Tallandier (p. 217-232).

VII


— Où suis-je donc, ici ?

Gwen se soulevait, en sortant brusquement de l’état d’inconscience où elle se trouvait… depuis combien de temps ? Elle regardait la femme au brun visage penchée vers elle, les murs de marbre, le rideau de soie pourpre brochée d’oiseaux multicolores qui tombait devant une large baie.

— Où suis-je ? répéta-t-elle, la voix tremblante, les yeux pleins d’angoisse.

La femme fit signe qu’elle ne comprenait pas.

— Vous ne savez pas le français ?

L’étrangère prononça quelques mots incompréhensibles pour Gwen. Puis elle se redressa et alla poser sur une table un flacon qu’elle tenait à la main.

— Mon Dieu, mon Dieu, où suis-je donc ? redit Gwen, terrifiée.

La brume dont s’enveloppait encore son cerveau se dissipait lentement. Elle se souvint alors… Comme elle quittait Ti-Carrec, deux hommes se jetaient sur elle, l’immobilisaient. Ensuite, plus rien. Sans doute l’avait-on endormie soudainement à l’aide de quelque puissant soporifique. Puis on l’avait transportée… où ?

La pièce où elle se trouvait était petite, avec des parois de marbre et d’épais tapis d’Orient couvrant le sol. Des parfums pénétrants et chauds arrivaient jusqu’à Gwen, étendue sur un petit matelas de soie claire et vêtue — elle s’en apercevait tout à coup — d’un costume hindou.

Non pas celui qu’elle avait revêtu, en cette nuit néfaste de la fête chez les Penanscoët, mais un autre plus riche, plus magnifique. Les bracelets de ses mains, de ses chevilles, étaient garnis de gemmes éblouissantes, sur sa poitrine retombait un long collier de superbes émeraudes.

La femme, à cet instant, alla vers le rideau de pourpre et le fit glisser, découvrant l’ouverture. Gwen vit un admirable jardin, garni de fleurs inconnues, d’où, sans doute, s’exhalaient ces parfums qui entraient dans la chambre, avec l’air chaud, embrasé, lequel n’était certainement pas celui de la Bretagne.

Gwen se redressa tout à fait. Elle ressentait encore une certaine torpeur, mais retrouvait assez d’énergie physique et morale pour chercher à la secouer.

Quand elle fut debout, elle s’avança jusqu’au seuil. L’étrangère s’écarta pour la laisser passer. C’était une femme de petite taille, plus très jeune, dont le type malais était prononcé. Une robe multicolore l’habillait, des perles aux vives nuances ornaient son cou et s’enchâssaient dans les peignes qui retenaient ses plats cheveux noirs.

Gwen vit alors que, le long du corps de logis où elle se trouvait, s’étendait une galerie aux arcades de marbre blanc délicatement sculptées, que soutenaient des colonnes de porphyre. Cette galerie, à droite et à gauche, formait retour, comme le bâtiment lui-même. D’autres ouvertures semblables à celle où se trouvait Gwen donnaient sur elle. Entre ces ailes, et au-delà, c’était le merveilleux épanouissement d’un jardin tropical, sous le ciel d’un bleu jusqu’alors inconnu de la jeune Bretonne.

À l’abri des arcades circulaient quelques silhouettes féminines en costumes asiatiques. L’une d’elles s’avança, vint à Gwen. Petite et maigre, fortement bronzée, elle paraissait âgée d’une quarantaine d’années et portait un assez riche costume javanais. Ses traits avaient encore de la finesse. Le regard des yeux noirs était vif, pénétrant, un peu dur. En bon français, elle dit à Gwen :

— Soyez la bienvenue, madame. Vous devez sentir le besoin de prendre quelque nourriture ?

— Je veux, d’abord, savoir où je suis !… s’écria Gwen.

Les minces lèvres de la Javanaise eurent un demi-sourire.

— Dans le pavillon des femmes de Sa Hautesse Han-Kaï, dont moi, Hamadévi, je suis la surintendante.

— Sa Hautesse Han-Kaï ? répéta Gwen, qui entendait ce nom pour la première fois.

— Oui, le jeune rajah de Pavala, qu’on appelle en France le vicomte Dougual de Penanscoët.

— Dougual de Penanscoët !

