CHAPITRE IV

ma promenade à ste-martine


Le 7 août quand j’allai à Ste-Martine, j’étais si content, si heureux, que je me tins, tout le long du trajet, sur la plate-forme du wagon, pour mieux apprécier la vitesse du train qui me rapprochait de plus en plus du but de mes désirs. J’étais littéralement fou de bonheur. Le vent me fouettait la figure, la fumée de la locomotive m’aveuglait et me barbouillait, les tourbillons de poussière souillaient mes habits, les passagers qui montaient ou descendaient me bousculaient effrontément ; que m’importaient toutes ces choses auxquelles je ne pensais aucunement ; une seule pensée me préoccupait, un seul désir me tenait : revoir ma Rose le plus vite possible. Du haut de la plate-forme je voyais mieux la ville fuir rapidement derrière moi, et la campagne dérouler ses paysages avec la même rapidité : c’était le passé qui fuyait et l’avenir qui approchait. Le train arrêtait trop longtemps aux gares ; la foule qui descendait du train ou qui y montait était trop lente dans ses mouvements. Oh ! que j’étais impatient et que je souffrais du moindre retard. Enfin la sirène fait entendre un dernier son strident ; nous sommes à Ste-Martine.

Rose-Alinda, aussi anxieuse et impatiente que moi, est sur le quai de la gare. D’un bond je suis en bas de la plate-forme. Nous allions, ma Rose et moi, nous jeter dans les bras l’un de l’autre ; mais non, il ne faut pas ; des étrangers nous voient qui ne connaissent pas notre amitié, notre amour. Défions-nous, c’est la campagne avec son monde, ses commères, ses cancans. Un bon serrement de mains, un regard pénétrant, un soupir à demi-étouffé nous en disent plus qu’une accolade donnée en public. Nous prenons l’étroit sentier qui va de la gare au grand chemin, tout juste l’espace nécessaire pour marcher en nous serrant l’un près de l’autre. Ces sentiers ne sont-ils pas faits pour l’union, pour le bonheur. Qui ne les a recherchés quelquefois dans la vie ? Comme ils laissent de doux souvenirs ! On aimerait souvent y revenir quand les années ont blanchi les cheveux et quand les pas fatigués commencent à se ralentir sur les cailloux de la route.

Notre marche est lente vers la petite maison hospitalière où j’ai goûté depuis les douceurs de l’amitié franche et de l’amour sincère. Le soleil derrière nous se couche dans des nuages de pourpre et d’or ; la campagne est verte ; les moissons non jaunies ne l’ont pas encore dorée ; les maisonnettes, sur le bord du chemin, ouvrent leurs portes et leurs fenêtres pour respirer largement l’air qui se rafraîchit et que parfument les derniers foins coupés ; le grillon pousse de temps à autre son cri aigu ; les moineaux, par centaines, s’assemblent sur les fils suspendus, et nous marchons lentement dans cet air de bonheur et d’amour. Heureux instants ! douce ivresse, première étape de l’amour ! comme tout fut vite passé ! Dans la petite maison de Ste-Martine, je fus reçu avec les marques de la plus profonde sympathie par la sœur et le beau-frère de ma Rose. J’ai conservé, des séjours que je fis à différentes époques dans cette maison hospitalière, les plus beaux et les meilleurs souvenirs de mon jeune âge. J’étais comme l’enfant de la famille qui reviendrait sous le toit paternel après de longues absences. J’y avais ma chambre sur le devant, en face de l’église. Cette petite chambre, coquettement enjolivée par les mains de ma Rose et de ses sœurs qui paraissaient m’estimer et que j’estimais beaucoup, était contiguë à celle de ma bien-aimée. Le soir, dans mon lit qui exhalait toujours le parfum de la rose, je retardais le sommeil pour penser longtemps au bonheur du jour envolé et à celui du jour qui reviendrait bientôt. Dans le silence de la nuit, j’écoutais la respiration de mon Alinda dont une simple cloison me séparait. Mes rêves étaient doux et calmes comme le calme que respirait cette chère petite maison.

