L’Université de Chicago

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 311-315).

L’UNIVERSITÉ DE CHICAGO[1]


Je voudrais esquisser les impressions que j’ai éprouvées au cours d’un séjour de trois semaines, fait à Chicago en juillet-août de l’année dernière et indiquer les moyens dont je me suis servi, pour resserrer les liens entre l’Université de Chicago et la nôtre.

La première impression que j’ai eue, c’est celle d’un rapide accroissement. Je n’avais trouvé, en 1893, sur l’emplacement, qu’un ou deux bâtiments, avec des salles de cours fréquentées par cinq à six cents étudiants ; cette année, il y avait une dizaine d’édifices, qui ont reçu 2.300 étudiants. En outre, vu la distance qui sépare l’Université de la cité, les administrateurs ont construit des maisons spacieuses et bien aménagées, les unes pour servir de dortoirs aux étudiants, d’autres, réservées aux femmes, chacune des dernières, sous le patronage d’une doyenne. L’autre trait saillant de l’Université de Chicago, c’est qu’elle ne connaît pas de vacances ; le président ou recteur M. W Harper et une partie des professeurs siègent en permanence afin de pouvoir, même pendant les mois d’été et les chaleurs de la canicule, distribuer la nourriture à des auditeurs affamés de connaissance.

Le Conseil d’administration, qui a en mains la gestion des dotations de l’Université, se compose de vingt et un membres, parmi lesquels on remarque le recteur Harper et plusieurs négociants riches de Chicago, MM. Martin Ryerson, le président ; John Rockefeller jor, Charles Hutchinson et Ferdinand Peck, le commissaire général des États-Unis à l’exposition de Paris en 1900. Par contre le Sénat, qui s’occupe de l’enseignement et de la discipline et le conseil de l’Université qui traite les questions d’administration, ne se composent que de professeurs et des doyens des différents collèges affiliés. Il y a d’ailleurs plusieurs comités spéciaux, pour les bibliothèques et laboratoires, pour les exercices gymnastiques, pour les associations d’étudiants. Le recteur W. Harper, qui est président de droit de tous ces conseils et comités, donne chaque mois une soirée ou une réception d’après-midi, à laquelle il invite à la fois des membres de l’Université et des bourgeois de la grande cité ou des représentants des professions libérales. Dans ces réceptions qui ne comptent pas moins de 3 à 400 invités, quelques étudiants d’élite remplissent les fonctions de commissaires de la fête (marshall) ; elles ont, sans aucun doute, beaucoup contribué à la popularité et au rapide accroissement de l’Université de Chicago.

Après le gouvernement, nous parlerons de l’organisation de l’Université. Elle est divisée en cinq départements :

1o  L’enseignement, qui comprend les écoles, collèges et académies et se subdivise en sept Facultés ;

2o  L’extension de l’enseignement universitaire ;

3o  Les bibliothèques, laboratoires et musées ;

4o  La presse de l’Université ;

5o  L’affiliation d’autres collèges à l’Université.

Pour arriver à ce chiffre de sept Facultés, nos amis d’Amérique rangent sous cette rubrique des institutions annexes de l’Université ; par exemple, l’Académie de Morgan park, qui n’est autre qu’un collège d’enseignement secondaire préparant aux hautes études ou bien le groupe des maîtres donnant l’instruction dans les autres collèges. Il n’y a, en fait, à Chicago, que trois Facultés au sens français du mot : 1o  la Faculté des Arts et Lettres ; 2o  la Faculté des Sciences, dite Ogden, du nom d’un de ses bienfaiteurs ; 3o  la Faculté de théologie. Toutes ces Facultés se réunissent, le premier jour de chaque trimestre, en une séance publique dite « Convocation » ; on y confère les grades, entend un rapport du Recteur sur la marche de l’Université et un discours d’un orateur choisi par l’Assemblée générale des maîtres et étudiants. À peine organisée, l’Université de Chicago s’inspirant de l’exemple déjà donné par plusieurs établissements d’enseignement supérieur en Angleterre, a eu l’ambition de servir d’ « université pour le peuple ». Partant de ce principe que, chez tout citoyen, l’intelligence et le sens artistique ne doivent pas être moins développés que le sens moral et religieux, ses directeurs voudraient faire de l’éducation et de la culture personnelle de l’intelligence (self-culture) un des intérêts capitaux de la vie. « Il serait, disent-ils, aussi absurde de la part d’un homme de considérer ses études comme terminées à un certain âge, qu’il le serait de la part d’un ecclésiastique ou d’un homme politique de dire : « Ma tâche est finie, puisque j’ai obtenu un grade dans le clergé ou une fonction dans l’État. » L’Université de Chicago fait donc appel à tous, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, qui sont déjà engagés dans les diverses carrières et leur offre les moyens suivants de compléter leurs études et de se mettre au courant des progrès des lettres, arts ou sciences : 1o  des séries de conférences, données à l’Université ; 2o  des classes du soir, organisées à Chicago et dans ses faubourgs, surtout le samedi ; 3o  des corrections de devoirs par correspondance ; 4o  la direction de « clubs d’études » locaux.

J’ai été témoin, pendant mon séjour à l’Université, de la création d’un des organes d’extension universitaire, par la coopération de l’Université avec les particuliers de Chicago. Le recteur était, depuis quelque temps, préoccupé de l’inégalité et parfois de l’insuffisante instruction des instituteurs et institutrices de la ville et songeait à leur faire donner par quelques professeurs un complément d’éducation ; mais il fallait de l’argent pour louer des salles de cours en ville et indemniser les maîtres. Bientôt une veuve, aussi intelligente que généreuse, Mrs Blaine, fille de feu M. Cyrus Mac Cormick, inventeur de la moissonneuse-lieuse, informée de ce projet offrit (15.000 dollars) (= 75.000 fr.) pendant cinq ans pour mettre la chose en train. Grâce à cette donation, les cours de perfectionnement ont pu avoir lieu dès cet hiver et établiront un lien de plus entre le peuple de la grande cité et la jeune Université.