Gwen sursautait, en répétant ce nom d’une voix étranglée. Tout s’éclairait pour elle, soudainement… Il l’avait fait enlever près de Ti-Carrec, et transporter, endormie, jusqu’à Bornéo.

Comment avait-il osé ? Et pourquoi ?

Pendant quelques secondes, la stupéfaction terrassa Gwen. Puis ce fut la soudaine montée d’une indignation qui se traduisit par ces mots, jetés d’une voix frémissante :

— Ah ! c’est M.  de Penanscoët qui… Bien ! Je m’en expliquerai avec lui. Est-il ici ?

— Oui, Sa Hautesse est arrivée hier.

— Eh bien ! je veux le voir ! Il faut que je lui parle, le plus tôt possible !

La Javanaise toisa Gwen avec un mélange de surprise et d’ironie.

— Il faut ! Je veux ! Voilà des mots qu’il ne faudrait pas prononcer devant le maître, madame. Quand Sa Hautesse voudra vous voir, elle vous fera demander. Pour le moment, reposez-vous, promenez-vous dans les jardins…

— Mais je ne veux pas rester ici un instant de plus ! s’écria Gwen. M.  de Penanscoët m’a fait enlever, je ne sais par quel moyen… J’exige qu’il me renvoie dans mon pays !

Les lèvres de Hamadévi se plissèrent en un sourire sarcastique.

— Quand vous serez en sa présence, vous n’aurez fort heureusement pas l’idée de lui parler sur ce ton. Sans quoi… Rentrez dans votre chambre, madame. Amsara est à votre service.

Elle désignait la Malaise.

— … Et adressez-vous à moi pour tout ce dont vous aurez besoin.

— Rien ! Je ne veux rien ici ! Pourquoi m’at-on mis ces vêtements ?… Où sont les miens ?

Trois femmes, qui se promenaient sous les arcades, s’étaient rapprochées et considéraient la jeune étrangère avec une curiosité fortement mélangée de malveillance. L’une, belle statue couleur de bronze pâle, portait un costume hindou étincelant de joyaux. L’autre était une jolie Javanaise aux vifs yeux noirs, et la troisième, toute vêtue de blanc, devait être une créole de sang espagnol, sans doute originaire de Cuba.

Hamadévi eut un petit rire moqueur.

— Vous ne pensez pas que vous seriez restée ici vêtue comme vous l’étiez à votre arrivée ? J’ai d’ailleurs obéi en cela aux ordres de Sa Hautesse, qui a envoyé pour vous ce collier, ces bracelets…

— Ah ! vraiment ? Et il croit que cela suffira pour me faire accepter sa façon d’agir ? Eh bien ! c’est qu’il ne me connaît pas encore !

Et, tournant le dos à la Javanaise qui souriait railleusement en levant les épaules, Gwen rentra dans la chambre. Ses mains, que la colère et l’angoisse faisaient trembler, enlevèrent le collier d’émeraudes, les bracelets éblouissants, et les jetèrent sur une table. Puis la jeune fille s’assit, au hasard, et essaya de se calmer pour bien réfléchir à sa situation.

Ce ne fut pas chose facile, tant son âme était bouleversée. Elle ne pouvait, dans le désarroi de son esprit, arriver à s’imaginer que son invraisemblable aventure était bien réelle… qu’elle se trouvait au pouvoir de cet énigmatique Dougual, ici le rajah Han-Kaï, régnant avec son père sur une principauté asiatique, où ils devaient être les maîtres absolus… ce Dougual qui, avec tant de désinvolture, lui avait enlevé son masque, dans le salon chinois de Kermazenc, et dont l’audace n’avait pas reculé devant un rapt. Comment, ensuite, avait-elle été transportée jusqu’à Pavala ? Par mer ? Ou, bien plus probablement, par un de ces avions qui survolaient chaque jour Kermazenc et ses environs ?

Mais la plus angoissante question était celle-ci : pourquoi Dougual de Penanscoët avait-il agi ainsi ?

Une seule réponse se présentait à l’esprit de Gwen. Elle n’ignorait pas que chez les princes d’Asie, musulmans, bouddhistes ou brahmanistes, la polygamie est habituelle. D’après ce qu’elle venait de comprendre, le jeune rajah de Pavala, d’ailleurs à demi asiatique de par son origine maternelle, pratiquait cette coutume. Et s’il avait fait enlever Gwen Dourzen, ce devait être pour la mettre au nombre de ses épouses.