Le matin, de bonne heure, dans la chambre voisine, j’entendais un bruit léger ; des pas touchant à peine le plancher ; c’était Rose-Alinda qui se levait à la voix de l’angélus que chantait le clocher d’en face. Je disais bonjour à ma Rose d’une voix faible pour ne pas éveiller sa sœur qui partageait la même chambre. Elle me répondait d’une voix encore plus faible et plus tendre : « bonjour chéri » ; et je l’entendais descendre tout doucement le vieil escalier qui craquait sous ses pas malgré ses précautions infinies. La minute d’après, je la voyais s’acheminer vers l’église où elle allait assister au Saint-Sacrifice de la messe. Quand j’avais vu la porte du temple se refermer sur elle, je me remettais au lit, mais je me rendormais rarement, j’assistais en esprit au Saint Office. Je priais et comme elle je demandais la constance dans notre amour, une sainte union et des jours heureux pendant un long avenir.

Après le déjeuner, je prenais mes pinceaux et mes couleurs ; je m’asseyais près de la fenêtre de la salle à manger que je transformais en atelier, et je peignais des paysages, scènes d’été ou d’hiver. J’avais un peu de talent pour le dessin et la peinture ; j’en étais heureux en ce moment puisqu’il me permettait de laisser à mes amis des souvenirs plus durables et plus matériels. Je peignais une partie de l’avant-midi, quelquefois un peu l’après-midi. Le temps était si bon tout près de ma Rose-Alinda, et les minutes si précieuses. Que d’heures nous avons passées ainsi dans ce tête-à-tête. Quand je dessinais une maisonnette au bord d’un ruisseau, sous de grands arbres, nous rêvions d’aller finir là les jours de notre vieillesse. Que de projets nous avons élaborés, que de châteaux en Espagne nous avons bâtis en ce temps-là. Vers les quatre ou cinq heures et dans la soirée, nous allions faire de longues marches dans le chemin qui longe la rivière. Nous traversions le vieux pont de bois, pont vermoulu, tout branlant, sans garde-fou, et aussi vieux que sa vieille propriétaire presque centenaire que nous avions surnommée : « La vieille Ben-Oui », parce qu’elle ne disait pas deux mots sans ajouter ben-oui. Souvent nous nous asseyions sur le bout de quelque planche du pont, les pieds pendant au-dessus de l’eau, et nous contemplions l’onde qui coulait lentement entre les piquets à demi arrachés. Quelquefois nous descendions sur la berge ; nous prenions une chaloupe et nous allions à travers les petites îles en amont du vieux pont, promener nos rêveries et nos espoirs, ou nous laissions notre frêle embarcation aller à la dérive et nous descendions doucement sur l’onde transparente. Assis sur nos bancs, en face l’un de l’autre, les coudes sur les genoux, la tête penchée et le menton appuyé sur la main, nous étions de longs instants muets, à nous regarder dans les yeux pour y lire ce que les yeux seuls peuvent dire à certaines heures mystérieuses. Quelquefois nos mains plongeaient dans l’onde qu’elles agitaient inconsciemment, pendant que nos regards cherchaient là-haut quelque étoile brillante que nous retrouverions plus tard lorsque nous serions éloignés l’un de l’autre ; ce serait un phare où nos pensées se rencontreraient dans l’avenir. Et notre barque descendait lentement, lentement, à travers les joncs et les hautes herbes aquatiques, ou s’accrochait parfois à quelque pierre à fleur d’eau. Nous nous laissions aller, inconscients des heures qui passaient. Quand nous arrivions à la digue du vieux moulin, nous donnions quelques coups de rames et nous remontions jusqu’au vieux pont ; nous amarrions notre barque ; nous disions un bonsoir à la vieille Ben-Oui, qui surveillait avec un soin jaloux son vieux pont que nous retraversions, et nous reprenions d’un pas lent le chemin de notre demeure. Oh ! soirées délicieuses, pleines de charmes et de mystère, comme vos heures étaient courtes ! comme vous fûtes vite passées ! et que de souvenirs vous avez laissés dans ma mémoire ! souvenirs qui ont adouci les misères et les ennuis de la vie du médecin. Mais que reste-t-il de ces beaux soirs en dehors des souvenirs ? Le pont est disparu avec la vieille Ben-Oui, et ma bien-aimée Rose-Alinda s’est envolée vers d’autres cieux, me laissant seul, seul à jamais.


