L’œuvre de Bergaigne

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 306-310).

L’ŒUVRE DE BERGAIGNE ET L’INTERPRÉTATION DU RIG-VEDA


S’il m’avait été possible de prendre la parole à l’inauguration du buste de Bergaigne, dont j’ai l’avantage (équivoque hélas !) d’être le doyen des élèves, j’aurais eu à cœur de mettre en relief de mon mieux ce que je considère comme les résultats scientifiques les plus importants et les plus sûrs de ses travaux. Empêché de le faire par des circonstances dont personne n’est responsable, je profiterai de l’hospitalité que veut bien m’accorder la Revue pour suppléer à ce dessein en montrant d’une manière succincte et précise (du moins j’y tâcherai) quels ont été les principaux fruits du labeur immense du maître, de l’ami regretté dont la mort prématurée et tragique a laissé un si grand vide dans la petite phalange des philologues et des indianistes français.

Le point central de la plupart de ses travaux a été l’interprétation du Rig-Véda ; c’est là qu’il a porté la meilleure partie de ses efforts et c’est sur ce domaine qu’il leur a fait produire les moissons les plus abondantes. C’est là donc que j’aurai à le suivre en prenant à tâche d’indiquer d’après lui-même, toutes les fois que ce sera possible, ce qu’il y a fait et ce qu’il y a laissé à faire.

Ces travaux comprennent trois parties principales auxquelles l’ordre logique assigne le classement suivant :

1o  Ceux qui concernent la lexicographie védique ;

2o  Les figures de rhétorique dans le Rig-Véda ;

3o  La religion védique[1].

Nous en examinerons successivement le sujet, le but et les résultats.

I

Bergaigne a publié dans le Journal asiatique (1883-1884) sous le titre d’Études sur le lexique du Rig-Veda une série d’articles où il a revisé le sens d’un très grand nombre de vocables védiques ayant pour initiale la lettre a. Il se proposait de mener jusqu’au bout ce travail, qui devait être en quelque sorte la préface de la traduction du Rig-Véda qu’il méditait. Il le déclare expressément dans la Conclusion de sa Religion védique (III, 281) :

« Mais j’aurai surtout, dit-il à propos de ce projet de traduction, à soumettre à une revision sévère, tous les articles du vocabulaire védique, sans aucune exception. »

Quant à la manière dont il doit procéder à cet égard, il l’indique en ces termes au début de son premier article :

« J’ai adopté pour le déchiffrement des hymnes védiques une méthode plus terre à terre, mais qui me paraît plus sûre (que celle que semblait préconiser M. Paul de St-Victor dans un passage de son livre Les Deux Masques que Bergaigne venait de reproduire), Cette méthode est en tous cas d’une simplicité enfantine. Elle consiste à comparer le dictionnaire du sanscrit classique, tel qu’il a été établi par les indigènes qui parlaient la langue, ou tout au moins l’écrivaient, et pur les savants européens qui ont dépouillé pour vérifier et compléter ce travail une littérature immense et d’une clarté généralement parfaite, et le dictionnaire védique tel qu’il a été dressé par M. Roth et reproduit par M. Grassmann, pour les besoins d’une interprétation aisée de dix mille distiques souvent assez obscurs. Toutes les fois qu’un mot qui n’a dans le premier de ces dictionnaires qu’un sens parfaitement déterminé, ou comportant tout au plus quelques nuances très voisines les unes des autres, a dans le second un, deux ou même une demi-douzaine de sens distincts, je fais une croix. Puis, quand je rencontre le même mot dans quelque passage difficile, au lieu de puiser dans les richesses, d’origine un peu équivoque, que le second dictionnaire met à ma disposition, j’essaie d’abord si par hasard je ne pourrais pas me contenter du sens unique donné dans le premier.

« C’est en opérant ainsi que j’en suis arrivé à douter que les peintures védiques fussent, comme on l’a fait croire à Paul de Suint Victor, des études d’après nature. Je me suis hasardé à dire qu’on y sentait le procédé, etc. »

Cette méthode si neuve en pareille matière et pourtant si naturelle et si sensée était de nature à révolutionner complètement l’exégèse védique. Elle eut pour résultat considérable et direct de permettre à Bergaigne de constater la nature et la signification des figures de rhétorique védiques. Ce bénéfice provisoire avait été signalé par lui dans une étude insérée dès 1881, dans le 4e  volume des Mémoires de la Société de linguistique de Paris, sous le titre de Quelques observations sur les figures de rhétorique dans le Riq-Veda.

