CHAPITRE VI

ma troisième année de médecine


Avec le mois d’octobre, les cours de la Faculté de Médecine recommençaient. C’était le réveil de la vie d’étudiant ; c’était le renouvellement des plaisirs tapageurs, des chants, des rires, des cris ; c’étaient les promenades et les rendez-vous qui revenaient avec leurs charmes et leurs attraits ; c’étaient aussi des études moins arides, des travaux moins fatigants que nous allions inaugurer ; désormais plus de dissection dans cette salle remplie des vapeurs d’alcool méthylique qui masque plus ou moins l’odeur de relent des chairs en décomposition ; plus de chimie ; plus d’histologie ; plus de matière qui exercent la mémoire au détriment du jugement. Fini le programme des primaires ! Le baccalauréat est passé, et nous entrons tout à coup dans une voie nouvelle qui métamorphose subitement l’étudiant. Mes études de la troisième année de médecine me rapprochaient davantage des malades que j’aimais de plus en plus. La recherche des causes, les symptômes et les traitements des maladies me passionnaient véritablement. Malgré tout l’intérêt que je portasse à mes cours et aux cliniques, je trouvais cependant encore des heures de loisir pour les veillées que je passais avec ma Rose ; pour les soirées et les bals où je la conduisais ; pour les séances littéraires ou dramatiques du Cercle Ville-Marie où je présentais souvent des travaux. C’est ainsi que je passai les trois derniers mois de l’année 1886. Le temps s’écoulait rapidement, partagé entre mes études mes plaisirs et nos entretiens.

Vers la mi-janvier 1887, deux événements qui eurent une influence considérable sur ma vie se présentèrent à la même date. L’un fut marqué d’une tristesse inénarrable et l’autre, qui annonce toujours l’époque la plus solennelle et la plus heureuse de la vie, fut quelque peu attristée par la pensée du premier. La mort et les funérailles de mon père attristèrent le mariage de la sœur de ma Rose, Amanda, sa sœur bien-aimée, sa compagne de tous les instants.

Ne voulant pas être une charge de plus pour ma famille et mon frère cadet qui sacrifiait son avenir de médecin pour le bien de mes frères et de ma mère, je résolus de m’expatrier au plus tôt et d’aller aux États-Unis exercer une profession dont je n’avais pas encore gagné les derniers diplômes. Il me semblait que, après les fortes études que j’avais faites, je pourrais lutter avantageusement avec ceux que j’oserais appeler mes confrères. Je me sentais aussi bien préparé, après mes trois années d’études, que les médecins des États-Unis qui ne faisaient, dans ce temps-là, que deux années de cléricature. De plus je savais trouver un auxiliaire puissant pour m’aider dans cette lutte de la vie dans la nouvelle patrie que je choisissais. La sœur de ma Rose, mariée le jour des funérailles de mon père, m’encourageait à suivre la voie que je croyais ouverte devant moi. Elle promettait de m’aider et d’employer tout son crédit auprès de son mari et de ses beaux-frères très connus et très estimés dans la société canadienne-française de Lowell où j’avais l’intention d’aller me fixer. C’était aussi le désir de ma Rose de me voir tenter fortune dans la ville où demeurait sa sœur chérie. Ce désir de ma Rose était déjà un ordre péremptoire pour moi. J’y obéis et je ne l’ai jamais regretté.

De ce jour, ma vie prenait une nouvelle orientation. Mon chagrin était immense, mon désespoir sans bornes ; je pleurais mon père, et je voulais devoir le moins possible à ma famille pauvre, sans le sou. Je me jetai avec plus d’ardeur que jamais dans mes études médicales. Je voulus, pendant les deux derniers mois qui s’écouleraient avant mes examens de Pâques, apprendre autant que mes confrères en un an et demi. Je partirais ensuite sans diplômes, mais avec autant de science que ceux qui terminaient leurs études mollement et presque sans but bien défini. Je me sentais déjà assez de crânerie et de hardiesse pour affronter les misères, les ennuis, les déboires de la vie du médecin. Pendant les deux derniers mois que je restai à Montréal, je rencontrais souvent ma chère Rose-Alinda. Je passais souvent des parties de soirées avec elle, mais je la quittais plus tôt que d’habitude pour retourner promptement à mes livres de médecine. Elle savait m’encourager dans mes études comme elle l’a toujours su plus tard. Si j’ai obtenu tant de succès dans ma vie, je ne le dois qu’à ses bons conseils et ses bonnes paroles d’encouragement. Tous les succès que j’ai obtenus dans mes études, je les dois à ma Rose, et par la suite, tous les succès que j’ai obtenus dans ma clientèle de médecin, c’est à elle encore que je les dois. Si j’ai écrit beaucoup avec avantage sur certaine partie de la médecine ou en certaine spécialité, elle m’encourageait toujours à poursuivre mes recherches et mes études et à les publier pour en faire bénéficier les médecins et les patientes. Elle m’aidait avec bonheur et plaisir à corriger les épreuves de mes articles de Revues Médicales ou de mes livres que j’ai publiés. Si je me glorifie de voir aujourd’hui mon nom cité, par les deux Amériques, et en Europe, dans les Revues Médicales, dans les grands traités d’Obstétrique et dans certains Congrès de médecine, je le dois encore et toujours à ma Rose. Mon nom en médecine fut son œuvre, car elle m’aida si bien de ses conseils et de ses encouragements que je n’ai jamais cessé de travailler avec ardeur pour lui faire plaisir. Elle fut toujours ma conseillère la plus sûre et jamais je n’ai regretté de l’avoir écoutée même dans les choses qui paraissaient le moins de son ressort.