Un jour, Madame L… sœur de ma Rose, voulut nous faire goûter les vrais plaisirs de la campagne ; elle organisa un pique-nique au fameux Buisson. Une trentaine d’amis de Ste-Martine et de Beauharnois furent invités.

Le cortège joyeux se composait de plusieurs voitures grandes et petites, toutes ornées de drapeaux, de branches au feuillage touffu, de banderoles aux couleurs vives. C’était le samedi, 14 août, 1886. Le ciel sans nuage nous promettait une belle journée. La température était chaude. Nous partîmes aussitôt après le déjeuner Nous parcourûmes une partie du village de Ste-Martine, en passant devant l’église, pour nous rendre au pont de la vieille Ben-Oui que nous devions traverser. À la tête de ce vieux pont branlant, nous descendîmes des voitures pour ne pas les surcharger de notre poids et faire crouler la vieille relique. Les chevaux butaient sur les tronçons des planches mal chevillées qui craquaient en se déplaçant ; les charrettes cahotaient ; les chevalets tremblaient en produisant dans l’eau de grands cercles qui s’enlaçaient les uns dans les autres en s’élargissant ; et nous allions titubant sur ce vieux pont oscillant. Hélas ! vieux pont que tu nous parus long à traverser ce jour-là, car nous avions peur de te voir crouler. La vieille Ben-Oui, qui nous attendait sur le pas de sa vieille masure, à l’autre bout du pont, nous salua de son Ben-Oui ordinaire, perçut ses droits de péage et nous souhaita beaucoup de plaisir. Pauvre vieille, elle avait conservé un brin de jeunesse, car elle paraissait heureuse de voir la jeunesse aller s’amuser. Nous remontâmes dans les voitures et nous filâmes vers Beauharnois où nous devions rencontrer plusieurs amis. De Ste-Martine à Beauharnois, nous traversions des campagnes couvertes d’abondantes moissons. De Beauharnois au Buisson, nous côtoyions le fleuve sur une distance de deux lieues.

Tout le long du trajet, Rose-Alinda et moi, assis en arrière d’une des grandes voitures, nous nous entretenions à voix basse, nous mêlant peu à la conversation bruyante, à la joie exubérante de nos amis. Nous sentions que c’était notre dernier jour à passer ensemble et nous avions tant de choses à nous dire la veille du départ. Nous regardions d’un œil distrait la campagne dérouler ses tableaux variés ; les clôtures de perches, hautes de quatre pieds, toutes faites sur le même modèle ; de loin en loin quelques chênes superbes élançant vers le ciel leur tête altière, vers l’horizon leurs branches droites et touffues, et couvrant de leur ombre quelques bœufs bien gras ; aux bords des fossés à sec, des bouquets de vieux saules rabougris autour desquels broutaient des moutons noirs ou blancs ; des maisons en bois ou en pierre blanchies à la chaux, avec des contrevents verts ou bruns ; des femmes et des enfants, aux portes, attirés par cette curiosité naturelle aux paysans pour qui le passage d’une voiture est tout un événement ; des chiens qui venaient nous saluer de leurs aboiements et qui s’en retournaient lentement, et sur la route quelquefois, un paysan, au grand chapeau de paille, à la chemise rayée de grosses lignes bleues, se retournant quand il ne se croyait plus vu, et nous regardant de loin aller au plaisir.