II

L’opération qui consistait à passer par voie de conséquence de l’établissement d’un lexique rationnel et réel à la mise en lumière des particularités métaphoriques du style védique, se comprend facilement. L’application des données de ce lexique aux textes des hymnes a-t-il pour résultat d’aboutir à un sens incohérent, on peut en conclure, et Bergaigne en concluait, qu’on se trouvait en présence d’un ou de plusieurs termes pris dans un sens figuré. La preuve en résultait surtout de circonstances voisines dont le concours est dans la plupart des cas de nature à produire la conviction quant à la vérité de l’hypothèse de la figure. On se rendra compte d’ailleurs de la portée des effets de la réforme du lexique combinés avec ceux de « la rhétorique védique » logiquement restituée, par cette remarque du hardi novateur sur la méthode défectueuse de ses devanciers :

« La rhétorique védique est en effet, dit-il, une rhétorique bizarre qui paraît avoir effarouché jusqu’à ce jour les interprètes les plus autorisés du Rig-Veda. Plutôt que d’y conformer leurs traductions, ils ont, pour éviter l’étrangeté des figures et surtout la cacophonie des métaphores discordantes, recouru un peu à tous les moyens. Quand l’effacement des images ou même la substitution pure et simple des termes propres aux termes figures ne leur a pas suffi, ils n’ont pas reculé toujours devant des violences plus graves à faire au lexique. »

III

Il va de soi que des divergences aussi importantes sur la manière d’entrer dans l’explication des détails ne pouvaient moins faire que d’en amener d’aussi profondes pour ce qui regarde l’ensemble, autrement dit pour le système général d’interprétation. Laissons à Bergaigne lui-même le soin d’indiquer où il en est arrivé en suivant la voie nouvelle que lui ouvraient les études préalables dont l’esquisse vient d’être tracée :

« J’avais fini par reconnaître, dit-il dans la Conclusion de sa Religion védique, que les interprétations exclusivement solaires, comme les interprétations exclusivement météorologiques, en un mot que les interprétations purement naturalistes, appliquées à l’analyse des mythes du Rig-Veda laÿèsent toujours ou presque toujours, un résidu liturgique, et que ce résidu, le plus souvent négligé jusqu’alors, en est précisément la partie la plus importante pour l’exégèse des hymnes. »

Il lui était impossible d’être plus net et de mettre plus clairement en évidence ce que sa méthode et son système apportaient de neuf dans nos études. Le sacrifice et tout ce qui s’y rapporte prenait désormais le pas sur le prétendu naturalisme primitif, qui perdait le rang principal qu’il occupait dans les explications antérieures, pour passer au rôle d’accessoire.

C’est le point où en était encore Bergaigne au moment de sa mort, comme on peut en juger par la publication posthume due aux soins de M. V. Henry de sa traduction de Quarante hymnes du Rig-Veda (Mémoires de la Société de linguistique de Paris, t. VII, 1894).

Les limites qu’il imposait à sa réforme ressortent d’ailleurs avec non moins de netteté du passage suivant de cette même Conclusion déjà citée :

« Mais dira-t-on (à propos de la prédominance accordée au point de vue liturgique) toujours et partout Agni ! Toujours et partout Soma ! Et l’offrande ! Etla prière ! Cette uniformité des mythes est-elle vraisemblable ? N’est-ce pas là un système dans le pire sens du mot ?

« Je répondrai que sous cette apparente simplicité il y a au contraire une assez grande complication. Je rappellerai que quand je dis Agni, Soma, l’offrande, la prière, j’ajoute dans la plupart des cas, et qu’on peut sous-entendre dans les autres « sous l’une quelconque de ses formes. » Or, Agni, par exemple, n’est pas seulement le feu terrestre, c’est aussi très souvent l’éclair et quelquefois le soleil, »

IV

La restriction qui sert ici d’excuse à Bergaigne ferait au contraire l’objet des seules critiques que je lui adresserais. À mon avis, il a trop craint d’abonder dans son sens, il a reculé devant les conséquences entières de sa méthode et il s’en est tenu provisoirement à un compromis qui entrave singulièrement l’essor de ses idées, et qui imprime aux exposés et aux démonstrations de la Religion védique un caractère fréquent d’obscurité et d’incertitude qui en trahit l’insuffisance. Agni et les autres éléments du sacrifice ont-ils réellement d’autres formes que la forme liturgique si bien mise en relief par le maître ? Je m’offre à démontrer le contraire en lui empruntant ses moyens de démonstration, et même je me fais fort d’établir qu’on n’en saurait tirer autre chose que la preuve d’un Agni unique et d’un unique Soma.