Pendant les deux derniers mois que je passai à Montréal, nous nous entretenions constamment de la nouvelle vie qui m’attendait en exil. Rose me montrait les lettres qu’elle recevait de sa sœur qui me préparait les voies dans Lowell. J’étais connu dans cette ville où j’avais des amis que je ne connaissais pas encore. Nous commentions longuement ces lettres, et nous faisions déjà des projets pour un avenir que nous croyions bien rapproché. Le mari de la sœur de ma Rose m’écrivit plusieurs lettres dans lesquelles il me laissait entrevoir les succès qui m’attendaient. On me promettait en plus l’office de rédacteur de l’Étoile, journal français qui défendait la cause et les intérêts des Franco-Américains. On escomptait déjà ma présence au milieu des Canadiens-Français ; je devais faire beaucoup de bien à mes compatriotes expatriés. On me croyait orateur et écrivain. Mon nom paraissait déjà sur les programmes des assemblées. Mais j’étais encore loin de penser à prononcer de grands discours ou à écrire des articles retentissants. Je voulais tout d’abord me débrouiller dans ma carrière nouvelle. Je voulais sortir de la misère au plus tôt, gagner de l’argent et revenir bien vite chercher celle que j’enviais de toutes les forces de mon âme et de mon cœur.

Les jours s’écoulaient avec une rapidité vertigineuse. Hélas ! il me faudrait partir bientôt. Nos entretiens étaient moins gais. Parfois nous nous taisions tout à coup, et nous restions de longs instants silencieux. Rêvions-nous à l’avenir qui nous attendait et que nous commencions à redouter, ou pensions-nous au passé dont le bonheur n’aurait peut-être plus d’écho dans le futur ? Quand nous reprenions notre conversation, c’était pour nous répéter les serments que nous avions faits si souvent. Les veillées, que j’abrégeais forcément pour étudier, étaient le plus souvent tristes ; et le jour, quand nous nous rencontrions entre les cours de l’Université, nous aurions voulu nous isoler pour ne plus voir le monde, pour ne plus entendre le bruit de la rue et pour être bien seuls. Mais ces instants étaient si courts que nous ne pouvions aller loin et fuir tout et tous. Nous avions à peine le temps de nous raconter les rêves faits depuis notre séparation de la veille et de nous répéter encore les mêmes serments. Je rentrais dans l’Université à peine capable de suivre les leçons du professeur tant j’avais le cœur gros et l’esprit ailleurs. Et toi, chère Rose, tu continuais, triste aussi, ta promenade sur les rues Notre-Dame et St-Jacques, attendant avec anxiété la prochaine récréation pour me voir sortir en hâte et accourir vers toi. Ah ! doux instants ! comme vous avez laissé dans ma mémoire des souvenirs impérissables que j’aime à rappeler souvent. Aujourd’hui encore, quand je passe sur ces rues que nous avons parcourues si souvent ensemble, je pense aux jours de notre jeunesse et il me semble toujours que, jeunes encore, nous parcourons le même chemin avec le même amour.


