L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/Préface

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. xxxiii-xxxix).
PRÉFACE
DE L’AUTEUR.


Voulant rendre cette édition plus complète et plus satisfaisante que la première, j’ai cherché avec soin, j’ai lu avec attention tous les écrits qui ont été publiés contre mes opinions ; j’ai tiré un grand avantage de la libre sincérité de mes amis : si par là j’ai mieux été capable de découvrir les débuts de mon ouvrage, l’indulgence avec laquelle il a été accueilli, tout imparfait qu’il était, devenait pour moi un nouveau motif de n’épargner ni tems ni travail pour le perfectionner. Quoique les objections qu’on a portées contre ma théorie ne m’aient point paru suffisantes pour y faire aucun changement essentiel, j’ai cru devoir en plusieurs endroits, l’expliquer, l’éclaircir, et la fortifier. J’y ai ajouté une dissertation sur le goût, en forme d’introduction : c’est un sujet fort curieux par lui-même, et qui conduit assez naturellement à notre recherche principale. Cela, joint à quelques autres additions, a donné une plus grande étendue à l’ouvrage ; et je crains bien qu’en augmentant son volume, je n’en aie aussi augmenté les défauts : ainsi, malgré mes soins et mon attention, il a peut-être besoin aujourd’hui de plus d’indulgence qu’au moment où il vit le jour pour la première fois.

Ceux qui se sont occupés d’études de ce genre, s’attendront à y trouver un grand nombre de fautes, et ils les pardonneront. Ils savent que bien des objets de ces recherches sont par eux-mêmes obscurs et compliqués ; qu’il en est beaucoup d’autres qu’une subtilité affectée, ou un faux savoir, a mis dans la même confusion : ils savent qu’un grand nombre d’obstacles qui naissent tant du sujet que des préjugés des lecteurs et souvent même des nôtres, ne nous permettent qu’avec beaucoup de difficulté de montrer sous un jour pur et frappant la vraie face de la nature : ils savent que l’esprit, tant qu’il est attaché au système général des choses, oublie nécessairement quelques détails ; ils savent enfin que le style doit être soumis au sujet, et qu’il faut souvent sacrifier l’élégance à la clarté.

Le livre de la nature est écrit en caractères profonds et lisibles, il est vrai ; cependant il n’est pas assez simple pour qu’on puisse le lire en courant. Nous devons procéder avec une méthode circonspecte, j’avais presque dit une méthode craintive. Il ne faut pas essayer de voler, quand on peut à peine prétendre à ramper. En considérant un sujet complexe, quel qu’il soit, on doit examiner une à une chacune des parties distinctes qui le composent, et réduire chaque chose à sa première simplicité, puisque l’homme ne saurait s’affranchir de la sévère loi que lui a imposé la nature, ni sortir du cercle étroit qu’elle lui a tracé. Après cela, remontant aux principes, nous devons les examiner de nouveau par l’effet de la composition, et examiner la composition par l’effet des principe ». Il nous faut comparer notre sujet avec des choses d’une nature semblable, et même avec des choses d’une nature contraire ; car du contraste peuvent résulter, et résultent souvent des découvertes qui échapperaient à un simple examen. Plus nous ferons de comparaisons, plus nos connaissances seront générales et certaines, étant fondées sur une induction plus étendue et plus parfaite.

Si une recherche conduite avec cet esprit méthodique et attentif manquait enfin de nous faire découvrir la vérité, elle pourrait toujours nous être utile, en nous montrant la faiblesse de notre entendement. Si elle ne nous éclairait pas, elle nous rendrait modestes ; si elle ne nous préservait pas de l’erreur, elle nous garantirait au moins de l’esprit d’erreur, et nous avertirait de ne point prononcer avec précipitation et avec assurance, quand l’incertitude peut être enfin le seul fruit de tant de travaux.

Je souhaiterais qu’en examinant ce système, on suivit la méthode que j’ai tâché d’observer en le formant. Selon moi, les objections devraient porter sur les différens principes séparément considérés, ou sur la justesse des conséquences que l’on en tire. Mais j’ai remarqué qu’on passe volontiers sous silence les prémisses et les conséquences, pour produire, en forme d’objection, quelque passage poétique qui semble ne pas pouvoir s’expliquer aisément d’après les principes que j’ai cherché à établir. Je crois cette manière de procéder fort inconvenable. La tâche serait infinie, s’il n’était permis de poser des principes qu’après avoir démêlé le tissu complexe de chaque image ou de chaque description qu’offrent les poètes et les orateurs. Nous fût-il impossible de rapporter l’effet de ces images à nos principes, cela ne saurait renverser notre système, puisqu’il est fondé sur des faits certains et incontestables. Un système qui s’appuie sur l’expérience, et non sur de pures suppositions, est toujours bon pour tout ce qu’il explique. L’impuissance où nous sommes de l’étendre indéfiniment, n’est pas une preuve qu’il soit mauvais. Cette impuissance peut venir de ce que nous ignorons quelques moyens nécessaires, de ce que nous faisons de fausses applications, et de beaucoup d’autres causes, outre le défaut des principes que nous employons. Par le fait, le sujet demande une plus grande attention que la manière dont il est traité ne nous permet de l’attendre.

Si le titre de l’ouvrage n’indiquait pas le but que je me suis proposé, j’avertirais le lecteur de ne pas s’imaginer que j’aie voulu donner, une dissertation complète sur le Beau et le Sublime : je n’ai point poussé mes recherches au-delà de l’origine de ces idées. Si les qualités que j’ai mises dans la classe du Sublime conviennent toutes les unes avec les autres, et qu’elle diffèrent de celles que j’ai attribuées au Beau ; et si celles qui appartiennent au Beau ont le même rapport entre elles, et la même différence avec celles qui sont dans la classe du Sublime, je me mettrai peu en peine qu’on approuve mi que l’on condamne le nom que je leur donne, pourvu qu’on accorde que les choses que j’ai rapportées à différens principes sont réellement différentes dans la nature. On pourra blâmer l’emploi que je fais des mots, comme étant trop étendu ou trop restreint ; mais il sera difficile qu’on ne comprenne pas mes pensées.

Enfin, de quelque faible importance que sait cet ouvrage pour le progrès, de la vérité touchant ces matières, je ne me repens point de la peine que j’ai prise. Ces recherches peu vent être d’une grande utilité. Tout ce qui fait replier l’âme sur elle-même, tend à concentrer ses forces, et la rend capable de fournir une course plus longue et plus énergique dans sa carrière des sciences. Notre esprit s’éclaire et s’agrandit par l’examen des causes physiques ; et dans cette poursuite, soit que nous touchions le but ou non, le résultat est certainement utile. Cicéron, tout fidèle qu’il était à la philosophie académique, et porté par conséquent à rejeter là certitude des connaissances physiques, comme de toutes les autres, avoue cependant avec franchise que ces connaissantes sont d’une grande importance pour l’esprit humain : Est animorum ingeniorum que nostrorum naturale quoddam quasi pabulum consideratio contemplatioque naturœ. S’il nous est possible de porter les lumières que nous tirons de ces spéculations élevées sur le champ plus humble de l’imagination, lorsque nous cherchons les sources de nos passions, et que nous en suivons le cours, non seulement nous pourrons communiquer au goût une sorte de solidité philosophique, mais nous pourrons encore répandre sur les sciences les plus austères Un peu de cette grace, de cette élégance du goût sans laquelle le plus grand avancement dans ces sciences offrira toujours quelque chose de grossier et de peu libéral.