Tallandier (p. 233-243).

VIII


— Sa Hautesse vous attend dans les jardins, mademoiselle.

Hamadévi, la Javanaise, s’inclinait humblement devant Gwen, tandis qu’elle lui transmettait cette invitation — ou cet ordre.

La jeune fille eut un tressaillement.

— Ah ! bien… Mais je ne connais pas…

— Je vais vous accompagner.

Gwen se leva et suivit Hamadévi hors de la chambre, sous la galerie de marbre. Elle entrevit, au passage, deux des femmes qu’elle avait aperçues la veille : la jeune Javanaise aux vifs yeux noirs et la belle créole vêtue de blanc. Toutes deux la suivirent de regards complètement dénués de bienveillance. Car cette étrangère, la nouvelle favorite du rajah, excitait au plus haut point leur jalousie par sa rare beauté, son air de fière noblesse, la grâce incomparable de son allure.

Gwen marchait comme en un rêve, en se laissant guider par Hamadévi. Elle avait passé une nuit d’insomnie, en se demandant à quoi elle devait se résoudre. Pour une jeune fille à peine sortie de l’adolescence, et ignorant à peu près tout de la vie, la situation était en effet angoissante. Ce Dougual de Penanscoët qui voulait faire d’elle sa femme, elle ne le connaissait pas, au point de vue moral, et la façon dont il avait d’abord agi à son égard ne prévenait pas en sa faveur… Il est vrai qu’ensuite… Mais n’était-ce pas une habile comédie pour endormir sa défiance, pour se jouer d’elle, pour briser sa résistance ?

Quand cette pensée lui venait, Gwen sentait s’élever en elle une vive protestation. Elle le croyait sincère, réellement décidé à tenir ses promesses. Mais quelle était sa nature ? Élevé comme il l’avait dit, visiblement volontaire, accoutumé de tout voir plier devant lui, que serait-il pour elle, dont le cœur était si sensible et l’âme si fière ?

Mais, d’autre part, quelle existence l’attendait ? Elle avait connu l’abandon moral, le dédain, la pauvreté chez les Dourzen. Si elle n’épousait pas Dougual, que deviendrait-elle, seule, sans protection ? Car sa fierté se refuserait à accepter de lui une aide pécuniaire quelconque.

Puis encore, cet attrait déjà ressenti à l’égard du vicomte de Penanscoët, un instant disparu sous l’influence de l’indignation, renaissait plus vif, plus impérieux, depuis qu’elle l’avait revu et qu’il s’était montré à elle sous un jour nouveau, fort énigmatique, à vrai dire, mais ceci ne déplaisait pas à une nature imaginative, curieuse d’aventure et de mystère, à la fois candide et romanesque. Ainsi, en ce moment où elle allait vers lui, un émoi profond la pénétrait, qui n’était pas dû seulement à l’angoisse de cette décision qu’il lui fallait prendre, laquelle engagerait toute sa vie.

Enfin, l’ambiance d’exotisme, de magnificence orientale, le prestige de ce jeune souverain demi-asiatique, l’idée confuse d’une revanche à exercer sur ceux dont elle avait été la victime, tendaient à réduire les dernières hésitations de cette jeune âme que ses goûts, ses instincts inclinaient vers les désirs de vie large, élégante, et qui n’avait qu’un mot à dire pour les voir satisfaits au-delà de ses rêves, pour voir se réaliser en sa faveur un vrai conte de fées.

— Voilà Sa Hautesse, murmura Hamadévi.

Gwen tressaillit et s’arrêta à quelques pas d’une colonnade de marbre blanc sous laquelle Dougual, cette fois dans son costume de rajah, allait et venait d’un pas nonchalant. À la vue de la jeune fille, il s’avança, tandis que la Javanaise, après un profond salut, s’éloignait rapidement.

— Avez-vous passé des moments plus tranquilles depuis notre entrevue, Gwen ?

La voix du jeune rajah avait des intonations caressantes et dans ses yeux passait une ardente douceur.

— Un peu plus, oui… Mais cette décision à prendre…

Les joues de Gwen se coloraient, sous le regard de Dougual.

— Elle vous coûte beaucoup ?

— C’est-à-dire… je suis seule, sans conseils… et… et je ne vous connais pas…

— Cette hésitation est très naturelle et elle me plaît en vous. Bien d’autres ne l’auraient pas. Venez, je vais vous montrer les jardins.

