L’Outaouais supérieur/La région du Nipissingue


C. Darveau (p. 178-Illust).


CHAPITRE VI



LA RÉGION DU NIPISSINGUE




I

Dans les chapitres précédents, nous avons suivi la rivière Outaouais depuis la tête du lac Témiscamingue jusqu’à l’embouchure de la rivière Mattawan. Maintenant, il convient de faire une diversion du côté ouest de la rivière et de pénétrer jusqu’à la région du Nipissingue qui est intimement liée par la rivière Mattawan, par un système de communication fluviale qui a duré plus de deux siècles, et enfin par le caractère de la colonisation moderne au bassin oriental de l’Outaouais et, à vrai dire, à la province de Québec tout entière.

C’est en effet la route par excellence que suivaient jadis les « voyageurs » canadiens qui se rendaient dans les contrées lointaines de l’Ouest, poussés soit par le goût des aventures, soit par le désir de réaliser de gros bénéfices en trafiquant des fourrures avec les Indiens.

Le premier européen qui traça cette route à nos ancêtres est l’immortel Champlain lui-même qui, en 1615, après avoir remonté l’Outaouais, prit à sa gauche la rivière Mattawan, atteignit le lac Nipissingue, puis la rivière des Français, explora, selon les uns, une bonne partie des rives du lac Huron et redescendit ensuite vers le lac Ontario, cette « mer douce, » comme il l’appelle, « ce lac qui ne réfléchissait encore que les sombres forêts de ses rives solitaires, et qui baigne aujourd’hui tant de villes florissantes.[1] »

Dans cette immense solitude, peuplée seulement de quelques milliers d’hommes errant à l’aventure sous le dôme des forêts ou le long des larges cours d’eau, les grands fauves, par troupes nombreuses, les élans et les caribous au panache étagé, les animaux à fourrure de toutes les espèces couraient en liberté, des bords de l’Atlantique jusqu’à l’extrémité des grands lacs, maîtres sans partage et sans conteste d’un domaine sans limites.

Plus tard, et pendant une longue suite d’années, jusque vers le milieu du dix-neuvième siècle, on a vu de nombreuses flottilles de canots, richement chargées de pelleteries, remonter régulièrement la rivière des Français, suivre le lac Nipissingue, puis la rivière Mattawan et enfin déboucher dans l’Outaouais qui les conduisait jusqu’à Montréal, où était le quartier général du commerce des fourrures.

Par suite du changement des conditions de ce commerce, par suite de l’éloignement de plus en plus sensible du gibier à fourrures, de l’ouverture de communications nouvelles, mais pardessus tout de l’apparition des steamers sur les grands lacs et des chemins de fer sur leurs bords, la route de l’Outaouais et de la rivière des Français est tombée graduellement en désuétude, et l’on n’entend plus sur la Mattawan et le lac Nipissingue, retentissant si souvent jadis des gais et bruyants éclats de la chanson des voyageurs, que le bruit assourdissant des trains du Pacifique, les refrains des hommes de chantier, le mouvement continu des scieries et les échos multiples de l’industrie humaine qui s’éveille en maint endroit de ces parages déserts.

L’Outaouais inférieur a été longtemps la voie unique utilisée par la navigation à vapeur, le rapide de Carillon ayant été canalisé pour des bateaux tirant cinq pieds et demi d’eau dès 1827, et, jusqu’en 1845, la plus grande partie du commerce entre Montréal et le Haut-Canada s’est faite par cette voie. Durant la saison de la navigation, les « propellers » remontaient presque sans interruption l’Outaouais jusqu’à Bytown d’où, en suivant le canal Rideau, ils pénétraient jusqu’au cœur même de cette province, à Kingston, au pied du lac Ontario. Puis ils revenaient à Montréal par le St. Laurent, n’ayant plus qu’à descendre le fleuve, leur léger tirant d’eau leur permettant de sauter les rapides en toute sûreté.

Le parachèvement des canaux du St. Laurent, en 1846, rendit presque inutile la route du canal Rideau, laquelle finit par perdre de son importance et ne servit plus dans la suite que de voie de communication entre les districts riverains, et pour des fins toutes locales.


