CHAPITRE III

les vacances de rose-alinda


C’est avec regret que je voyais arriver la fin de l’année universitaire et approcher les vacances. Nos marches sentimentales, nos promenades, nos soirées, nos bals, nos entretiens intimes, tout, hélas ! allait se terminer, et c’était le départ, l’éloignement, la séparation qui approchaient à grands pas. Je resterais à Montréal et ma Rose-Alinda s’en allait en villégiature dans une campagne trop éloignée de la ville à mon grand regret. Que j’aurais été heureux de la suivre et d’aller continuer dans les prés, au bord des ruisseaux, sous l’ombre des grands arbres, cette idylle que j’avais rêvée toute l’année. Le 30 juin, 1886, vers les cinq heures de l’après-midi, j’allai conduire mon Alinda à la gare Bonaventure. Elle partait pour St-Jean, petite ville à quelques lieues de Montréal. Nous avions le cœur bien gros. Nous nous parlions d’une voix entrecoupée de soupirs étouffés. Nos yeux s’humectaient de larmes que nous cherchions à nous cacher l’un à l’autre. Nous nous faisions des recommandations, des promesses ; nous engagions mutuellement notre parole de ne pas nous oublier, de penser souvent l’un à l’autre, de nous écrire très souvent. Sur le quai de la gare, je regardai, à travers mes larmes, aussi longtemps que je pus, le train qui fuyait, et je revins bien tristement à la maison. J’étais songeur et je cheminais, par les rues de Montréal, sans rien voir, sans rien entendre que le bruit de la locomotive qui démarre ou le sifflement de la vapeur qui s’échappe de la machine en partance et qui semblait me crier continuellement à l’oreille : « Elle est partie ; elle s’en va, et tu restes seul ». Aussitôt à la maison, je m’enfermai dans ma chambre. Je ne pouvais tenir en place ; tantôt, étendu sur mon lit, le regard en haut dans le vague, je voyais le train, qui apportait ma Rose, venir en collision avec un autre train. Les locomotives, télescopées et culbutées, prenaient feu. Les flammes se propageaient aux autres wagons et je voyais ma Rose, blessée, meurtrie au milieu des flammes, et m’appelant à grands cris. Mon petit Barbet, qui s’était glissé furtivement dans ma chambre, était couché près de moi et, de ses grands yeux arrondis, me regardait comme s’il eût compris mon chagrin. Aux cris réitérés, aux appels désespérés de ma Rose, je sursautais hors de mon lit, et, affolé à la pensée qu’il pouvait arriver un accident à ma Rose, je me mettais à marcher comme un fou à grands pas à travers ma chambre. Mon petit Barbet suivait ma course ou s’arrêtait en me regardant toujours d’un air triste. Tantôt je m’asseyais et, les deux coudes sur ma table, la tête entre mes mains, je songeais ; mon imagination trottait de crainte en crainte, de malheur en malheur, et enfin je me voyais délaissé pour toujours. Mon petit Barbet, sautant sur mes genoux et de là sur ma table, s’asseyait en face de moi, se frôlait près de moi, me léchait les mains ; et parfois je sentais sa petite langue dans mon cou ou sur ma joue. Pauvre petit Barbet, il redoublait de caresses pour chercher à me procurer quelques consolations ; mais en vain. Tantôt je prenais un livre ; j’en tournais les pages sans les regarder ; j’en prenais un deuxième, un troisième ; je n’y trouvais rien de consolant. C’est ainsi que je passai la soirée et la nuit. Seuls ceux qui ont vraiment aimé peuvent comprendre les tristesses et les angoisses causées par le départ et l’éloignement d’une amie. Je ne sortis de ma chambre que le lendemain pour aller à l’Hôpital, où je passai la plus grande partie de la journée à panser les malades et à chercher auprès d’eux quelques consolations ; j’ai toujours trouvé un soulagement moral à faire la charité et à exercer le bien. L’aumône, quelle qu’elle soit, pratiquée au nom d’un disparu ou d’un absent, ne semble-t-elle pas amoindrir nos peines et adoucir ce que les souvenirs peuvent avoir de douloureux ?