De la berge, notre vue s’étendait au loin sur le fleuve aux eaux rapides au-dessus desquelles flottait une buée aux couleurs multiples ; quelques petites îles miraient dans l’onde transparente leurs bords verdoyants, et près du rivage, des enfants, à la face rougeaude et barbouillée, assis dans de vieilles barques amarrées à de gros piquets, tendaient des bouts de lignes à de petits poissons qui avaient l’air de se moquer d’eux en taquinant l’hameçon. Et nos chevaux, aux grosses pattes poilues, traînaient toujours avec la même allure les voitures remplies des bons amis, qui chantaient toujours leurs gais refrains.

Arrivés au Buisson, nous aidâmes tous à décharger les voitures, à entrer les victuailles dans la cabane, à ramasser des branches sèches pour faire de gros feux. Les cuisinières et les cuisiniers improvisés se confectionnèrent des bonnets de papier, s’ajustèrent des tabliers blancs et entrèrent rapidement et crânement dans leur rôle. On se disputa les places autour des gros fourneaux ; c’était à qui montrerait plus d’adresse à tourner une crêpe ou à frire une omelette. Les tranches de jambon et de lard pétillaient dans les poêles rougies. Les pommes de terre, à demi épluchées, volaient de mains en mains comme des balles à jouer, avant d’être jetées dans les marmites où l’eau commençait à bouillir. Au dehors de la cabane, d’autres marmites, suspendues à de grosses branches au-dessus de flammes vives, répandaient des odeurs de gibelotte : et à quelques pas plus loin, autour d’un feu plus doux allumé entre deux pierres plates qui soutenaient une poêle, un marmiton, tel un saltimbanque, jonglait avec des crêpes qu’il faisait tournoyer en les lançant au-dessus de sa tête et en les recevant dans sa poêle avec une adresse incroyable. D’autres convives, transformés en garçons ou en filles de table, étendaient des nappes blanches sur l’herbe verte, y déposaient des jambons entiers, des dindons ou des poulets rôtis, des gâteaux glacés, des tartes aux confitures, des fruits, des bouteilles de vin, de bière ou de cidre. Et ce fut le repas avec sa gaieté folle ; et après, ce fut un sauve-qui-peut général en face des plats vides, et seuls les chaperons, plus lents et moins alertes, restèrent autour de la nappe qu’ils enlevèrent. Les convives jeunes s’en allèrent folâtrer dans le bois, cueillir des fleurs sauvages qu’ils effeuillèrent pour connaître l’avenir ou l’ardeur de leur amour, ou graver leurs noms sur l’écorce de quelques jeunes chênes qui diront aux âges futurs les amours frivoles et passagères.

Rose-Alinda et moi, nous étions allés, à l’écart, nous asseoir au pied d’un gros érable qui étendait ses branches au-dessus du rapide. Adossés au tronc moussu, nous regardions le flot furieux bouillonner, écumer, se jeter avec rage sur les rochers jetés çà et là dans le lit du fleuve. Nous écoutions son chant monotone, toujours le même depuis des siècles et qui devra faire entendre les mêmes lamentations jusqu’au jour où quelque cataclysme en viendra changer le lit. Ce flot agité, bouleversé, ne serait-il pas l’image de notre avenir ? Parfois nos réflexions étaient empreintes de tristesse, de mélancolie, parce que, nos yeux s’étant détournés de la grandeur et de la majesté des eaux en fureur, nos oreilles en entendaient encore les plaintes qui résonnaient en nos cœurs comme des lamentations ou des sanglots. L’amour a souvent de ces craintes exagérées ; il tremble toujours au bruit assourdissant, et souvent même au simple froissement de la feuille qui se détache de l’arbre. Parfois nous contemplions ce flot tumultueux qui allait se reposer un peu plus loin sur un lit tranquille ; nous en faisions encore l’image de notre vie qui, après les orages et les tempêtes du début, se calme et s’adoucit dans la quiétude de l’âge mûr et le bonheur de la vieillesse.

