L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/Vie

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. ix-xxxii).

VIE
D’EDMUND BURKE.


De tous les dons de la nature, de tous les talens que l’art peut faire acquérir, il n’en est aucun d’aussi séduisant que l’éloquence : par elle on émeut, on détermine, on dirige les hommes ; c’est une véritable puissance : c’est aussi le premier objet que se propose une noble ambition. Mais cette puissance ne déploie toute l’énergie dont elle est susceptible, que dans la bouche des orateurs des nations ; et tous les gouvernemens ne lui dressent pas une tribune aux harangues. L’éloquence parait n’être née en Angleterre qu’à l’époque de la mémorable contestation qui s’éleva entre Charles I et son parlement. C’est du sein des débats agités par le peuple et le trône, celui-ci pour soutenir ses prérogatives, celui-là pour défendre ses libertés, que jaillirent ses premières étincelles. Mais elle semble avoir réservé toute sa pompe pour ces derniers tems. En effet, l’éloquence anglaise n’offre de ces discours qui rappellent les harangues des Grecs et des Romains, que depuis le moment où la Grande-Bretagne alluma la guerre civile dans ses colonies. Ce fut pendant cette guerre qu’Edmund Burke déployant tous les pouvoirs d’un génie supérieur, épuisant toutes les ressources d’un esprit fécond, prodiguant toutes les richesses d’une imagination brillante, se fit remarquer parmi les orateurs qui fixaient l’attention de l’Europe.

L’Irlande s’honore d’avoir produit cet homme célèbre. Edmund Burke naquit à Dublin le premier de janvier 1730. Ses parens, d’abord catholiques, pour se soustraire aux persécutions de l’église anglicane, embrassèrent la religion protestante réformée : son père ne put trouver d’autre expédient pour conserver une charge de notaire, que par ce moyen il exerça paisiblement jusqu’à la fin de ses jours.

Le jeune Burke fut envoyé dans une maison d’éducation du voisinage dirigée par un Quaker fort estimé et non-moins instruit, où il se distingua par une assiduité extraordînaire à tout ce qu’il entreprenait : son exemple prouve la fausseté de cette maxime commune et bien dangereuse, que les enfans de génie sont toujours ennemis de l’application.

C’est dans cette école qu’il prit les premières connaissances des langues anciennes, qui lui fournirent des modèles où il puisa le goût élégant et les figures hardies de son éloquence. On peut croire que c’est de la même source qu’il reçut cet amour de l’indépendance qui se développant à certaines époques, enflamma ses passions et les répandit en flots d’éloquence ; sentiment qui, dans ses plus beaux jours, lui acquit une réputation presque sans rivale, et qui, dans le déclin de l’âge, après avoir consumé son esprit et son corps, fut moins éteint que comprimé.

De ce séminaire provincial, Edmund passa le l’Université de Dublin. Il ne paraît pas s’y être distingué, ni par une grande application, ni par des talens supérieurs. Il ne donna aucunes marques d’un génie précoce ; il ne ravit point de palmes dans les luttes académiques, et il en sortit sans avoir reçu ses degrés. C’est cependant à cette époque qu’il débuta dans la carrière littéraire par des essais politiques. En 1749, Lucas, apothicaire démagogue, écrivit plusieurs pamphlets hardis contre le gouvernement, et par-là s’acquit une grande popularité à Dublin. Burke, dont l’attention ne s’était pas bornée aux catégories d’Aristote, aperçut le danger de ces doctrines qui prêchent le nivellement des choses humaines : il publia plusieurs essais dans le style de Lucas, si parfaitement imité que le public s’y laissa tromper. De ses principes il déduisait des con séquences fort naturelles et non moins justes, mais si dangereuses qu’elles effrayèrent même les plus intrépides partisans de l’apothicaire.