Pendant deux jours interminables, j’attendis une lettre de ma chère disparue. J’avais peur qu’elle ne m’oubliât. J’avais des accès de jalousie. J’enviais le bonheur de ceux qui allaient l’approcher. Je la voyais par les yeux de l’imagination et de la pensée, dans ses promenades en chaloupe, ses marches à travers la campagne, ou sous les arbres qui bordent le chemin et dont la pâle lumière de la lune ne peut percer le feuillage. Mes jours étaient tristes et mes nuits remplies de cauchemars et de rêves troublants. Je m’éveillais en sursaut ; je dormais difficilement, et le matin j’étais triste et morne. Le jour je ne savais que faire après mon service de l’hôpital. J’errais par les rues de la ville ou j’allais sur le port comme si la vue de l’eau et des bateaux pouvait rapprocher les distances, les faire disparaître. Dans les chaloupes qui voguaient au loin, je croyais toujours voir ma Rose me revenir. J’attendais là en face de l’eau et des bateaux des heures entières. Lorsque j’étais las d’attendre en vain ou d’errer par les rues de la ville, je me dirigeais vers la maison paternelle où ma petite chambre d’étudiant me semblait plus empreinte que jamais de la tristesse la plus sombre. Je me jetais sur mon lit pour songer ou rêver ; ou assis dans mon fauteuil en bois devant ma table de travail, je prenais un volume de Lamartine et j’y cherchais des situations analogues à la mienne.

Enfin le matin du trois juillet, je reçus la première missive de ma Rose que je lus et relus bien des fois. Chère missive, elle me paraissait si courte que je cherchais encore, entre les lignes, entre les mots, des idées, des pensées, des sentiments que ma Rose n’aurait pas osé exprimer ou tracer clairement sur le papier. Elle s’excuse d’être la première à écrire ; elle aurait dû attendre pour répondre à ma lettre, c’eût été plus convenable, écrit-elle, mais l’attente ne lui est plus possible ; son ennui est trop grand, trop insupportable ; elle n’y tient plus. Son esprit est plein de ma pensée. Elle souffre trop de son éloignement. Comment pourrait-elle attendre plus longtemps ? Il lui semble que, en traçant des mots sur le papier, elle cause avec son petit étudiant qui la regarde et qui l’écoute. Des amis la reçoivent à son arrivée à St-Jean ; elle les revoit d’un œil distrait et leur présente une main froide. On a projeté des amusements variés dont on lui soumet le programme, elle les approuve par délicatesse, mais elle ne s’en soucie pas. C’est fête à St-Jean ; c’est le jour des régates ; la foule l’énerve ; elle préférerait la solitude. Les promenades en chaloupe, même sur l’onde paisible, la fatiguent. Elle rencontre une amie bonne tireuse de cartes ; elle lui met un paquet de cartes entre les mains et lui demande un peu des choses de l’avenir. Elle se trouble ; elle s’inquiète des choses qu’elle s’entend dire. Elle est triste et n’aime déjà plus la campagne dont les plaisirs n’ont aucun attrait, aucun charme pour elle. Elle pleure Montréal qu’elle voudrait revoir de suite.

Hélas ! je trouvai cette lettre trop courte. Je l’aurais voulue plus longue, plus chaude, plus vibrante. Il me semblait que les lignes en étaient trop espacées, les mots trop froids, les sentiments trop indifférents. Cependant ma Rose y avait mis tout son cœur, toute son âme. Les sentiments qu’elle y exprime sont doux et tendres. Son cœur parle, je le sens aux battements du mien. Je voudrais prolonger cet entretien qui répond si bien au besoin de consolation que j’éprouve. Douce Rose-Alinda, elle a compris que le plus à plaindre n’est pas celui qui part, mais bien celui qui reste, parce que, tous les jours, à tous les instants, ce dernier revoit les lieux, les choses qui lui rappellent l’être disparu, l’âme chérie éloignée. Quand je relis cette lettre aujourd’hui, de longues années après l’avoir reçue, je pleure de joie et je la trouve remplie des plus belles pensées et des sentiments les mieux exprimés d’un grand amour qui se dévoile.

Je fus reconnaissant à ma Rose-Alinda de sa tendresse et de son amour qu’elle me dévoile mieux et plus que jamais. Dans ma réponse, je lui ouvre toutes les pages de mon cœur. Je lui fais des confidences que je n’ai jamais osé lui faire auparavant. Je lui dévoile toutes les espérances dont mon âme est remplie. Ma plume trace des pages et des pages d’une écriture serrée, et cependant il me semble que je n’en ai pas assez dit. C’est un débordement d’idées, de pensées, d’espoirs. L’ennui, la tristesse y versent des larmes que sèche peu à peu le souffle de l’espoir d’un prompt retour. Puis l’amitié et l’amour font entendre leurs consolations, expriment leurs sentiments affectueux et l’ardeur de leur feu ; enfin c’est de la passion que ma plume trace en caractères brûlants. Quand je termine ma lettre, il me semble que j’ai épuisé toutes les forces de mon âme, que j’ai fait résonner toutes les fibres de mon cœur. J’ai tout dit et cependant je voudrais encore parler, écrire ; mais ce ne sont plus que des pleurs et des sanglots que je ne puis exprimer sur le papier.