En cet après-midi, le dernier de notre vacance, nous demandions à tout, au firmament, à la terre, aux eaux, aux rochers, aux arbres, à la verdure, aux fleurs, de nous laisser des images, des souvenirs que nous retrouverions pendant les jours de l’absence et de l’éloignement. Même à la brise qui soufflait nous demandions de revenir plus tard nous chanter les mêmes refrains. Nous avons passé ainsi de longues heures à contempler tour à tour le ciel et les eaux, à nous entretenir de notre passé et de notre avenir. Le soleil, inclinant sa course vers l’horizon, frappait obliquement, de ses rayons encore chauds, le tronc de l’arbre auquel nous étions adossés et nous n’en sentions pas les feux tant nous étions absorbés par nos pensées, tant l’amour parlait en nos cœurs. Les heures passaient et l’instant du retour approchait. Nous entendions par moment les rires joyeux de nos amis qui revenaient de la profondeur du bois et s’approchaient au bord de l’abîme qu’ils venaient contempler une dernière fois.

Tous les deux, mûs par la même pensée, nous nous levons précipitamment et nous entrons dans le bois. Nous voulons laisser, en ces lieux, un dernier souvenir que nous retrouverions plus tard si jamais le hasard voulait nous conduire encore une fois dans ce bocage de l’amour. Nous allions graver dans l’écorce d’un jeune arbre nos deux noms entrelacés. Plus de quarante années se sont écoulées depuis cet instant ; je ne sais si le Buisson a changé d’aspect, je n’y suis jamais retourné depuis. La cabane en planches brutes a-t-elle disparu pour faire place à un superbe hôtel aux larges vérandas où viennent s’asseoir les désœuvrés et les indifférents ? La cognée a-t-elle abattu ces beaux grands arbres couverts de la signature de tous les heureux couples qui ont demandé à leur ombrage une heure de paix et de bonheur ? Et cet arbre, sur lequel nous avons tracé nous-mêmes nos initiales, vit-il encore ? Tout est-il disparu sur ce promontoire pour faire place à l’industrie moderne qui s’empare de toutes les forces de la nature partout où elle les trouve ? Peu importent les ravages du temps, si j’y retournais et que je ne verrais plus, avant d’arriver, la cime des grands arbres d’autrefois ondulant à la brise venue du fleuve, je fermerais les yeux pour ne pas voir la désolation ; je me ferais conduire à l’orée du Buisson, et de là, je retrouverais facilement, s’il y en a encore, les sentiers pour aller m’asseoir sur les bords du rapide où j’ai passé des heures enchanteresses avec ma Rose ; et toujours les yeux fermés, je retrouverais, j’en suis certain, l’emplacement de la cabane et mon pied saurait me conduire sur les racines de l’arbre qui a reçu, avec les derniers coups de couteau creusant l’écorce, les derniers soupirs de nos cœurs qui s’éloignaient à regret d’un si doux endroit. Je serais comme l’aveugle qui se reconnaît partout où il a coutume de vivre. J’ai tant de fois depuis parcouru en esprit, tant de fois vu par les yeux de la mémoire ce bois avec ses sentiers, qu’il me serait facile d’en refaire le plan et de lui donner son ancienne physionomie, quand même la hache, la charrue ou la main de l’homme l’auraient abattu, bouleversé, creusé, et recouvert d’élégantes villas. Ma mémoire est vraiment prodigieuse pour retracer les lieux que j’ai une fois vus, même dans ma tendre jeunesse et ma première enfance. Partout où j’ai vécu, ne fût-ce que quelques jours, partout où même je n’ai fait que passer, j’ai laissé quelque chose de moi-même, ou j’en ai apporté quelque chose : un brin d’herbe arraché, une feuille tombée, une fleur coupée de sa tige, une branche brisée, un caillou dans le sentier, le murmure d’un ruisseau, le souffle de la brise, le vent qui mugit, la tempête qui gronde, l’éclair qui décrire la nue, une odeur, un parfum, une parole, un chant me rappellent des jours, des instants, des lieux, des personnes, des parents, des amis, des compagnons. Trop souvent, hélas ! je vis dans le passé ; j’oublie le présent, et je me soucie peu de l’avenir.