Notre jeune politique s’occupait en même tems de la logique et de la métaphysique ; et l’on rapporte qu’il esquissa alors une réfutation des systèmes de Berkley et de Hume. Désirant aussi jouir d’un état indépendant, et ne voulant plus être un fardeau pour sa famille peu opulente, il se présenta comme candidat pour occuper une chaire vacante à l’université de Glascow : sa jeunesse le fit rejeter, et non un manque de talens. Là-dessus il se rendit à Londres, et fit quelques études au collège de jurisprudence appelé Inner Temple. Mais quand bien même sa vive imagination ne l’aurait pas éloigné du travail pesant et fastidieux que demande la connaissance des lois et des coutumes, le tems lui manquait : on sait qu’à cette époque le res angusta domus ne permettait à l’étudiant de se consacrer uniquement à cet objet. C’étaient des essais, des lettres, des paragraphes, pour les feuilles périodiques du jour, qui lui ravissaient des momens précieux, et réparaient l’épuisement de ses finances. Mais ces occupations lui donnèrent une facilité de composition, et une variété de style et de langage qui lui furent extrêmement utiles dans les diverses circonstances où il se trouva engagé par la suite.

Cependant les veilles nombreuses nécessitées par ces travaux affaiblirent sa santé, et finirent par lui donner une maladie de nerfs. Le docteur Nugent en découvrit sans peine la cause, et pour l’éloigner des livres et des affaires, il l’emmena à sa propre maison. Mais sa guérison devait être l’œuvre d’un médecin plus agréable : la fille du docteur plut au malade, et il fut heureux de s’unir à cette personne aimable et douce, qui pendant de longues années, au milieu des vicissitudes d’une inconstante fortune, adoucit et calma son âme trop ardente.

Avec l’empressement d’un amant qui revient vers sa maîtresse après une longue absence, Burke se rejeta sur ses livres et dans ses travaux. Il composa plusieurs ouvrages qui lui acquirent une certaine réputation : mais pour devenir célèbre, il lui fallait l’Essai sur le Sublime et le Beau. Cet ouvrage parut, et fixa toutes les attentions. Ce fut une pomme de discorde jetée parmi les critiques, qui formèrent deux partis, comme il arrive toujours à l’apparition d’un ouvrage du génie. Celui de l’envie a cédé enfin à celui de l’approbation Dès-lors M. Burke, placé aux premiers rangs du monde littéraire, fut recherché par tout ce qu’il y avait d hommes célèbres. À cet ouvrage il en fit succéder un autre qui portait le titre de Registre annuel. L’esprit avec lequel il était rédigé lui donna une grande vogue.

Des occupations plus sérieuses arrachèrent pour quelque tems notre auteur à la littérature. M. Hamilton, son ami, ayant été nommé secrétaire du Lord-Lieutenant d’Irlande, l’invita à l’accompagner dans ce pays. La proposition fut acceptée ; et Burke revint en Angleterre avec une pension de 300 livres, faible récompense pour les services qu’il avait rendus.

Quelques essais politiques qu’à cette époque il inséra dans les journaux, firent beaucoup de bruit, et fixèrent l’attention du marquis de Rockingham, qui voulut en voir l’auteur. Dès ce moment il fut décidé que M. Burke serait un homme public, et que ses études, sa plume et son éloquence seraient consacrées à la politique. Lord Rockingham ayant montré plus de complaisance que le comte de Chatam, fut investi de l’autorité et s’assit sur le banc du trésor. Il choisit M. Burke pour son secrétaire privé, emploi aussi peu important pour le pouvoir que pour le profit, mais qui mène naturellement à l’un et à l’autre. Maintenant il était indispensable que le secrétaire d’un premier lord de la trésorerie eût une place au parlement : il y fut élu par le bourg de Wendover, à la sollicitation du lord Verney qui en était le Seigneur.