II


Le lac Nipissingue, qui s’étend de l’est à l’ouest, entre le 46e et le 47e degrés de latitude nord, et par 80° de longitude ouest, est situé sur le versant occidental de la ligne de faîte et appartient par conséquent au système des eaux qui se déversent dans le lac Huron.

L’extrême longueur du lac Nipissingue, d’une forme irrégulière, atteint trente milles, de l’est à l’ouest, et sa largeur extrême, du nord au sud, est d’environ 20 milles. On peut évaluer sa superficie à 600 milles carrés, en chiffres ronds. Sa hauteur est de 632 pieds au-dessus du niveau de la mer.

La rive septentrionale du lac consiste en rochers granitiques de peu d’élévation ; mais sur la rive sud, les rochers primitifs se dressent hardiment au-dessus de l’eau qui atteint parfois jusqu’à trente brasses de profondeur, et, généralement, au moins trois brasses le long des bords.

La décharge du Nipissingue se fait par la célèbre rivière des Français qui porte le tribut de ses eaux au lac Huron, après une succession de cascades. Ces cascades réunies opèrent une descente de 60 pieds environ.

La première de ces cascades s’appelle « la Chaudière » ; puis viennent, dans l’ordre suivant, le « Rapide des Pins », celui des « Grands Récollets, » et enfin celui des « Petites Dalles » qui ferme la série.

La rivière des Français débouche dans le lac Huron par une multitude de chenaux différents, formés par des groupes nombreux de petites îles. La rivière elle-même, quoique s’évasant parfois en un large bassin, est divisée en deux chenaux principaux sur la plus grande partie de son cours.

On peut, à proprement parler, dire que la rivière des Français est plutôt une suite de lacs qu’un cours d’eau continu. Entre les différents rapides, la profondeur de l’eau est très grande relativement ; les intervalles de nappes liquides sont semés d’îlots, revêtus à profusion de cèdres et de sapins, et présentant toutes les formes possibles de la beauté pittoresque ; pendant que, çà et là, de larges baies découpent le rivage jusqu’à des profondeurs telles que de grandes flottes pourraient y trouver un mouillage, sans qu’on pût les apercevoir à travers l’infini labyrinthe des îles. En dehors des baies, le cours proprement dit de la rivière ressemble plutôt à une passe étroite n’ayant pas plus de deux à trois cents pieds de largeur, encaissée entre des falaises gigantesques de granit, sans rivages.

À la sortie de chaque passe nouvelle et chaque fois que l’on pénètre dans un bassin nouveau, il semble que les îles deviennent de plus en plus nombreuses, les baies de plus en plus variées. Ce spectacle est d’une beauté magique telle, les défilés, les bassins et les baies offrent une variété d’aspects si inattendue, si saisissante, qu’on croit avoir devant les yeux un décor féérique à chaque instant renouvelé, et la pensée se reporte naturellement au panorama des « Mille Îles » du St. Laurent. Celui-ci reste néanmoins, comme effet et comme enchantement, bien au-dessous de celui qu’offre, dans ses lointaines et obscures retraites, l’admirable, poétique et solitaire rivière des Français.



Depuis la construction du chemin de fer du Pacifique, la partie de la province d’Ontario qui porte le nom de district de Nipissingue, lequel s’étend au nord-est des districts de Parry Sound et de Muskoka, et au nord de la Baie Georgienne, entre les 79e et 81e degrés de longitude, a été rapidement divisée en cantons, dont quelques uns, ceux naturellement qui occupent le voisinage de la ligne, ont déjà acquis un développement marqué. Citons entre autres les deux cantons voisins de Ferris et de Bonfield qui aboutissent, celui-ci au lac Talon, celui-là au lac à La Truite, en longeant la côte orientale du lac Nipissingue. Ces deux cantons sont traversés par le lac Nasbonsing, à l’extrémité duquel se trouve la station de Callendar, village improvisé qui vit bâtir, en 1884 seulement, ses premières log-houses.