Un autre département, celui de la presse, à attiré mon attention, il se divise lui-même en quatre sections : 1o  les publications ; 2o  l’imprimerie ; 3o  les appareils de démonstration ou d’expérience ; 4o  la librairie, pour la vente « à bon marché » des livres classiques aux étudiants.

Voici comment on entend là-bas le rôle des publications, au point de vue universitaire. « Il ne suffit pas que les maîtres fassent bien le travail de classe ou de cours qui leur est assigné, dit le recteur Harper, il faut encore qu’ils consacrent du temps et de la peine à publier ce qui peut exercer de l’influence sur le public du dehors. Une vraie Université doit être un centre de pensées appliquées à tous les problèmes qui intéressent la vie et la société humaine, et partant, le premier devoir qui incombe à ses « membres, individuellement, c’est la recherche et l’investigation. » Le Comité de la presse a été formé pour encourager les professeurs à remplir leurs obligations à cet égard et a fondé déjà douze revues ; d’ailleurs les membres de l’Université ne reçoivent aucun honoraire pour leurs articles. Voici les titres de ces périodiques, qui sont mensuels ou trimestriels :

1o  Journal d’économie politique ;

2o  Journal américain de sociologie ;

3o  Journal des langues et littératures sémitiques ;

4o  Études de philologie classique ;

5o  Études germaniques ;

6o  Études anglaises ;

7o  Le monde biblique ;

8o  Journal astrophysique ;

9o  Journal de géologie ;

10o La Revue scolaire (ou de pédagogie) :

11o La Gazette botanique ;

12o Journal américain de théologie.

Suivant l’exemple de nos Universités de l’ancien régime et de nos Académies protestantes françaises du xviie siècle, l’Université de Chicago possède un atelier d’imprimerie avec une équipe de 30 compositeurs (environ), pourvu de caractères latins, grecs, anglosaxons, hébreux syriques, arabes et éthiopiens. Elle publie chaque semaine un Bulletin officiel (University Record), qui indique les sujets et heures de cours, d’examens et publie le compte rendu des séances publiques.

Nous avons essayé de rendre, dans cette imparfaite esquisse, les traits caractéristiques de l’Université de Chicago ; il ne nous reste plus qu’à indiquer brièvement ce que nous avons fait pour resserrer les liens entre elle et l’Université de Paris. La première occasion s’est présentée, le 2 août, lors de la 24 séance de « Convocation » de l’Université. En cette solennité, le recteur, sans doute par réciprocité pour la faveur que l’institut de France avait faite à l’école, qui est en grande partie son œuvre, en accordant à la notice de M. Moissan sur Chicago[2] les honneurs d’une lecture à la séance des cinq Académies (novembre 1897), m’a désigné pour prononcer le discours d’usage. J’ai choisi naturellement pour sujet l’Université de Paris en 1898 et j’ai fait de mon mieux pour expliquer en anglais à un auditoire de 5 à 600 maîtres et étudiants notre organisation, les conditions fixées pour obtenir le « doctorat d’Université » et les ressources de logement et de bonne compagnie que notre Comité de patronage offre aux étudiants étrangers.

Les nombreuses visites et demandes de plus amples renseignements, que j’ai reçues à la suite de cet exposé et les applaudissements unanimes qui ont accueilli la fin de mon discours, m’ont prouvé que j’avais été compris.

La seconde occasion m’a été fournie par la visite de M. W. T. Harris, commissaire général de l’instruction publique aux États-Unis, qui ayant été invité à donner à l’Université quelques conférences, sur des pédagogues célèbres, par exemple, J.-J. Rousseau, a séjourné à Chicago une semaine. J’en ai profité pour lui répéter, en particulier, ce que j’avais dit le 2 août précédent en public et lui donner des détails statistiques sur le chiffre des étudiants américains fréquentant chez nous. Il m’a assuré qu’il désirait, lui aussi, multiplier les rapports universitaires de nos deux Républiques et m’a promis, dans sa prochaine Circulaire de porter ces nouvelles à la connaissance de tous les Collèges et Universités des États-Unis.

Enfin, m’étant mis en rapport avec quelques familles de riches négociants de Chicago, qui suivent avec sympathie le développement de l’Université, j’ai tâché de les gagner à cette cause de liens plus étroits à former entre elle et Paris. Quant aux résultats de ces efforts, je ne puis les-faire connaître tous, car il y a des négociations qui n’ont pas encore abouti. Mais, dès maintenant, il m’est permis de dire que j’ai réussi à faire disparaître bien des préjugés contre le séjour à Paris et j’ai reçu de plusieurs étudiants et de quelques gradués l’annonce qu’ils viendraient compléter leurs études, auprès de la Sorbonne renouvelée[3].

G. Bonet Maury.
  1. Extrait d’un Rapport présenté à M. le recteur de l’Université de Paris (nov. 1898).
  2. Voir la Revue du 15 janvier 1898.
  3. Ce serait pure ingratitude de ma part, de ne pas signaler avec éloge MM. Furber, gradué de l’Université de Chicago, et Mérou, consul de France en cette ville, qui m’ont secondé avec zèle dans ces démarches auprès du recteur ou de rentiers, amis de l’Université.