Pourvu d’une place de confiance sous l’administration de Rockingham, il en soutint naturellement toutes les mesures, et contribua beaucoup à faire rapporter le fameux acte du timbre, décrété sous le précédent ministère et auquel les colonies qu’il frappait, avaient résisté avec tant de courage. Mais cette démarche fut peu utile aux colonies et à l’Angleterre, car la direction des affaires fut enlevée au marquis de Rockingham pour être rendue au parti opposé, qui poursuivit avec châleur ses premiers projets contre l’Amérique.

C’est ici l’époque la plus brillante de la vie de M. Burke. D’un côté nous le voyons s’opposer avec force, mais sans succès, à l’expulsion de M. Wilkes ; de l’autre, embrasser la cause des non-conformistes, qui avaient imploré la protection du parlement contre un gouvernement persécuteur : mais c’est peut-être dans son opposition forte et constante contre la guerre d’Amérique qu’il s’est montré avec le plus de noblesse. Le discours dont il combattit le Bill du port Boston est un des morceaux d’éloquence le plus beau, le plus achevé qui ait été prononcé dans le sénat anglais ; et le 19 avril 1774, dans une motion qu’il fit pour l’abolition du droit sur le thé, il déploya des talens si supérieurs, qu’un membre du parlement[1], vieillard rempli de mérite, ne put se défendre de s’écrier : « Bon Dieu ! quel homme avons-nous-là ! où puise-t-il cette éloquence irrésistible ? » Un autre membre ayant dit que les Américains étaient les enfans des Anglais, et que des enfans révoltés contre leurs pères ne méritaient que l’exécration, Burke se lève, et lui répond ces mots qui électrisèrent toute la chambre :

« Ils sont nos enfans, il est vrai ; mais quand nos enfans nous demandent du pain, devons-nous leur donner une pierre ?… Quand ces enfans désirent s’assimiler à leurs, pères, quand ils se tournent avec respect vers la liberté anglaise, devons-nous leur offrir les parties honteuses de notre constitution ? devons-nous leur donner notre faiblesse pour leur force, notre opprobre pour leur gloire, et le bourbier de notre esclavage, d’où nous ne pouvons nous tirer, pour leur fière indépendance. »

C’est pendant ces fameux débats qu’on vit M. Fox abandonner le parti des ministres, et joindre son éloquence à celle de Burke, après avoir rompu plus d’une lance avec lui dans la guerre des mots. Cette conformité de sentimens, et, pour ainsi dire, d’intérêts, fit naître entre eux une étroite intimité. Il eût été à souhaiter, pour leur tranquillité, comme pour celle de l’Europe, qu’elle ne se fût jamais altérée.

À la dissolution d’un parlement qui avait attiré tant de maux sur l’Angleterre, M. Burke ne fut plus le représentant du bourg de Wendover ; mais celui de Malton, grace à la protection du marquis de Rockingham, le remit dans un poste qu’il savait si bien remplir. Enfin il s’offrit une occasion qui lui donna l’espoir de sortir de cette dépendance fâcheuse.

Les marchands de Bristol, enrichis par leur commerce avec l’Amérique, ne pouvaient que perdre à une guerre qui devait l’interrompre. Très-satisfaits de l’éloquence de M. Burke, favorable à la paix, ils ne l’étaient pas moins de ses violentes sorties contre le ministère ; en conséquence, voulant lui donner un témoignage de leur reconnaissance, et l’encourager en même tems à rester ferme dans leurs intérêts, ils lui firent savoir que pour être élu, il n’avait qu’à se présenter. Burke n’eût garde de dédaigner ces offres : il part, arrive, mais trouve trois concurrens qui l’avaient devancé. Il n’en est pas effrayé ; l’opinion était pour lui. Il ne se présente à l’assemblée qu’à la sixième séance, et c’est pour y débiter un discours parfaitement propre à la circonstance. Après avoir montré une grande défiance de ses lumières, et relevé l’importance de l’emploi qui allait être confié, il se déclare hardiment contre la guerre avec l’Amérique, et assure que si l’Angleterre jouit de quelque splendeur, elle la doit principalement au commerce, dont il dit avoir fait lui-même une étude particulière[2]. La harangue devait plaire à une assemblée de marchands ; aussi emporta-t-il tous les suffrages.