Nous revînmes, Rose-Alinda et moi, auprès de nos amis ; c’était l’heure du dernier repas sur le gazon. La joie régnait encore, mais on sentait que la fatigue en diminuait les manifestations bruyantes. Le soleil, s’inclinant vers l’horizon, empourprait tout le morceau de ciel que nous pouvions apercevoir de notre cabane de bois, et donnait aux arbres, aux feuilles, à l’herbe et à la nappe d’eau en face de nous dans le lointain, des tons chauds et couleur de feu. C’est alors que j’aurais voulu être vraiment artiste pour emporter, sur la toile, ce coucher de soleil dont la vue, eussé-je vécu cent ans dans le bonheur, la joie, la tristesse ou l’adversité, m’aurait toujours réchauffé le cœur, rajeuni l’esprit, réconforté l’âme. En effet, ce coucher de soleil reproduit sur la toile eût été le plus beau souvenir, le souvenir le plus vivace de la plus belle heure de ma vie. J’ai revu souvent, depuis, d’aussi beaux couchers de soleil, mais jamais dans d’aussi beau cadre, et dans de pareilles circonstances, dans d’aussi beaux paysages ; au-dessus de nos têtes, cette voûte de branches et de feuilles qui mariaient leurs couleurs, le brun, le gris ou le vert, à la pourpre et aux ors du déclin du jour ; au premier plan, quelques gros arbres qui inclinaient, comme pour saluer le départ de l’astre, leur tronc majestueux au-dessus du rapide dont le bouillonnement soulevait des millions de gouttelettes d’eau qui retombaient en une fine poussière de diamants ; un peu plus loin une nappe d’eau tranquille qui reflétait toutes les couleurs et tous les tons de la voûte céleste, et au fond du tableau, un globe rouge, immense, qui flottait dans un océan de feu et d’or fondu ; et pour donner plus de majesté, plus de vie, plus d’éclat à ce tableau, nos deux cœurs enflammés de l’amour le plus ardent. Nous aurions voulu demeurer éternellement dans cette atmosphère de grandeur, toute chaude et tout imprégnée des effluves de l’amour. Si nous avions pu au moins en jouir pendant des heures ; mais non, les feux du ciel s’éteignaient ; la pourpre se changeait en un rose tendre ; l’or se transformait en argent, et enfin, la pâle et faible lumière du crépuscule disparaissait bientôt sous le gris de la nuit qui estompait le firmament. En même temps un sentiment de mélancolie, de tristesse s’emparait de tout notre être et nous avions hâte maintenant de fuir ces lieux avant que la nuit ne les envahît de peur d’emporter l’image de l’oubli et de la mort.

Nous montâmes dans les voitures qui reprirent le chemin de Beauharnois et de Ste-Martine. Nos attelages avaient cette allure plus vive que prennent les chevaux, le soir, au retour des champs et qui s’en vont à l’étable manger la provende que le fermier leur donnera en chantonnant. Nos amis, dans les différentes voitures, faisaient encore entendre des chants ; mais ces chants n’avaient plus la note claire et presque criarde du matin, car on ne chante pas à la brune comme à l’aurore. Au réveil de la nature, l’âme a des notes plus hautes, plus gaies ; et le soir, quand les ombres de la nuit invitent à la tranquillité et au repos, et même quand la nuit ressemble à un demi-jour, la joie elle-même se manifeste par des accents moins sonores, plus lents et plus en harmonie avec l’heure tardive.