Elle le suivit, un peu comme en un songe. Dans ces jardins enchantés s’épanouissait la plus admirable végétation tropicale, rafraîchie par l’eau vive venue des montagnes et coulant dans les canaux de marbre, s’échappant de la gueule des monstres, chimères, serpents fabuleux, taillés dans ce même marbre blanc, rouge ou vert. Dougual racontait à sa compagne l’histoire de cette principauté de Pavala, dont l’origine se perdait en des temps légendaires. À une courte distance du palais et de la petite ville qui constituait la capitale commençait la forêt qui escaladait les pentes des montagnes d’origine volcanique. Dans cette forêt, dont une grande partie demeurait inexplorée, vivaient des Dayaks sauvages. Ceux-ci, tous les ans, payaient un tribut au rajah de Pavala en lui livrant un certain nombre de jeunes gens des deux sexes, qui augmentaient le nombre des esclaves, chinois, malais et autres, affectés au service du palais.

— Quoi ! Vous avez encore des esclaves ? dit Gwen.

— Certainement. Tous les serviteurs qui nous entourent le sont, soit de leur plein gré, soit autrement.

— De leur plein gré ?

— Mais oui. Car ils considèrent comme une faveur inappréciable de nous appartenir, d’être notre chose, que nous châtions, que nous faisons mourir selon notre bon plaisir.

— Vous les faites mourir ? s’exclama Gwen en s’arrêtant brusquement.

Il sourit, en posant sa main sur l’épaule de la jeune fille.

— Quand ils le méritent, oui. Ne vous émouvez pas ainsi, Gwen. Je ne suis pas un maître cruel ; mais une certaine dureté est nécessaire à l’homme qui règne, qui domine. Mon père et moi sommes très redoutés et obéis aveuglément, parce qu’on nous sait implacables. Et ces mêmes êtres qui nous craignent tant nous sont indéfectiblement attachés, font de nous l’objet d’un culte fervent.

Dougual se tut un moment. Il regardait le délicat visage qui frémissait, les yeux que voilaient à demi les paupières aux soyeux cils dorés. Puis il dit, de cette voix aux intonations à la fois impérieuses et douces qui avait déjà charmé les oreilles de Gwen, dans le parc de Kermazenc : — Quant à vous, Gwen, n’ayez aucune crainte. Je vous aime et vous êtes la première, la seule à qui j’ai dit ce mot. Il est vrai que vous ne me connaissez pas. Mais ayez confiance, je vous rendrai heureuse. Ne me jugez pas sur la façon dont j’ai agi à votre égard, en vous faisant enlever et transporter ici. Mon père et Appadjy, son ami, m’ont élevé dans l’idée que tout m’était permis, que je n’avais pas à mettre d’entraves à mes volontés. Maintenant que je vous connais, je regrette d’avoir, en la circonstance, suivi cette ligne de conduite. Mais je saurai bien réparer mon erreur et vous convaincre de ma sincérité, si vous devenez ma femme.

Ils venaient de s’arrêter au bord d’un petit lac fleuri de lotus roses. Sur la berge se dressait un kiosque de marbre rouge, dans lequel étaient disposés des sièges recouverts de somptueuses soieries brochées d’or. Deux paons se tenaient sur les degrés de marbre blanc qui menaient au lac. Dans l’air chaud passaient les pénétrantes senteurs des fleurs innombrables, presque toutes inconnues de Gwen.

— Je vous ferai une situation privilégiée, reprit Dougual. Vous serez ma seule épouse et, comme je vous l’ai dit hier, notre union sera bénie par un prêtre de votre religion, qu’un de mes avions ira chercher demain à Manille. Cette religion, vous serez libre de la pratiquer à votre gré. Elle était, d’ailleurs, celle de mes ancêtres. Mais les circonstances ont amené mon père et moi-même à en adopter une autre.

— Laquelle ? demanda Gwen.

— Le brahmanisme, mais adapté au temps présent, amalgamé avec les autres religions qui se partagent les peuples d’Asie.

La physionomie de Gwen s’assombrit. En son âme pénétrée des croyances chrétiennes, la réponse de Dougual jetait une crainte et un scrupule. Pouvait-elle, en ce cas, accepter de s’unir à lui ? Mais, tout aussitôt, elle pensa :

« Je le ramènerai à d’autres idées, je le convertirai, puisqu’il m’aime ! »

« Je vous aime. » Quelle puissance avaient ces trois mots sur le cœur de Gwen, prononcés par ce Dougual mystérieux et charmeur ! Quel enchantement pour un cœur ardent, avide de se donner après avoir si longtemps vécu comprimé, sans cesse blessé, dans l’atmosphère hostile de Coatbez ! Puis encore, il eût fallu à cette persécutée une vertu presque surhumaine pour n’être pas grisée, enivrée devant la perspective éblouissante que lui ouvrait Dougual de Penanscoët, la choisissant pour épouse.

Cependant, une autre objection se présenta à son esprit et elle l’énonça aussitôt :

— Mais vos parents connaissent-ils vos projets ? Qu’en disent-ils ?

— Je leur apprendrai notre mariage quand ils seront ici, dans une quinzaine de jours, répondit Dougual.