Il quitta ses commettans en leur adressant un brillant discours, et courut prendre sa place au parlement avec un surcroit de vigueur, de réputation et de zèle. Le comte de Ghatam ayant échoué, malgré sa réputation de sagesse, en présentant à la chambre des pairs un Bill conciliatoire pour faire cesser les troubles des colonies, personne ne douta plus de l’obstination du ministère. Un homme ordinaire en eût été effrayé, Burke ne craignit pas de hasarder une tentative semblable à celle du lord Chatam : le 22 mars 1775, il lut à la chambre ses fameuses treize propositions, qui devaient prévenir une rupture ouverte, et réconcilier les colonies avec la mère patrie[3].

Les treize propositions furent rejetées par une grande majorité dévouée au ministère. Là-dessus M. Burke, s’apercevant qu’il faisait d’inutiles efforts pour prévenir la fatale catastrophe, cessa de paraître à la chambre. Mais on le revit bientôt à la tête de l’opposition, quand la couronne demanda au parlement la décharge d’une dette sur la liste civile. Dans cette occasion, il parut excité par une indignation peu commune ; il ne craignit pas d’accuser les ministres de contracter eux-mêmes, et pour leur profit, ses dettes qu’ils voulaient faire acquitter par la nation ; et l’on prétend que cette accusation n’était pas sans fondement. L’orateur ne se borna pas à débiter d’éloquentes invectives. Ami de l’économie, effrayé pour l’état des prodigalités du gouvernement, il présenta un projet de Bill tendant à régler la maison du roi, et à supprimer un grand nombre d’offices inutiles : se plan de réforma fut vivement combattu par les intéressés, et il ne put passer qu’avec des modifications qui le rendirent de nul effet".

Enfin M. Burke entrevit le moment où il pourrait faire le bien par lui-même. L’administration changea ; il fut fait conseiller privé, et payeur-général des armées. Sa conduite dans ces postes importans est digne du plus grand éloge, et prouve une intégrité incorruptible. Mais cette intégrité sévère, et les réformes qu’il opéra lui firent un grand nombre d’ennemis : aussi rentra-t-il bientôt au parlement comme simple membre.

Il y acquit bientôt une nouvelle gloire en écrasant de tous les foudres de son éloquence la scélératesse d’un gouverneur-général des Indes Orientales ; c’était M. Hastings. Jamais homme en effet ne fut plus coupable : toutes les, injustices, toutes les vexations, tous les crimes ; en un mot, tous les abus de pouvoir que peut commettre un homme immoral, avide et cruel, M. Hastings les avait commis. Verres était un fort honnete homme comparé à ce gouverneur, et Cicéron ne fut pas plus éloquent en combat tant le premier, que Burke en terrassant celui-ci. Je vais essayer de traduire les endroits les plus forts de son discours, afin de donner une idée de l’administration tyrannique de la compagnie Anglaise dans les Indes Orientales.

« Si M. Hastings, dit-il, avait dirigé la pyramide vers le ciel, conduit la charrue dans la vallée déserte, jeté l’arche orgueilleuse sur le fleuve écumant ; s’il avait réveillé le paresseux à l’industrie, s’il avait mis le brigand dans les fers, vous me verriez plus empressé encore à lui prodiguer une juste louange, que je ne le suis à l’accuser. Mais qu’a-t-il fait ? il a étouffé la science dans son berceau natal ; il a entassé au fond de ses cachots les princes du pays comme des ballots de mousseline, ne leur donnant pour nourriture que les exhalaisons de ces lieux souterrains, leur refusant même de l’opium, qui eût endormi le sentiment de leurs maux ; il a arrêté la charrue au milieu des sillons ; il a partout marqué son passage par la dévastation et par le sang. »

Après une longue et épouvantable énumération des crimes de M. Hastings et de quelques-uns de ses agens, Burke vient enfin à Debi-Sing, autre tyran subalterne de ces malheureuses contrées.