À cette idée, une violente indignation souleva la jeune fille. Indignation, et aussi terreur, car elle se demandait aussitôt : « Comment lui échapper ? Seule, dans ce pays étranger où il règne souverainement, dans cette demeure où je suis prisonnière, que puis-je faire pour fuir un tel sort ? »

Ah ! elle ne pensait plus au Prince charmant autrefois entrevu par une petite fille curieuse dans le temple hindou du parc de Kermazenc et pas davantage à celui dont elle avait quelque peu subi le prestige à la fois impérieux et enveloppant dans cette fête costumée d’où était sortie sa terrible situation actuelle ! Toute son âme fière et pure se révoltait, criait : « Jamais ! Jamais ! Plutôt la mort ! »

Amsara, la Malaise, entra silencieusement, apportant des plats qu’elle déposa sur une table, devant la jeune fille. Celle-ci les repoussa d’abord, puis se ravisa en songeant qu’elle devait garder des forces pour être mieux en état de s’expliquer avec son ravisseur. Car, quoi qu’en eût dit Hamadévi, elle ne se ferait pas faute de déclarer à cet odieux rajah ce qu’elle pensait de lui !

Quand Gwen eut déjeuné, elle essaya de prendre un peu de repos. Mais trop d’angoisses l’assiégeaient, l’enfiévraient. Deux longues heures passèrent ainsi. Puis la Malaise reparut, prononça quelques mots dans sa langue, en faisant signe à la captive de la suivre. Gwen obéit, non sans que les battements de son cœur, déjà si vifs, s’accélérassent encore. Dans une pièce voisine se tenait un jeune Chinois qui s’inclina en disant :

— Sa Hautesse vous attend, mademoiselle.

Il ouvrit une porte, et Gwen se trouva devant une grande cour intérieure, pavée de marbre, garnie de fleurs admirables de formes et de couleurs. Parmi elles se dressaient des animaux fantastiques, sculptés dans les plus beaux marbres, et dont la gueule effroyable laissait échapper les bruissantes cascades d’une eau pure, irisée par le soleil. Deux dragons de marbre semblaient garder la porte d’un merveilleux palais dont les marbres blancs et roses étaient ciselés, fouillés incomparablement.

Ce fut vers lui que le Chinois conduisit Gwen. Il ouvrit la porte de bronze, traversa, suivi de la prisonnière, un vestibule aux colonnes d’onyx, une salle dont les murs de marbre étaient incrustés de lapis-Iazuli, d’agates, de sardoines, puis, soulevant une portière de soie jaune brodée d’oiseaux fantastiques, il fit signe à la jeune fille d’entrer.

Elle se vit au seuil d’une pièce dont les parois étaient couvertes de laque rouge sur la quelle volaient, parmi d’étranges fleurs, des chimères et des dragons. Ceux-ci, encore, ornaient l’admirable tapis à fond jaune sous lequel disparaissait presque complètement le sol de marbre. Ils formaient les bras des fauteuils d’ébène incrustés d’argent et de nacre, et se retrouvaient aussi dans certains des objets — bronzes, porcelaines, laques, soieries, toutes merveilles de l’ancien art chinois — qui formaient la décoration de cette pièce.

Mais Gwen ne vit d’abord rien de cela. Près d’une baie ouvrant sur le jardin de rêve se tenait une silhouette masculine, haute et svelte vêtue à l’européenne. Avant même que le visage se fût tourné vers elle, Gwen avait reconnu Dougual de Penanscoët.

— Eh bien ! ma charmante cousine, — car nous sommes un peu cousins, paraît-il ? — que dites-vous de cette aventure ?

Si Gwen avait eu besoin d’être excitée dans son indignation, la nonchalante ironie de cette voix et de cette question y aurait simplement suffi.

Elle fit un pas en avant, tandis que son visage s’empourprait, que ses yeux étincelants se posaient sur la physionomie railleuse et souriante.

— Je dis que vous êtes un misérable et un lâche, monsieur de Penanscoët !

Dougual eut un léger sursaut. Dans son regard, un éclair passa. Il dit avec un calme plus effrayant que la violence, car on y sentait frémir une froide, terrifiante colère :

— Voilà des paroles qui vont vous coûter cher.

— Peu importe ! Je vous les répéterai de nouveau. Oui, un misérable et un lâche, qui s’attaque à une femme sans défense, qui veut la retenir captive au mépris de tous les droits !

