L’Usine (Verhaeren)
L’USINE
L’usine vibre au loin, sous ses toits longs et lourds,
Parmi les terrains roux et les noires venelles ;
Et l’orage captif, qui roule et gronde en elle,
Fait trembler les carreaux aux fenêtres du bourg.
Comme une bête étend sa ferme et souple échine,
Elle allonge sa force au centre des travaux ;
Et l’on dirait qu’au fond d’elle règne un cerveau
Qui commande le jeu précis de ses machines.
On l’écoute, sachant qu’elle est quelqu’un qui veut
Et qui transforme et qui s’acharne au cœur de l’ombre,
Avec ses leviers clairs et ses cylindres sombres
Et le brasier rouge et soudain de ses grands feux.
Elle est l’intruse encor, mais sera la maîtresse,
Le jour où la cité tuera l’esprit des champs
Fait de rêvées anciens et d’usages touchants
Et de lenteur prudente et de sournoise adresse.
Aussi les lents vieillards qui voient, avec leurs yeux,
Se déchirer le voile épais des destinées,
Condamnent-ils cet élan fou de cheminées
Qui défient leur clocher et qui barrent leurs cieux.