« Ce monstre (dit-il) levait les subsides des habitans. Il encombrait les prisons de personnes de tout rang, de tout sexe, de tout âge ; il leur faisait acheter leur liberté par des obligations dont lui-même prescrivait la somme : ils ne pouvaient acquitter cette dette injuste, il faisait vendre leurs domaines au denier cent. Ce n’est pas assez : il vend le lieu même consacré à leur sépulture ; fléau des vivans, il trouble encore la cendre des morts. Mais son avarice est déçue en entrant dans la cabane des indigens ; n’importe, il les enlève, ils serviront à sa cruauté.

» Toutes les tortures, sont accumulées sur cette classe innocente. On leur lie ensemble les doigts avec des cordons ; serrés avec violence, on les laisse dans cet état jusqu’à ce que les chairs se soient jointes, et qu’ils ne fassent plus qu’un corps : alors les bourreaux reviennent, ils enfoncent entre ces doigts réunis des coins de fer, et les séparent, ou plutôt les déchirent. D’autres sont attachés deux à deux par les pieds, suspendus dans cet état à une barre de bois qui passe entre leurs jambes, et battus sur la plante des pieds jusqu’à ce que les ongles des orteils soient tombés. Ce traitement barbare leur eût semblé doux encore ; mais la férocité n’est pas assouvie : on les frappe sur la tête jusqu’à ce que le sang jaillisse de leur bouche, de leur nez et de leurs oreilles ; on les dépouille, on les fouette avec des cannes de » bambou, avec des buissons épineux, enfin avec des herbes vénéneuses dont la causticité porte le feu dans chaque plaie.

» Le monstre qui avait donné de pareils ordres était parvenu à déchirer l’âme aussi bien que le corps. Combien de fois n’a-t-il pas fait lier ensemble le père et le fils, pour les faire déchirer en même tems avec des faisceaux de verges ; pour jouir d’une volupté toute particulière, volupté qui serait inconcevable si cette âme de sang n’avait pas existé, la volupté de savoir que chaque coup portait une double atteinte, que celui qui tombait sur le fils déchirait le cœur du père, » et que celui dont gémissait le père était un trait de mort pour le fils ! »

» Pourrai-je vous dire le supplice des femmes ? l’horreur ne me fermera-t-elle pas la bouche ? arrachées de l’asyle de leurs maisons, dont jusqu’alors la religion du pays avait fait autant

de sanctuaires inviolables, elles sont exposées toutes nues aux regards d’un public insolent. Les vierges sont traînées au pied des tribunaux ; elles y implorent la protection, on leur répond par la brutalité : à la face des ministres de la justice, à la face des spectateurs, à la face du soleil, ces » vierges désolées, ces vierges tendres et modestes reçoivent le dernier des outrages.

» Si celles-ci sont déshonorées à la lumière du jour, leurs mères éprouvent le même sort dans les ombres du cachot. Il en est d’autres à qui l’on presse le sein dans un bambou fendu, pour l’arracher ensuite ; il en est d’autres encore non, je n’irai pas plus loin ; tant d’infamie me défend de poursuivre : dois-je vous décrire le plus honteux des supplices ? dois-je faire rougir vos fronts ? dois-je vous montrer la mort introduite dans les sources de la vie ? »

Je m’arrête ainsi que l’orateur : si je voulais rapporter tout ce que j’ai trouvé d’admirable dans ce discours, il me le faudrait traduire d’un bout à l’autre. Jamais Burke ne fut plus sublime ; jamais il ne développa avec plus de force toutes ses facultés oratoires. En décrivant les supplices ordonnés par ce ministre de cruauté, en peignant la nature agonisante sous les coups des bourreaux, en fulminant le dernier des forfaits, la mort introduite dans les sources de la vie, il alluma une fureur d’indignation dans le sein de ses auditeurs ; quelques-uns même furent émus au point de perdre le sentiment. Et lui, sa bouche s’était fermée que tous ses traits parlaient encore ; comme le ciel après la tempête se couvre encore d’horribles nuages, et menace par un aspect courroucé, ainsi son front retraçait toutes ses pensées et semblait méditer la vengeance.