Hélas ! le dernier jour était arrivé ; c’était l’instant des adieux, un lundi matin, le 28 mars. Nous étions à la gare, dans le train qui allait nous séparer pour de longs jours. Rose et moi, nous étions assis sur la même banquette ; mes frères étaient autour de nous. Le plus jeune et le cadet, tous deux d’un esprit enjoué et espiègle, cherchaient à égayer ce départ, cette séparation. Mais leurs rires et leurs fines réparties avaient de tristes échos dans l’âme de ma Rose ; j’en souffrais plus qu’elle encore. Nous aurions voulu être seuls en ce moment pour nous dire nos derniers mots d’amour et voir briller nos derniers espoirs à travers nos larmes. Pourquoi faut-il que, dans les moments les plus solennels et les plus précieux, nous soyons entourés de parents, d’amis ou d’indifférents ? Je le comprends aujourd’hui, l’amitié et la parenté ont des droits sacrés auxquels elles tiennent. Elles veulent être, comme l’amour, les dernières à saluer un départ et les premières à tendre la main à l’arrivée. Si l’amitié est sensible et franche, l’amour, par contre, est égoïste et souvent morose dans certaines circonstances.

Le contrôleur du train, un Anglais, jeta un dernier cri : All aboard. Nous nous serrâmes les mains à la hâte, mes frères et moi. Rose était très triste ; ses beaux grands yeux bleu tendre brillaient sous les larmes qu’elle cherchait à retenir ; sa bouche s’efforçait de sourire pour me donner du courage. Je l’embrassai fortement entre mes bras, et je sentis battre son cœur, comme elle, le mien. Nos lèvres se rencontrèrent et les mêmes mots s’en échappèrent en même temps : « À toi pour toujours, au revoir ». Je la reconduisis sur le quai de la gare : nos mains s’enlacèrent une dernière fois pendant que le train se mettait en mouvement. Je la vis quelques secondes encore, retenant toujours ses larmes pour ne pas m’affliger, et se montrer forte devant mes frères. J’entrai dans le wagon et je me jetai éperdu sur la banquette à la place qu’elle avait occupée.

« Comment, me disait un jour une jeune fille à qui je racontais ce départ attristé, avez-vous pu quitter votre Rose, vous qui l’aimiez tant ? Et comment votre Rose, qui vous aimait tant, a-t-elle pu vous laisser partir seul ? Non, non, ce n’était pas là de l’amour. Non, non ; si je vous eusse aimé autant que cela et que vous m’eussiez autant aimée, l’entendez-vous, Monsieur, jamais vous ne m’auriez quittée. Je me serais suspendue et attachée à votre cou comme le lierre se suspend et s’attache à la branche, et vous n’auriez jamais pu briser les liens de mes deux bras entrelacés qu’en les déchirant et en les faisant saigner abondamment comme vous auriez déchiré et fait saigner mon cœur. La douleur que vous auriez causée à mes membres resserrés autour de votre cou ne se serait calmée que dans l’évanouissement de tout mon être et c’eût été le prélude de mon agonie et de ma mort. Monsieur, vous avez été le plus cruel des fiancés. Si vous vous étiez tant aimés, vous auriez amené votre Rose, et votre Rose vous aurait suivi pour partager votre exil et votre misère. C’est ainsi que je comprends l’amour ». — « Mais pauvre jeune fille insensée, ne voyez-vous pas que j’aimais trop ma Rose pour la voir souffrir un seul instant de ma misère et de ma pauvreté ? Je lui promettais de revenir bientôt. Et puis, éloignée de moi, ma Rose n’endurait-elle pas les mêmes souffrances, les mêmes tortures que moi ? Ses souffrances, ses tortures morales n’étaient-elles pas assez grandes pour que je lui évitasse les souffrances et les tortures physiques ? Notre amour était très grand, mais il n’était pas insensé. »

La journée fut longue dans le train ; elle me parut interminable. Le va-et-vient des passagers, le bruit des roues sur les rails, les mouvements saccadés du train dans les courbes ne purent me tirer de ma torpeur. La locomotive haletait, s’arrêtait, repartait, sifflait, grondait, et je n’entendais rien, absolument rien ; c’était la nuit, la mort pour mes sens extérieurs. Pour mon âme, c’était comme un moment d’arrêt dans la vie, une heure de transition. Tour à tour je regardais dans le passé ou j’envisageais l’avenir. Ma famille fuyait ; mes frères se dispersaient ; mes compagnons et mes amis s’éloignaient ; mes plaisirs d’autrefois me souriaient de loin. Il me semblait entendre vaguement le pas de la valse sur le tapis ; je percevais comme le murmure de nos conversations intimes ; et puis c’étaient les brouillards de l’avenir qui me cachaient des maux et des afflictions. Parfois ces nuages se dissipaient et me laissaient entrevoir les misères qui grandissaient en s’approchant : des jours qui devenaient sombres ; des nuits qui se peuplaient de cauchemars, enfin c’était le désespoir qui me poursuivait partout et s’asseyait en face de moi à la table de mon bureau ou au pied de mon lit.