Le canton Bonfield doit son nom à un riche commerçant de bois qui possédait de grandes concessions de coupe dans le district de Nipissingue. Le 4 avril, 1886, ce canton fut érigé en paroisse, sous le vocable de Ste-Philomène, par Mgr  U. Z. Lorrain, vicaire apostolique de Pontiac, et constitué en municipalité au mois d’octobre suivant.

Déjà l’on y compte près de deux cents familles franco canadiennes et sept à huit familles irlandaises ; les familles anglaises, protestantes, y sont au nombre d’une trentaine.

Ce sont des canadiens-français qui dirigent les affaires municipales, de même que celles de trois écoles catholiques qui sont déjà établies dans le canton. Ils ont bâti une église au pied du lac Nasbonsing, à vingt arpents de la station de Callendar, et une trentaine de maisons, entre ce point et le lac. Église et maisons, on le pense bien, ne sont ni élégantes, ni coûteuses, ni même solides ; mais leur érection n’en offre pas moins un indice des progrès rapides de l’élément franco-canadien dans ces parages isolés et lointains. Et ce qui démontre encore davantage jusqu’à quel point ces progrès s’accentuent de jour en jour, c’est qu’il est question de démembrer le diocèse de Toronto et de créer un vicariat apostolique au Sault Sainte-Marie.

Une distance de treize milles seulement sépare de Bonfield le canton Mattawan. Un chemin qui se construit actuellement le mettra en communication directe avec ce dernier endroit avant la fin de la présente année. Un autre espace, de 23 milles, le sépare de North Bay, endroit d’avenir, déjà très animé, qui se trouve sur le parcours de la ligne du Pacifique, au nord du lac Nipissingue.

Il restait encore, au commencement de 1888, une centaine de lots à prendre dans la paroisse de Ste. Philomène. Pour rentrer en possession, les colons n’ont presque rien à débourser, les terres étant données gratuitement, dans Ontario, par le gouvernement. Un père de famille peut prendre deux lots : un jeune homme de plus de dix-huit ans peut en prendre un. Pour faire inscrire une concession de lots au bureau de l’agent des terres, un colon n’a d’autres formalités à remplir que de se présenter avec deux témoins qui déclarent sous serment que les lots ne sont pas occupés. Puis il paie un dollar et demi et devient propriétaire des lots qu’il a retenus, à la seule condition de se bâtir, de faire de la terre et de payer les taxes municipales. Cinq ans après la formalité de l’inscription, le colon devient acquéreur de son titre de propriété.

Les lots, pris dès l’établissement du canton, ne sont encore qu’imparfaitement défrichés, cela se conçoit. Cependant, ceux d’entre eux, d’une contenance de 160 acres, qui ont environ quarante acres en culture et qui occupent une localité favorable, ne valent pas moins de quinze à dix-huit cents dollars ; et, dans cinq ans d’ici, ils en vaudront assurément quatre mille, pour peu que les colons mettent de diligence et d’intelligence à les améliorer.

Les cantons qui se succèdent sur le parcours du Pacifique, entre Pembroke et North Bay, offrent tous, au premier aspect, de même que les rives de l’Outaouais, une longue arête presque uniforme d’escarpements plus ou moins monstrueux, derrière lesquels s’étend un pays plat dont on serait loin de soupçonner la fertilité. Ce pays est propre à toutes les espèces de produits agricoles que l’on récolte dans la province de Québec.

« Le climat est très favorable à la santé ainsi qu’à l’agriculture, dit un missionnaire de Bonfield. La neige arrive vers la mi-novembre et avec le froid, mais pas aussi terrible que dans les environs de Québec. Jamais plus de trois pouces de neige et aussi, au dire de ceux qui y sont établis depuis six et sept ans, jamais de tempêtes qui aient duré un jour.

Dès le quinze avril la neige et la glace ne sont plus qu’un souvenir, en sorte qu’il est aisé de commencer à bonne heure les travaux des champs.

L’été est chaud, mais ce n’est pas une chaleur accablante ; cela est sans doute dû au voisinage des forêts et des nombreux lacs, de toute grandeur, dont l’eau toujours froide est excellente à boire.