Sans doute les coupables ne purent échapper au châtiment qu’ils avaient tant mérité ; le parlement, qu’on a vu si révolté de leurs crimes, n’a pu différer d’en faire justice : c’est ce qu’on s’imagine ; on se trompe : ils avaient de l’or, on les acquitta.

Le dernier évènement dans lequel nous trouvons Burke vivement engagé, c’est la révolution française. Cette catastrophe qui fit craindre un moment que les peuples, comme le monde, n’eussent aussi leur cahos, ne pouvait manquer de changer les intérêts des différens partis du parlement Anglais. Ce fut le 2 du mois de mars 1790, que Burke se prononça ouvertement contre nos innovations ; rompant entièrement avec M. Fox. il déclara que son honorable ami et lui étaient pour toujours séparés dans leur politique. Depuis ce, moment, la France fut dans tous ses discours l’objet des plus mordantes satyres ; il n’épargna

pas davantage les partisans qu’il lui supposait en Angleterre ; et jugeant sans doute trop faibles ses mouvemens oratoires, il fit enfin usage d’un trope pratique, à la vérité plus convenable sur un théâtre que dans le sénat d’un grand peuple ; ce fut de tirer un poignard de sa poche, et de l’agiter en l’air, en s’écriant : voilà ce que vous devez attendre d’une alliance avec la France. Quelques jours après, M. Shéridan ayant proposé de créer un comité pour rechercher la cause des mouvemens séditieux qu’on disait se manifester dans quelques provinces, Burke se lève précipitamment, court vers le banc du trésor, et jetant sur ses associés un regard d’indignation, il s’écrie : Je quitte le camp, je quitte le camp ![4] Là-dessus il va se ranger sous les drapeaux du ministère, que depuis il défendit constamment avec autant de courage qu’il en avait montré en les combattant.

Ainsi Burke abandonna et ses anciens amis, et ses premiers principes. Les opinions sont partagées sur les motifs de ce changement extraordinaire : quelques-uns en font honneur à la crainte qu’il eut de voir les principes révolutionnaires se propager dans son pays, et en détruire le gouvernement : d’autres, et c’est la plus grande partie, l’attribuent à une ambition tardive, et au désir de procurer un poste honorable à son fils, qu’il envoya à Coblentz. Quoiqu’il en soit, le ministère dut croire cette acquisition bien précieuse, puis qu’il la paya des plus grandes récompenses : Burke reçut de la couronne des pensions dont le capital aurait suffi pour acheter une principauté d’Allemagne. Mais lorsque les richesses, et les honneurs semblaient, pour ainsi dire, l’accabler, qu’il allait être anobli, que sa famille allait devenir une des grandes colonnes de la constitution d’Angleterre ; lorsqu’enfin on eût pu dire que la fortune s’était mise à ses ordres, cette cruelle déesse, qui se plaît à nous bercer un moment pour nous préparer un affreux réveil, fit disparaître soudain toutes les flatteuses illusions : Burke perdit son fils ; et avec ce fils unique, s’évanouirent tous les rêves de l’ambition du père, qui ne traîna plus que le poids de la vie, qui n’en goûta plus que l’amertume : dévoré de regrets, appelant une mort qui ne tarda pas à l’atteindre, il quitta la scène du monde le 8 juillet, 1797.