Elle ne baissait pas les yeux sous le regard fulgurant. Ces beaux yeux ardents et indignés, tout ce jeune être frémissant, bravaient le tout-puissant rajah qui tenait entre ses mains le sort de la prisonnière.

Dougual porta à ses lèvres un petit sifflet d’or et fit entendre une modulation légère. Derrière lui, une portière bougea, s’écarta ; deux tigres magnifiques parurent et vinrent se placer de chaque côté du jeune rajah.

Gwen recula. Sur son visage, le sang se retirait. Dougual dit froidement :

— Les rajahs de Pavala, auxquels mon père et moi succédons, avaient coutume de livrer à leurs panthères ou tigres favoris, pour qu’ils en fissent leurs victimes, les femmes dont ils avaient à se plaindre. Jusqu’ici, je n’ai jamais eu à exercer ce genre de punition, car nulle n’a osé… Je vais commencer par vous, à moins que vous ne sollicitiez votre pardon, très humblement, et ne vous en remettiez, quant à votre sort, à mon absolu bon plaisir.

Un violent frisson parcourait tout le corps de Gwen. Devant elle, les deux fauves, entrouvrant leur terrible mâchoire, semblaient prêts à bondir sur cette proie de choix. Mais elle ne défaillit pas. Son âme droite, pure et fière, se haussait en cette occurrence jusqu’à l’héroïsme. Et sa voix tremblait à peine, tandis qu’elle ripostait avec une ardente indignation, en dardant son regard dans celui de Dougual :

— Vous demander pardon ? Me soumettre à vous ? Ah ! la mort plutôt ! Oui, je choisis la mort !

— La mort… soit ! Mais, auparavant, je courberai ce front trop orgueilleux ; je vous…

Il s’interrompit. Les mots qu’il allait prononcer ne passèrent pas ses lèvres. Dans les beaux yeux couleur de mer profonde intrépidement fixés sur lui, la pure lumière d’une âme candide et forte rayonnait en dépit de l’épouvante, de la révolte qui faisaient frissonner la captive.

Pendant quelques secondes, les paupières ambrées du jeune rajah s’abaissèrent, cachant le regard. Quand il les releva, il y avait dans les prunelles sombres une expression nouvelle… Sur un geste de leur maître, les tigres s’écartèrent. Dougual fit un pas vers Gwen, qui recula aussitôt.

— Ne craignez rien. Je vous pardonne les paroles que vous venez de prononcer, et je reconnais même que vous avez quelque droit de me juger ainsi.

Ce changement soudain, cette hautaine franchise, troublèrent Gwen plus que ne l’avait pu faire la colère de son ravisseur. Elle regardait celui-ci avec une stupéfaction mêlée de méfiance — sentiment qu’il perçut fort bien, car il dit avec un léger sourire d’ironie altière :

— Je ne me donnerais pas la peine de vous tromper. À quoi bon ? Je suis le maître ici et vous ne pouvez m’échapper. D’ailleurs, je dédaigne d’employer le mensonge. Et c’est parce que vous êtes droite, courageuse, c’est aussi parce que vous n’avez pas plié aussitôt devant moi — comme tant d’autres — que je veux vous traiter d’une manière différente.

Il désigna un des fauteuils d’ébène dont les bras avaient la forme de dragons aux ailes à demi repliées.

— Asseyez-vous et causons. Je désire que vous me racontiez toute votre histoire, dont je sais peu de chose, sinon que vous viviez chez les Dourzen de Coatbez dans un état de demi-domesticité, quoique étant leur parente. Puis nous verrons à arranger au mieux la situation présente, de façon à nous satisfaire tous deux.

Elle fit en hésitant les quelques pas qui la séparaient du siège offert. Devait-elle croire à ce changement soudain… à cet autre Dougual très différent, dont le regard avait une si étrange douceur, et qui lui donnait une impression de sincérité, d’altière franchise ?

Oui, vraiment, une impression très puissante, qui augmentait à mesure qu’elle contait sa pénible existence, après avoir dit comment était morte sa mère. Assis sur un fauteuil voisin, Dougual l’écoutait attentivement, sans quitter du regard cet admirable visage si expressif, ces yeux couleur d’océan où la moindre émotion mettait de si ardents reflets. Gwen parla de Mlle  Herminie, de ce qu’elle lui devait au point de vue intellectuel ; puis elle arriva au moment où sa protectrice lui avait conseillé de se rendre clandestinement à la fête de Kermazenc.