L’automne depuis deux ans a été bien beau.

Les gelées n’ont aucunement fait dommage aux grains semés en temps raisonnable le printemps.

Les récoltes ont été bonnes non seulement sous le rapport de la qualité, mais aussi de la quantité du grain. Le mil et le trèfle donnent bon rapport. »




Partout, la terre repose sur un fonds d’argile compacte, et présente à la surface trois caractères dominants que les gens de l’endroit désignent sous les noms de « terre jaune, toujours fraîche et facile à travailler, » « terre jaune légère, » et enfin « terre grise. » Celle-ci comprend ce qu’on appelle les « Prairies de castors, » pièces de terre déboisées, jadis submergées par les écluses des castors et aujourd’hui couvertes de foin.

On rencontre de ces prairies un peu partout ; elles sont pour la plupart très faciles à égoutter et à semer en mil.

Les castors étaient autrefois très nombreux dans tout le district du Nipissingue. On peut même faire remonter à plusieurs siècles leurs ingénieuses constructions aquatiques. Ces intelligents et diligents animaux élevaient des barrages sur les cours d’eau et les petites rivières, et inondaient ainsi de grandes étendues de forêts, les transformant en lagunes autour desquelles ils établissaient leurs colonies et construisaient leurs demeures à double étage. L’eau, rendue stagnante, ne tardait pas à pourrir les racines des arbres ; l’un après l’autre, lentement mais sans relâche, pendant de longues périodes de temps, ceux-ci tombaient, s’entassaient dans la lagune et la saturaient de leur matière en décomposition qui, à son tour, s’enfonçait et formait une épaisse couche inférieure de terre végétale. Avec le temps les barrages des castors étaient brisés et emportés par les inondations ; la petite rivière reprenait son cours primitif dans un lit étroit, et tout l’espace environnant était bientôt couvert d’un luxurieux tapis de verdure et de fleurs sauvages, champ de pâturage favori des élans, des cerfs et des chevreuils, en attendant qu’il devînt plus tard un riche champ de fourrage pour le bétail du colon.

On ne saurait croire les terribles ravages accomplis par le feu sur toute la surface de cette région. Des centaines de milles y ont passé ; l’œil n’aperçoit souvent, jusqu’aux horizons les plus lointains que le regard peut atteindre, que d’immenses étendues absolument dévastées, dénudées. Les arbres, dépouillés de leurs branches, noircis, mais restés debout, pourrissent lentement dans une atmosphère éclatante et répandent un masque d’horreur sur la nature agonisant à leurs pieds. Cette forêt décharnée, grelottante, qui plonge dans ses propres cendres ses racines encore vivaces, semble crépiter et craquer encore comme si l’ardente flamme, réfugiée dans ses troncs, la dévorait mystérieusement. On dirait de loin une armée confuse de squelettes, restés debout dans la mort et brandissant sans relâche toute espèce de tronçons d’armes et des hampes de drapeaux déchiquetés.

C’est au nord du district de Nipissingue que se trouve le lac Tamacamingue, autre magnifique nappe d’eau d’une étonnante limpidité, remplie d’îles et bordée de rivages qui offrent une étrange physionomie, avec leurs montagnes à demi sorties de terre et leurs forêts à demi renaissantes sous leurs cendres.

Ce lac a deux débouchés, l’un au sud, par la rivière Esturgeon qui coule jusqu’au lac Nipissingue, l’autre au nord, par un cours d’eau qui va rejoindre la rivière Montréal, laquelle se déverse dans la rivière des Outaouais, comme on l’a vu précédemment.

La compagnie de la Baie d’Hudson y a un poste, sur l’île aux « Ours », où se sont rassemblées une vingtaine de familles indiennes.

Le Tamacamingue est très poissonneux. Il prend à glace vers le commencement de décembre et dégèle entièrement vers le milieu de mai.


CHUTE DE LA RIVIÈRE AUX ESTURGEONS.

  1. Garneau. Histoire du Canada, 1er volume, p. 66.