Sa voix prenait une intonation brève qu’elle n’avait pas quand il s’adressait à Gwen.

— … Je suis d’ailleurs entièrement libre. Et que peut-il importer à mon père de me voir vous donner le titre d’épouse unique ? Non, il n’y a aucune difficulté à attendre de ce côté, je vous l’affirme.

— Eh bien ! alors, je… j’accepte…

Une dernière hésitation faisait trembler la voix de Gwen.

— Vous ne le regretterez pas, je vous le promets.

Dougual prenait la main frémissante et la baisait longuement. Puis il emmena Gwen vers le kiosque de marbre et la fit asseoir près de lui, sur les sièges brochés d’or. Ils avaient sous les yeux, à l’horizon, les sombres forêts et les cimes des hauteurs volcaniques, puis, plus bas, la perspective des merveilleux jardins traversés par une eau bruissante formant d’écumeuses cascades et des lacs aux reflets d’or et d’azur.

— Nous demeurerons ici quelque temps encore, dit Dougual. Puis, nous irons passer quelques mois en Europe, et particulièrement à Paris, que vous ne connaissez pas.

— À Paris ? répéta Gwen d’un ton de surprise. Mais si les Dourzen l’apprennent, ne pourront-ils rien contre nous ?

Dougual eut un geste de dédaigneuse insouciance.

— Je saurais les museler s’ils s’avisaient de nous chercher noise. N’ayez aucune crainte de ce côté, Gwen. Oubliez toute votre enfance malheureuse, oubliez cette famille d’êtres avides, jaloux, ambitieux, qui n’a pas vu en vous une orpheline à consoler, mais une servante à exploiter. Effacez d’un trait de plume les années qui se sont écoulées depuis la mort mystérieuse de votre maman. Moi, je vous ferai une existence digne de votre beauté, charmante Cendrillon qui m’avez fui en cette nuit de fête, à Kermazenc… Après cela, je ne voulus plus retourner parmi nos hôtes, car vous m’aviez trop vivement intéressé pour que je fusse capable de trouver autre chose qu’insipidité près de la plus séduisante de mes invitées.

Gwen écoutait les paroles enchanteresses en frémissant d’émoi et d’obscur orgueil. Dans les yeux noirs, en ce moment d’une douceur veloutée, passaient des lueurs ardentes qui l’éblouissaient. Dougual lui parlait maintenant des pays qu’il lui ferait connaître ; il lui disait :

— Votre intelligence, que je sens si vive, votre nature si vibrante, jouiront de tous les spectacles de la nature, de toutes les manifestations de la pensée dans le monde. Cette intelligence, ce cœur, je veux en être l’initiateur, en quelque sorte. Mlle Herminie Dourzen a préparé le terrain, mais il peut être magnifiquement cultivé, maintenant, et je m’y emploierai avec tout l’amour que vous avez su m’inspirer.

Dans une allée bordée d’orangers passait une mince forme masculine vêtue de blanc. Dougual porta à ses lèvres son sifflet d’or et en tira un son prolongé. L’homme vint à pas rapides et Gwen reconnut le jeune homme qu’elle avait déjà vu avec le jeune vicomte de Penanscoët, à Kermazenc.

— Pars pour Manille, Willy, ordonna Dougual.

— Bien, maître.

Il s’inclinait profondément. Mais ses yeux, d’un bleu brillant et dur, s’attachaient pendant quelques secondes sur Gwen et celle-ci, de ce regard, éprouva une impression profondément désagréable.

— Willy est mon secrétaire favori, dit Dougual. C’est lui que j’ai chargé d’aller chercher, en avion, un prêtre à Manille. Que ce prêtre soit espagnol, peu importe ; vous n’en serez pas moins mariée selon votre religion.

Gwen était trop inexpérimentée pour lui objecter que, si elle devait se trouver ainsi en règle avec la loi divine, elle ne le serait point, par contre, devant les lois de son pays, qui n’accorderaient pas, à elle et à ses enfants, le droit au nom de Penanscoët. Et peut-être même, si elle y eût songé, aurait-elle passé outre, dans la confiance de la jeunesse et l’enivrement de cet amour dont elle sentait son cœur tout brûlant, à chaque minute, sous le regard de Dougual.

— Il me semble que je rêve ! murmura-t-elle.

Sa main frémissait dans celle de Dougual, qui la tenait étroitement serrée. Il pencha vers elle son visage ardent, passionné, et dit à mi-voix :

— Vos yeux sont merveilleux, Gwen ! Ils ont toutes les nuances de l’océan et tout son mystère. Pourtant, l’on y voit votre âme, pure et droite… Vos yeux et votre âme m’ont conquis, ma belle captive.

Et sur les paupières palpitantes, qui s’abaissaient un peu, voilant de leurs cils le regard ébloui, Dougual mit un long baiser.