petite rivière ; nos promenades et nos stations prolongées sur le vieux pont de la vieille Ben-Oui ; le pique-nique au Buisson. Aux souvenirs se mêlaient souvent les projets d’avenir. Parfois nous nous proposions d’aller habiter une petite maison toute blanche à la campagne où je pratiquerais la médecine sans bruit, sans éclat, faisant le bien comme tous les médecins de la campagne, recevant peu en échange de mes soins, comptant peu sur la reconnaissance des campagnards, espérant plus de la bonté et de la miséricorde de Celui qui doit un jour récompenser, comme il le mérite, le médecin dévoué qui donne toujours et travaille toujours au nom de la charité. À la campagne, nous serions plus seuls et plus souvent ensemble ; nous nous aimerions tant ainsi que nous n’aurions aucun besoin du monde pour nous distraire. Sans ennui, sans ambition, nous demanderions à notre petite ou grande famille des joies plus pures que celles que peut donner le monde avec ses grandes fêtes.

Parfois nous rêvions un avenir moins humble. L’argent nous apparaissait plus brillant, l’or plus éclatant, et leurs reflets mettaient un charme tout particulier sur les plaisirs, les fêtes, les soirées, les bals de la haute société. Le grand monde, ses pompes et ses grandeurs étaient les mots magiques qui réveillaient et stimulaient notre ambition et nous faisaient envisager l’avenir sous un autre angle. Une attention soutenue au travail, une ardeur toute particulière à l’étude me fraieraient un chemin à travers les vicissitudes de la médecine jusqu’à la première place dans ma profession. Nous nous amuserions ; nous serions considérés, et, au milieu de distractions infinies, nous saurions cependant encore trouver des instants et des heures pour nous aimer. Au milieu des foules éblouissantes, nous serions toujours les mêmes, toujours les mêmes cœurs aimants, toujours les mêmes âmes passionnées, et nous penserions sans cesse l’un à l’autre. Et quand, après être sortis de ces lumières vives, de ces salons et de ces boudoirs majestueux et parfumés, nous nous retrouverions à la pâle lumière de notre foyer, notre joie serait d’autant plus vive et plus pure que nous aurions été plus éloignés l’un de l’autre. Dans l’intimité de notre chez-nous comme nous serions heureux de retrouver l’amour tendre de nos enfants pour qui nous aurions travaillé beaucoup, et pour qui nous aurions fréquenté la société du grand monde afin de leur faire belle et grande leur place, quand à leur tour ils devraient jouer leur rôle dans la vie.