Tallandier (p. 245-251).

IX


Appelé par la sonnerie de son maître, Willy entra dans la salle aux boiseries de cèdre sculpté où le jeune rajah, à demi étendu sur un divan de soierie orientale, parcourait une liasse de papiers dactylographiés.

— Expédie cela aujourd’hui, ordonna Dougual. Et dis à Wou qu’il aille m’annoncer chez mon père.

Willy disparut, emportant les papiers. Dougual, étendant sa main, la posa sur la tête de Gwen assise à ses pieds, sur un monceau de coussins dont la soie aux vives nuances était somptueusement brochée d’argent.

— Je vais te laisser un moment, Gwen. Il faut que j’aille souhaiter la bienvenue à mon père.

La jeune femme eut une moue légère, en levant les yeux vers son mari. — Tu ne seras plus aussi souvent avec moi, maintenant ! La présence de M.  de Penanscoët va t’occuper…

— Non, bien-aimée, ne crains rien. N’importe qui au monde n’aurait le pouvoir de me distraire de mon amour pour toi.

Sa fine main blanche caressait la soyeuse chevelure aux tons d’or roux, dont il avait écarté le voile de mousseline diaphane qui couvrait la tête de Gwen, selon la mode hindoue. La jeune femme prit cette main et y appuya passionnément ses lèvres.

— Dougual !

Dans ce seul mot, dans le regard qu’elle levait sur Dougual de Penanscoët, étaient contenus toute la tumultueuse ardeur de ses sentiments, tout son abandon enivré à une domination amoureuse qui la tenait dans une captivité plus sûre que les plus terribles prisons dont aurait pu disposer le rajah Han-Kaï.

— Chère Gwen… Ma chère Cendrillon devenue princesse…

La flamme passionnée de son regard enveloppait la jeune femme. Sa voix avait des intonations chaudes, profondes, infiniment charmeuses.

— … Je te présenterai bientôt à mon père. Tu iras rendre visite demain à ma mère, que tu connais déjà un peu, m’as-tu dit ?

— Oui, je t’ai raconté comment je l’avais rencontrée dans le parc de Kermazenc, alors que, petite fille, j’étais là en escapade, ce même jour où je t’avais aperçu dans le petit temple, écoutant la musique jouée par une jeune femme hindoue.

— Quelle enfant curieuse tu étais ! Et plus tard, tu as continué… heureusement pour moi, car, sans cela, comment aurais-je connu ma bien-aimée ? Aussi devons-nous rendre grâces à cette brave demoiselle Herminie de son imprudence… n’est-il pas vrai, Gwen ?

Il se penchait en souriant vers la jeune femme.

— Oui… oh ! oui. Je lui en voulais d’abord, cependant ; mais depuis… comme je lui ai pardonné !

— Elle était cependant bien coupable, elle qui devait avoir de l’expérience ! Tout cela aurait pu fort mal tourner pour toi, ma pauvre Gwen.

— Si je n’avais pas eu le bonheur de tomber sur un Dougual de Penanscoët…

— Qui n’est pas si mauvais qu’aurait pu le faire croire la façon dont il t’a enlevée !

Il se pencha davantage pour mettre un ardent baiser sur le beau visage levé vers lui. Puis il se leva et quitta la pièce.

Gwen l’avait suivi des yeux. Quand il eut disparu derrière la portière de soie jaune brodée de fleurs fantastiques, la jeune femme appuya sa tête contre le divan et demeura longuement immobile, les yeux clos.

Devant elle se déroulait le film de sa vie… et sur l’écran imaginaire défilaient tous ceux qui avaient été les témoins de ses années d’enfance.

En gros plan, sa maman tant aimée, Varvara, enlevée trop tôt à son amour par une mort demeurée mystérieuse. Gwen était persuadée que la pauvre femme avait été la victime innocente d’un empoisonnement criminel et souvent elle avait eu le désir de retrouver la main coupable. Aujourd’hui, dans l’euphorie de son bonheur tout neuf, elle ne voulait avoir que des élans d’amour et elle rejetait toutes ses pensées de vengeance. À quoi bon d’ailleurs ? Plus tard, peut-être.

