Le Meunier (Verhaeren)

Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 20-25).
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LE MEUNIER


Le vieux meunier du moulin noir,
On l’enterra, l’hiver, un soir
De froid rugueux, de bise aiguë
En un terrain de cendre et de ciguës.

Le jour dardait sa clarté fausse
Sur la bêche du fossoyeur ;
Un chien errait près de la fosse,
L’aboi tendu vers la lueur.

La bêche, à chacune des pelletées,
Telle un miroir se déplaçait,
Luisait, mordait et s’enfonçait,
Sous les terres violentées.


Le soleil chut sous les ombres suspectes.

Sur fond de ciel, le fossoyeur,
Comme un énorme insecte,
Semblait lutter avec la peur ;
La bêche entre ses mains tremblait,
Le sol se crevassait
Et quoi qu’il fît, rien ne comblait
Le trou qui, devant lui,
Comme la nuit, s’élargissait.

Au village là-bas,
Personne au mort n’avait prêté deux draps.

Au village là-bas,
Nul n’avait dit une prière.

Au village là-bas,
Personne au mort n’avait sonné le glas.

Au village là-bas,
Aucun n’avait voulu clouer la bière.


Et les maisons et les chaumières
Qui regardaient le cimetière,
Pour ne point voir, étaient là toutes,
Volets fermés, le long des routes.

Le fossoyeur se sentit seul
Devant ce défunt sans linceul
Dont tous avaient gardé la haine
Et la crainte, dans les veines.

Sur sa butte morne de soir,
Le vieux meunier du moulin noir,
Jadis, avait vécu d’accord
Avec l’espace et l’étendue
Et le vol fou des tempêtes pendues
Aux crins battants des vents du Nord ;
Son cœur avait longuement écouté
Ce que les bouches d’ombre et d’or
Des étoiles dévoilent
Aux attentifs d’éternité ;
Le désert gris des bruyères austères
L’avait cerné de ce mystère
Où les choses pour les âmes s’éveillent
Et leur parlent et les conseillent ;


Les grands courants qui traversent tout ce qui vit
Étaient, avec leur force, entrés dans son esprit,
Si bien que par son âme isolée et profonde
Ce simple avait senti passer et fermenter le monde.

Les plus anciens ne savaient pas
Depuis quels jours, loin du village,
Il perdurait, là-bas,
Guettant l’envol et les voyages
Et les signes des feux dans les nuages.

Il effrayait par le silence
Dont il avait, sans bruit,
Tissé son existence ;
Il effrayait encor
Par les yeux d’or
De son moulin tout à coup clairs, la nuit.

Et personne n’aurait connu
Son agonie et puis sa mort,
N’étaient que les quatre ailes
Qu’il agitait vers l’inconnu,
Comme des suppliques éternelles,

Ne s’étaient, un matin,
Définitivement fixées,
Noires et immobilisées,
Telle une croix sur un destin.

Le fossoyeur voyait l’ombre et ses houles
Grandir comme des foules
Et le village et ses closes fenêtres
Se fondre au loin et disparaître.

L’universelle inquiétude
Peuplait de cris la solitude ;
En voiles noirs et bruns,
Le vent passait comme quelqu’un ;
Tout le vague des horizons hostiles
Se précisait en frôlements fébriles
Jusqu’au moment où, les yeux fous,
Jetant sa bêche n’importe où,
Avec les bras multiples de la nuit
En menaces, derrière lui,
Comme un larron, il s’encourut.
Alors,
Le silence se fit, total, par l’étendue,

Le trou parut géant dans la terre fendue
Et rien ne bougea plus ;
Et seules les plaines inassouvies
Absorbèrent, en leur immensité
D’ombre et de Nord,
Ce mort
Dont leur mystère avait illimité
Et exalté jusques dans l’infini, la vie.