Ainsi mourut Edmund Burke, dans la soixante-huitième année de son âge : il a pris une des premières places parmi les auteurs de son tems ; il occupe le même rang parmi les orateurs et les hommes d’état. Comme littérateur, il réunissait les trois qualités qui créent les chefs-d’œuvres ; une âme de feu, un savoir profond, une souplesse de style qui se prêtait à tous les tons. C’était le seul orateur de son tems dont la plume avait autant de volubilité que la langue, et qui pouvait également briller à la tribune et dans le cabinet. Sa dissertation sur le Sublime et le Beau lui obtint des éloges de tous les hommes de goût, et, ce qu’il trouva plus précieux sans doute, elle lui procura leur amitié. Ses essais politiques annoncent de vastes connaissances, des réflexions profondes, et une sagacité peu commune. Ceux même qui condamnent ses opinions ne peuvent qu’admirer la variété de ses talens, le bonheur de ses allusions, et la finesse de sa pénétration. Il n’y a pas de genre civil, n’ait essayé, point de sujet qu’il n’ait traité ; ses premiers et ses derniers jours furent consacrés aux travaux littéraires, et il n’en dédaigna aucun, depuis la colonne du journal qui fournissait un pain nécessaire à sa jeunesse, jusqu’aux écrits plus profonds qui chargèrent sa vieillesse d’une opulence superflue.

Comme orateur, malgré quelques défauts remarquables, il est presque sans rival. Si son geste était par fois trop prononcé ; si sa manière était dure, et, pour ainsi dire, opprimante ; si ses épithètes étaient parfois peu ménagées[5] ; d’autre part, aucun homme ne sut mieux réveiller les passions endormies, intéresser toutes les affections, harceler le cœur humain. La bassesse et la vénalité pâlissaient en sa présence ; celui qui était sourd aux reproches de sa propre conscience., frémissait aux reproches de son éloquence accusatrice ; et la corruption fut quelque tems alarmée de ses courageuses vertus.

Les qualités de son cœur n’étaient pas moins estimables que ses talens : ardent dans ses amitiés, il était prêt à toute heure à sacrifier sa vie pour l’objet de son attachement : avec une hardiesse que quelques personnes prendront pour de la témérité, il se vanta d’entretenir des liaisons avec Franklin, tandis que la loi le déclarait rebelle. : époux et amant tout à la fois, père affectionné et indulgent sans faiblesse, maître bon et libéral, convive agréable, protecteur zélé, il savait s’entourer des images du bonheur : bienveillant, juste, magnanime, ses principes étaient aussi sévères, ses habitudes aussi vertueuses, que son caractère était aimable.

Fin de la Vie d’Edmund Burke.
  1. Lord Carendish.
  2. On peut prendre ceci pour une figure de rhétorique, car personne n’eut jamais un plus profond mépris pour la profession de marchand. Burke s’était imbu de tous les préjugés des Romains à l’égard du commerce. Pour lui les mots de marchand et de voleur étaient presque synonymes ; et jamais il ne put séparer l’idée du commerce de celles d’exclusion, de monopole et d’avarice.

    « Ne me parlez point de la libéralité ni du patriotisme d’un marchand, s’écria-t-il une fois dans la chambre des communes ; un marchand ne connaît d’autre Dieu que l’or, d’autre patrie que sa correspondance, d’autre autel que son bureau, d’autre bible que son livre de compte, d’autre église que la bourse ; et il n’a de foi qu’en son banquier. »

  3. Voyez les débats du parlement d’Angleterre à cette époque.
  4. C’est à cette occasion que M. Shéridan dit, qu’il esperait que l’honorable membre après avoir quitté le camp comme un déserteur, n’y retournerait pas comme un espion.
  5. C’est, surtout dans ses emportemens contre les prodigalités des ministres qu’il observait peu la décence des termes pour les qualifier. Lord North, qui y était fait, et qui le regardait sans doute comme un volcan, appelait le langage abusif dont il se servait dans ces occasions, la lave de son éloquence