— Elle voulait renouveler l’histoire de Cendrillon, dit Dougual.

Jusqu’alors, il n’avait interrompu la jeune fille que pour lui faire préciser quelque point de son récit. Il se tenait accoudé au fauteuil, le visage contre sa main où étincelait une admirable émeraude. Dans l’ombre des cils fauves, Gwen, quand elle regardait son interlocuteur, voyait les profonds yeux noirs attentifs, adoucis, parfois ardents comme une flamme. Et les siens se détournaient alors légèrement, tandis que tout son être frémissait d’un émoi mystérieux.

— Je vois que vous avez eu jusqu’ici une triste existence ?

Elle inclina affirmativement la tête, à cette constatation faite par Dougual quand elle eut terminé son récit.

— Vous n’avez donc pas lieu de rien regretter, là-bas ?… non, pas même cette demoiselle Herminie qui me paraît avoir été pour vous une conseillère assez inconséquente ?

— Je lui suis reconnaissante de m’avoir instruite, et par-là même donné les moyens de gagner mon existence, dès que je pourrai enfin échapper à la tutelle des Dourzen. Mais il est certain que je n’ai jamais senti chez elle, à mon égard, une affection réelle.

— Donc, aucun regret de votre existence antérieure… aucun obstacle pour accepter celle que je vous offre, tout autre, digne de vous, de votre beauté, de vos dons intellectuels dont j’ai pu deviner quelques-uns, dans votre récit. Vous ne m’avez pas laissé indifférent, Gwen Dourzen, quand je vous ai vue à Kermazenc, cette nuit où j’enlevai votre masque. Mais, tout à l’heure, par votre fière énergie, vous avez conquis entièrement mon amour. Je ne vous cacherai pas que mon père et Appadjy, son ami, m’ont élevé dans des idées de complète indépendance morale et que je suis accoutumé de suivre la seule voie de mon bon plaisir. En outre, prince asiatique, j’ai adopté la coutume de la polygamie. Voulant montrer à votre égard une entière sincérité, je vous dirai aussi que j’avais l’intention, en vous faisant enlever, de vous mettre au nombre de mes femmes, enfermée comme elles dans cette partie du palais que vous connaissez. Mais, maintenant, il en sera autrement Gwen, je veux faire de vous ma femme selon la coutume d’Europe, et notre union sera bénie, dans deux jours, par un prêtre catholique.

Tel fut le saisissement de Gwen à cette conclusion, qu’elle resta un moment sans parole, regardant avec stupéfaction son interlocuteur. Puis elle se redressa, un éclair dans les yeux.

— Quoi ? Que signifie ?… Mais il faudrait que j’y consente !

Un sourire, dont l’ironie légère n’empêchait pas le charme prenant, vint aux lèvres de Dougual.

— Je ne vous conteste pas ce droit. C’est librement que je veux vous voir devenir ma femme, car je vous tiens en trop grande estime pour agir d’autre manière. Du reste, je ne vous demande pas une réponse immédiate. Vous me la donnerez demain. J’aurai encore le temps nécessaire pour envoyer un avion à Manille, chercher un prêtre catholique. Si vous m’opposez un refus, je vous ramènerai en France et je m’arrangerai pour que vous n’avez pas à souffrir du tort que je vous ai fait, en vous enlevant de là-bas… Donc, à demain votre décision. Est-ce entendu ?

— C’est entendu.

Et Gwen se leva, un peu chancelante, étourdie par cette succession d’événements étranges, dont le moins singulier n’était pas une telle demande en mariage.

Dougual frappa sur un gong et le jeune Chinois qui avait introduit Gwen reparut.

— Wou, tu vas reconduire Mlle  Dourzen, et tu diras à Hamadévi qu’elle obéisse à tous ses désirs, que je veux la voir satisfaite en toute chose.

Puis, se tournant vers Gwen, le jeune rajah lui prit la main, tandis que son regard, profond et ardent, enveloppait le frémissant visage.

— À demain… et ne vous tourmentez de rien. Je veux que les mauvais jours soient passés pour vous.

Il laissa retomber la main un peu tremblante, s’écarta légèrement. Et Gwen sortit, suivie de Wou qui venait d’écarter devant elle la portière brodée d’oiseaux fantastiques.