Elle revoyait aussi la petite maison de Ti-Carrec, la chambre de Varvara, la boiserie à secret, la cachette et le coffret à bijoux. Bijoux bien modestes si elle les comparait à ceux dont son mari l’avait comblée depuis quelques jours, mais dont la valeur de souvenir était, à ses yeux, inestimable. Et Gwen se disait que lors du voyage en France que son mari venait de lui annoncer, elle irait les prendre et qu’elle les conserverait toujours, derniers et seuls vestiges de sa vie d’Européenne devenue princesse d’Orient.

À sa maman, succédèrent sur l’écran les Dourzen : la méchante Blanche, l’insignifiant Hervé, les cruelles Rose et Laurette. Eux ne méritaient que l’oubli, que l’enlisement dans leur médiocrité dont rien ne pourrait les sortir, le mariage de Gwen, qu’ils ignoraient mais connaîtraient bien un jour, détruisant à jamais toutes leurs espérances. La jeune femme, sans méchanceté cependant, s’amusait à évoquer leur étonnement en constatant sa disparition, à supputer toutes les méchancetés que Blanche avait dû répandre à profusion sur son compte, l’accusant certainement d’avoir donné libre cours « à ses mauvais instincts de fille de cabotine ».

Disparition inexplicable pour les Dourzen, mais que l’énigmatique Herminie et la bonne Macha avaient fort bien dû comprendre. Gwen avait d’ailleurs l’intention d’écrire à la vieille demoiselle, artisane de son bonheur, et de lui raconter son extraordinaire aventure. Elle était d’ailleurs certaine qu’Herminie, au fond de son cœur, devait se réjouir de l’enlèvement de sa protégée.

Si elle n’avait pas joué le rôle de la bonne fée, permettant à Cendrillon d’aller au bal pour faire la conquête du Prince charmant, la pauvre Gwen ne serait pas la femme heureuse d’un rajah puissant, mais la misérable servante d’un marâtre inflexible. En quinze jours, elle avait vu son sort malheureux se transformer de cette invraisemblable manière. Et elle en restait encore étourdie, enivrée, en se demandant bien souvent si elle n’allait pas se réveiller de ce rêve éblouissant. Et vers Herminie Dourzen, comme vers sa maman, montait tout l’amour dont débordait le cœur joyeux de la nouvelle princesse. Car elle venait de vivre deux semaines d’une félicité merveilleuse. Il est vrai que Dougual, à son égard, dépouillait ses habitudes de prince asiatique, accoutumé de mépriser la femme et de la traiter en esclave et en jouet. Il se plaisait à converser longuement avec elle, sur des sujets très divers et appréciait visiblement sa vive intelligence, le charme de son esprit, la délicatesse de son cœur. Au lieu de la loger dans l’appartement des femmes, il lui avait attribué quelques-unes des plus belles pièces de son palais, où la servaient de nombreuses esclaves. Elle était véritablement traitée en princesse, et le respect empressé, l’humble attitude de tous, témoignaient des ordres donnés par le rajah à son sujet.

L’amour de Dougual comblait toutes les aspirations de son âme ardente, qui avait dû jusqu’alors se replier dans une aride solitude. Bien qu’elle pressentît, en la nature et l’existence du vicomte de Penanscoët, une part de mystère, elle se confiait à lui avec tout l’aveuglement de la passion, avec toute la simplicité fervente d’une âme candide et droite. Quoique d’un caractère porté à l’indépendance et d’une fierté que sa pénible situation chez les Dourzen n’avait pu affaiblir, elle subissait sans résistance l’emprise de cette volonté masculine, de cette intelligence supérieure faite pour dominer et pour séduire. Bien mieux, elle se trouvait heureuse d’une telle domination, puisqu’elle était celle de l’homme aimé.

Et puis, petit à petit, elle saurait bien prendre l’ascendant nécessaire pour transformer complètement cette âme dure et volontaire…

La petite paria de Coatbez pouvait envisager avec sérénité l’avenir radieux qui s’ouvrait à Gwen, princesse d’Orient…


FIN