Bergaigne lui-même ne la-t-il pas prévu ? Je pencherais pour l’affirmative tout en admettant qu’il se sentait en même temps retenu par l’autorité d’une tradition dont il ne secouait le joug qu’à demi. Malgré son courage scientifique, les partis extrêmes n’étaient pas son fait, du premier coup du moins ; sauf pour lui à se ranger à plus ou moins bref délai aux exigences des faits évidents et des nécessités logiques.

J’ai donc la ferme conviction que. s’il avait vécu, Bergaigne aurait donné à son œuvre le couronnement qu’elle attendait en rapportant tout le Ris-Véda à la liturgie et au sacrifice, J’en ai pour gage, non seulement les nécessités logiques dont il vient d’être question, mais encore et surtout des constatations telles que celle-ci que j’emprunte à la Préface de la Religion védique :

« Les hymnes vèdiques composés pour la plupart en vue des cérémonies du culte ne renferment guère, outre la description de ces cérémonies, et avec les louanges adressées aux dieux, que l’expression des vœux de leurs adorateurs… »

Ne nous promettait-il pas d’ailleurs, avant de traduire le Rig-Véda, une.étude qui, bon gré mal gré, aurait eu raison de ses dernières hésitations et dont il prévoyait en ces termes les conséquences ruineuses pour la part qu’il faisait encore à ce qu’on peut appeler les anciens systèmes d’exégèse védique ?

« D’abord, dit-il au cours de la Conclusion déjà plusieurs fois citée, j’y veux tenir (dans la traduction projetée) un plus grand compte que je n’ai pu le faire dans ce premier ouvrage, déjà si volumineux, des autres textes védiques sinon toujours pour leur emprunter des lumières nouvelles, du moins pour prouver qu’il n’y a rien à faire de bien des légendes des Brâhmanas, par exemple, qui semblent avoir été imaginées après coup pour expliquer des formules qu’on ne comprenait déjà plus, de beaucoup de prescriptions des rituels qui trouveront leur explication dans les mythes, plutôt qu’elles n’en fourniront la clef. »

Il est impossible que de pareilles remarques n’aient pas fini par produire en lui leurs effets nécessaires, à savoir de le pénétrer de plus en plus de l’idée que les hymnes faits pour le sacrifice n’avaient en vue que le sacrifice, et que les mythes développés dans la littérature post-védique prenaient leur racine exclusivement dans le Veda, et non pas ailleurs.

Telle est la fin logique de sa doctrine, et les conséquences en sont incalculables comme rectificatrices de toutes les idées courantes sur l’origine et la nature de la mythologie (et solidairement de la religion ) des Indo-européens, avant et après la séparation des différentes branches de la race.

Dans tous les cas la voie est ouverte, et elle l’a été par Bergaigne. C’est ce que je voulais démontrer dans ce rapide exposé des théories qu’il a inaugurées et dont la gloire lui est à jamais acquise.

Paul Regnaud.
  1. Je me bornerai à rappeler le titre et la date des plus importants de ses autres ouvrages : Texte et traduction du Bhdmini-Vilàsa (1872) ; — Traduction du drame sanscrit intitulé Nagânanda (La joie des serpents) (1879) ; Traduction du drame de Çakountalà (avec M. Lehugeur) (1884) : — Manuel pour étudier la langue sanscrite (1884) ; — Les inscriptions sanscrites du Cambodge (Journal asiatique, 1882). — Recherches sur l’histoire de la Samhità du Rig-Veda (dans le Journal asiatique, 1886 et 1887) ; — L’ancien royaume de Campà (Journal asiatique, 1888 ; — Recherches sur l’histoire de la liturgie védique (Journal asiatique, 1889).