Nous passâmes une partie des vacances de 1886 éloignés l’un de l’autre à nous écrire des lettres remplies des plus belles promesses et des plus tendres reproches ; l’éloignement est si triste, si lourd et parfois si couvert de nuages pour ceux qui s’aiment sincèrement, qui sont jaloux de leur bonheur qu’ils craignent toujours de perdre, que parfois on devient injuste et soupçonneux. Parfois ma Rose me reprochait mon premier amour pour une brune Québecquoise, l’amour de ma dix-neuvième année. De mon côté, je ne lui cachais pas l’ardeur de cet amour et les souvenirs qui m’en étaient restés pendant quelque temps ; je lui montrais les déchirements de l’âme et du cœur que j’en avais éprouvés ; je lui laissais voir les plaies qui avaient saigné longtemps ; mais aussi, je lui prouvais qu’elle seule, pauvre Rose-Alinda, avait pu panser et guérir ces plaies et ramener le sourire sur mes lèvres, la joie en mon cœur et fait briller l’espérance en mon âme autrefois déçue et découragée.

Dans mes lettres, je répétais souvent à ma Rose comme j’avais hâte de la revoir et d’aller la rejoindre à Ste-Martine où elle devait terminer ses vacances. Le 19 juillet, je lui envoyais une carte souvenir que j’avais peinte moi-même. C’était tout ce que le pauvre étudiant pouvait lui offrir le jour anniversaire de sa naissance. Charmante Rose, elle en fut plus touchée et m’en fut plus reconnaissante que si, riche, je lui avais donné un cadeau dispendieux.

Pendant la promenade de Rose à St-Jean, nous nous écrivîmes chacun six lettres que j’ai conservées et que j’ai même transcrites dans un cahier spécial. Ce sont de véritables perles dans un écrin précieux que je veux garder avec un soin jaloux jusqu’à ma mort. J’ai continué par la suite à conserver toutes les lettres de ma bien-aimée. De son côté, ma Rose conservait toutes mes lettres qu’elle m’a remises après notre union pour réunir en un seul trésor toutes nos correspondances respectives. Ce trésor, je le lègue à mes enfants pour qu’ils en fassent un autodafé entre la tombe de ma Rose et la mienne ; pour qu’ils brûlent jusqu’au dernier feuillet mes cahiers et nos lettres qui ont toujours exprimé, depuis la première jusqu’à la dernière, les sentiments les plus doux de l’amour le plus passionné entre deux êtres humains.


Le 26 juillet, Rose-Alinda est rendue à Ste-Martine ; elle me l’annonce dans une lettre touchante dans laquelle elle me dit comme sa plus jeune sœur et elle ont causé, très tard dans la soirée, de l’absent qui se désole toujours. « Comme c’est bon, m’écrit ma Rose, de causer de la personne qu’on aime ! Tenez, c’est à peu près comme un baiser bien donné à un petit enfant que nous aimons beaucoup ; comme nous y allons de tout cœur ! il en est de même quand je parle de vous. Voyez à présent si votre Rose vous oublie. Mélinda dormait que je la pressais toujours de questions. Enfin il a fallu me résigner, me taire et ajourner ma conversation au lendemain matin ». Mélinda était la plus jeune sœur de Rose. Elle arrivait de Montréal où je l’avais rencontrée quelques instants avant son départ ; aussi avait-elle beaucoup à raconter à Rose sur l’ami laissé à Montréal dans l’isolement et l’ennui.

Dans ma réponse à Rose, je lui chante les plaisirs de la campagne, les sourires de l’aurore, la verdure des prés, le langage des fleurs, le soleil couchant, le crépuscule, l’étoile qui brille, la lune qui se lève et monte dans un ciel sans nuage. Oh ! comme la campagne doit lui paraître belle ! oh ! comme elle doit l’aimer ! Malheureusement comme toujours, je jette une ombre sur ce tableau aux couleurs tendres. Je lui dépeins le pauvre étudiant enfermé entre les quatre murs étroits de sa cellule dans les mansardes, assis devant une petite table presque nue, et regardant avec tristesse les vieilles tentures en papier. C’est l’ennui toujours… Je lui promets de la rejoindre bientôt et d’aller confier des secrets aux herbes, aux arbres, aux buissons, aux collines et d’aller graver sur l’écorce de quelque jeune chêne, deux noms que nous retrouverions plus tard dans notre vieillesse, si nous devions avoir tous deux une longue vieillesse qui prolongerait très tard, très tard notre amitié et notre amour.