Assis dans la même voiture et à la même place Rose-Alinda et moi, nous étions rêveurs et tristes ; nous parlions peu et souvent nous regardions de côté et d’autre, au loin, comme si nous cherchions à voir quelque objet imaginaire. Hélas ! c’était pour essuyer une larme qui perlait au coin de la paupière au souvenir des doux instants enfuis, ou à la pensée du départ le lendemain. Nous n’osions nous communiquer les sentiments ardents dont nos âmes étaient remplies ; nous n’osions ouvrir, de nouveau et pour une dernière fois, nos cœurs qui se gonflaient comme prêts à éclater en sanglots. Trop d’oreilles indiscrètes nous auraient entendus qui n’auraient pu comprendre ces paroles sacrées qui ont tant d’influence sur l’avenir et qui sont comme le jaillissement de la source pure dont les eaux s’en vont au loin répandre la vie et le bonheur.

Nos voitures faisaient, en sens contraire, le même chemin que le matin. Tout était tranquille dans la campagne ; tout semblait dormir. Les quelques maisons que nous voyions à la lisière de la route étaient closes. Parfois à de rares intervalles, à travers la fente étroite que laissaient entre eux deux contrevents mal fermés, nous apercevions une lumière vacillante, et il semblait que la lampe fumeuse était à la veille de s’éteindre d’elle-même tant l’heure paraissait avancée pour les campagnards qui ont l’habitude de se mettre au lit aussitôt leur journée finie. Parfois on entendait les aboiements d’un chien, couché sur le seuil de la porte dont il avait la garde et qu’il n’osait plus quitter, comme il le fait le jour.

Arrivés au pont de la vieille Ben-Oui, nous descendîmes de voiture pour le passer à pied, car il était beaucoup plus dangereux le soir. La vieille Ben-Oui, comme une automate que nous aurions fait mouvoir en touchant la première planche, sortit de sa cabane. Sous son vieux bonnet crasseux, nous crûmes qu’elle ébauchait un sourire parce qu’elle avait reconnu de vieilles connaissances et de vieilles pratiques, mais son sourire ressemblait plutôt à une grimace tant sa face était contrefaite. Rose-Alinda et moi, nous nous engageâmes les derniers sur le pont. La lune, dans son plein, se levait en ce moment et projetait sa lumière sur les eaux où les ombres de nos amis paraissaient se mouvoir comme des êtres fantastiques. À notre droite, toutes les petites îles, que nous connaissions si bien pour en avoir parcouru très souvent tous les contours, ressemblaient à de gros bouquets jetés çà et là sur un immense miroir ; à notre gauche, la rivière, un peu plus large, offrait l’aspect d’un lac tranquille, encaissé d’un côté entre une berge élevée, escarpée, garnie d’arbustes ou de grands arbres qui nous cachaient la campagne ; et de l’autre, entre une rive à peine plus haute que le niveau de l’eau ; et parfois même de ce côté, on ne pouvait dire où était la limite entre l’eau et la terre, tant les joncs et les grandes herbes aquatiques élevaient leur tête. Au loin plus bas, au détour de la rivière, le vieux moulin profilait sa masse imposante entre le miroitement des eaux et le scintillement du ciel étoilé.

Nous allions tous les deux d’un pas lent, nous arrêtant à tout instant pour contempler ou interroger ce que nous avions vu depuis huit jours. Tout nous parlait, tout nous répondait : la lune montant d’un horizon sans nuage, et son image se reproduisant sur l’onde en un long faisceau de rayons argentés ; les petites îles avec leur air mystérieux et leurs ombres tremblotantes ; les joncs et les grandes herbes qui se balançaient mollement au souffle de la brise légère ; le granit des murs du moulin qui étincelait à la lumière de la lune ; les planches du pont qui nous avaient fait trébucher si souvent. Tout parlait à notre âme ; tout était l’écho d’une heure ou d’un instant disparus que nous aurions voulu retrouver et reprendre. Nous marchions et nous nous arrêtions par intervalle ; nous parlions et nous nous taisions par instant ; mais nous n’osions nous regarder de peur de voir nos yeux se remplir de larmes. C’était notre dernier soir dans cette délicieuse campagne ; nous le savions trop, nous le comprenions trop ; nous aurions voulu avoir des heures doubles, très longues. Hélas ! nous le comprenions trop aussi, les dernières heures de l’amitié et de l’amour sont toujours si rapidement écoulées, il n’y a que les heures de l’agonie qui durent un long temps.

