L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/VIII

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 71-72).

SECTION VIII.
Des passions relatives à la Société.

La société, à laquelle je rapporte le second ordre de nos passions, peut se diviser en deux sortes : d’abord la société des sexes, qui répond aux desseins de la propagation ; et ensuite cette société plus générale que nous formons non — seulement avec les hommes, mais avec tous les autres animaux, et même en quelque façon avec la nature inanimée. Les passions propres à la conservation de l’individu dérivent entièrement de la douleur et du danger : celles qui concernent la génération ont leur source dans les jouissances et les plaisirs. Le plaisir directement attaché à ce dessein a un caractère de vivacité, de transport, d’impétuosité ; et, de l’aveu de tout le monde, il est le premier plaisir des sens ; ce pendant la privation d’une si grande jouissance produit à peine une inquiétude, et, si nous en exceptons quelques occasions particulières, je ne pense pas que nous en soyons aucunement incommodés. Lorsqu’on décrit la manière dont on est affecté par la douleur et le danger, on ne s’arrête pas sur le plaisir de la santé, ni sur la satisfaction de la sécurité ; on n’en déplore pas la perte : la pensée est toute entière aux douleurs et aux horreurs que l’on souffre. Mais écoutez les plaintes d’un amant abandonné : il s’entretient sans cesse des plaisirs dont il jouissait ou dont il espérait jouir ; ses regards abusés se fixent encore sur les perfections de l’objet de ses désirs : c’est la perte qui domine dans son âme. Les violens effets de l’amour, qui s’est quelquefois exalté jusqu’à la démence, ne peuvent être une objection à la règle que nous voulons établir. Lorsque l’imagination s’est long-tems et fortement préoccupée d’une idée, cette idée, s’en empare si entièrement, qu’elle chasse successivement toutes les autres, et dérange, détruit toutes les facultés de l’âme qui voudraient lui imposer des bornes. Toute idée suffit pour causer un pareil désordre, et la preuve en est dans l’infinie variété des causes de la folie. Mais que peut-on conclure de là ? tout au plus que la passion de l’amour est capable de produire des effets très-extraordinaires, et nullement que ses violentes émotions aient quelque analogie avec la douleur positive.