« Rose, écrivais-je, entre quatre murs enfermé, je suis triste, bien triste. J’éprouve parfois des moments de mauvaise humeur que je n’ai jamais encore ressentie. Je n’aime plus les vacances comme autrefois. Les plaisirs en sont fades ; les heures douloureuses ; je n’en aime pas les jours, ils sont trop longs et trop ennuyeux ; j’ai en horreur leurs nuits, elles sont remplies de cauchemars. Le jour qui finit est marqué par douze heures de découragement ; la nuit qui s’avance me plonge dans un désespoir plus profond. Si je jette les yeux sur un des murs de ma chambre, il me semble y voir : « Elle est absente pour longtemps ». Si je regarde sur l’autre mur, je vois : « Encore un long mois d’attente ». Les rayons de ma bibliothèque m’offrent une science sèche auprès de laquelle les larmes causées par l’absence n’osent pas couler de peur de se refroidir au contact de ces livres sans sentiments, et l’œil humide de l’ami éloigné de l’amie ne peut les regarder, dans la crainte d’y trouver l’oubli caché dans les plis de la science. Mais si je vois les beaux arbres qui encadrent ma fenêtre, l’espérance revient avec la verte couleur des feuilles ; ma vie se réveille et je me dis : j’irai moi aussi attacher des souvenirs à la campagne : j’irai jouir pendant quelques heures des entretiens si doux de l’amitié et de l’amour sincère. Je parlerai le matin, le midi, le soir, à tout instant à ma Rose. Je lui dirai mes chagrins ; j’entendrai les siens. Croyez-moi, Rose, ces soirées qu’on passe à la campagne, dans les petits sentiers, ou sur les vérandas à causer à deux, laissent des souvenirs ineffaçables pour toute la vie. Ces entretiens de deux âmes qui se comprennent, ayant pour témoins le soleil couchant, la première étoile qui brille au firmament, la lune qui se mire dans l’onde ou projette de grandes ombres aux pieds des arbres, ont un écho prolongé qui adoucit l’amertume de la vie. Oui, je veux confier des secrets aux herbes, aux arbres, aux collines ; car ces herbes, ces arbres, ces collines chanteront encore après la mort de l’ami le bonheur des jours de la jeunesse. J’irai écrire à côté du vôtre mon nom sur l’écorce de quelque jeune chêne, pour les y revoir plus tard, je devrais dire pour que tous deux, dans une heureuse vieillesse, nous les retrouvions. Oui, j’irai, ne fût-ce qu’une heure, juste le temps de murmurer entre deux baisers : « Je t’aime, ma Rose ».

Ma lettre était datée du 18 juillet : le premier août, Rose commençait ainsi sa missive : « Mon cher Elphège, vous n’avez pas besoin de me demander si je trouve mes vacances longues ; je suis rendue au paroxysme de l’ennui. Eh ! bien Elphège, il faut à tout prix que vous me promettiez de venir samedi prochain, le 7 août. Un mois et demi d’absence, n’est-ce pas suffisant ?… Vous ne sauriez croire tout le baume que votre dernière missive a mis dans mon cœur malade. Malgré vos protestations, que de transes n’ai-je pas quelquefois. Je crains toujours de voir vos belles lettres se refroidir ; après, la tiédeur, et ensuite… l’abandon complet. Oh ! grand Dieu ! qu’il n’en soit jamais ainsi, car vous savez que je ne pourrais jamais supporter tant de malheur… Dorénavant je n’aurai plus de ces craintes chimériques. À présent que je suis certaine que mon Elphège m’aime, mes vœux sont exaucés. Vous ne pouvez vous faire une idée de la joie que j’ai ressentie en lisant ces quatre mots : « Je t’aime, ma Rose ». Oui, tu m’aimes mon Elphège, mais pas autant que ta Rose t’aime ».

Le mercredi suivant, le 4 août, ma Rose vint à Montréal. Nous nous revîmes enfin avec les transports de la plus grande joie. Nous avions trois heures de bonheur devant nous. Nous nous étions donné rendez-vous chez une amie intime de ma bien-aimée. Après une courte causette avec cette amie, nous la quittâmes pour aller faire une promenade par la ville afin d’être seuls et de n’avoir aucune oreille indiscrète qui nous entendît. Que de choses nous avions à nous dire, à nous redire, des choses que nous nous étions dites et redites bien souvent. C’était un mois d’absence qui finissait en cet après-midi de bonheur. Nous avons oublié un instant nos ennuis, nos larmes, nos craintes. Nous avions, pour quelques instants, le présent que nous aurions voulu retenir et enchaîner. Heures fugitives ! comme vous fûtes vite disparues. Je promis à ma Rose-Alinda d’aller la rejoindre le samedi suivant et de passer quelques jours avec elle.