Nos amis étaient déjà loin et nous étions encore sur le pont que nous avions de la peine à quitter tant l’air était bon, tant la lumière était douce et tant l’heure était propice aux tendres épanchements de l’amour. La lune était déjà haute et son globe rétréci, quand nous reprîmes le chemin de notre demeure. En passant devant l’église, nous nous arrêtâmes ; j’enlevai mon chapeau et nous adressâmes instinctivement une prière à la Vierge des amours pures. Oh ! nous priâmes avec tant de ferveur ; ce fut un recueillement d’un instant, mais ce fut presque de l’extase. Puis nous reprîmes notre marche lentement, encore plus lentement, parce que nous sentions que nos dernières minutes nous échappaient rapidement ; nous sentions que arrivés à la maison où tous reposaient après la longue journée de fatigue du pique-nique, nous devions nous taire et nous séparer. Oh ! comme nous aurions voulu prolonger encore et encore ces dernières minutes qui semblaient être les dernières de notre vie.

Quand nous nous serrâmes la main et que nous nous dîmes, à la porte de la chambre : au revoir, à demain, j’éprouvai un sentiment de tristesse inexprimable ; j’entrai précipitamment dans ma chambre et je me jetai à genoux au pied de mon lit. Les deux mains jointes et tendues vers le crucifix attaché au mur, les yeux fixés sur l’image de l’Homme-Dieu qui avait tant souffert pour avoir tant aimé, je priai avec une dévotion que je ne m’étais pas encore connue. Étaient-ce des remerciements ? Était-ce du désespoir ? Étaient-ce des invocations ? Ce fut tout à la fois, dans une même prière : invocation, désespoir et remerciements. Je l’avais tant aimée et je l’aimais tant ma Rose-Alinda ; et nous devions nous séparer le lendemain, et puis les hasards de la vie sont si cruels parfois. J’aimais tant ma Rose ; elle était tout près de moi et elle n’était pas à moi. Mon Dieu, mon Dieu, vous le savez, je vous ouvris tous les replis de mon cœur : je vous le montrai tel qu’il était avec tout son amour, sa passion, ses désirs, ses pensées, son désespoir, ses espérances. Vous le connaissiez cependant, et je vous en montrais les plaies ; je vous en détaillais les souffrances et je le laissais soupirer à vos pieds.

Ma prière fut longue, sincère ; mes larmes, abondantes. Quand je me relevai, je me jetai sur mon lit pour chercher dans le sommeil un peu de calme et de paix ; mais, hélas ! le sommeil fuyait et fuyait toujours. Cependant, mon Dieu, j’avais vu briller, à la plaie de votre côté un rayon d’amour et d’espérance. Et toi, ma Rose, si près de moi et cependant si éloignée, heureuse comme tu méritais de l’être, tu dormais d’un sommeil si calme, si doux que j’aurais voulu entendre ta respiration pour me dire au moins que tu reposais toujours près de moi dans la chambre voisine. Mais absolument rien, c’était la nuit ; c’était le calme partout en dehors de moi. Cependant, un instant, je crus entendre mon nom prononcé tout doucement comme on entend l’écho lointain et affaibli. Était-ce toi, tendre amie, qui m’appelais dans tes songes ? Était-ce mon imagination en délire qui se jouait de moi ? J’écoutai, et plus rien ; encore la nuit sombre et silencieuse.