L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PV V

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 299-308).

SECTION V.
Exemples qui montrent que les Mots peuvent affecter sans faire naître des Images.

Il m’est bien difficile de persuader à quantité de personnes que leurs passions sont émues par des mots qui n’excitent en eux aucune idée, et plus difficile encore de les convaincre que dans les discours ordinaires nous nous faisons suffisamment entendre sans faire naître des images des choses dont nous parlons. Il semble assez étrange de disputer à quelqu’un, s’il a des idées dans l’esprit, ou non. C’est de quoi chaque homme devrait juger au premier coup d’œil par lui-même et sans appel. Mais quelque étrange que cela puisse paraître, nous sommes souvent embarrassés de savoir quelles idées nous avons des choses, ou si nous avons aucunement des idées sur certains sujets. Ce n’est pas même sans une grande attention qu’on peut pleinement se satisfaire sur ce point. Depuis que j’ai fait cet ouvrage, j’ai trouvé deux exemples bien frappans de la possibilité qu’il y a qu’un homme entende des mots sans avoir aucune image des choses qu’ils représentent, et qu’il soit néanmoins capable de les rapporter à d’autres, combinés d’une nouvelle manière, et avec beaucoup de propriété, d’énergie, et d’instruction. Le premier exemple m’est fourni par M. Blacklock, poète aveugle de naissance. Peu d’hommes favorisés de la vue la plus parfaite pourraient décrire les objets visuels avec plus, de chaleur et de justesse que cet aveugle ; à quoi l’on ne saurait répondre qu’il a une conception plus nette des choses qu’il décrit, qu’on ne l’a communément. M. Spence, dans la belle préface qu’il a mise à la tête des œuvres de ce poète, raisonne avec beaucoup d’esprit, et je pense que c’est pour la plupart du tems avec non moins de justesse, sur la cause de ce phénomène extraordinaire : mais je ne saurais demeurer d’accord avec lui que quelques impropriétés de style et de pensées, qu’on rencontre dans ces poésies, soient dues à la manière imparfaite dont le poète aveugle concevait les objets de la vue, puis qu’on trouve de semblables impropriétés, et de plus choquantes encore, chez des écrivans même d’une classe supérieure à celle de M. Blacklock, et qui cependant jouissaient de la faculté de voir dans toute sa perfection. Ce poète est, à n’en pas douter, touché de ses propres descriptions autant que peut l’être un lecteur quelconque ; et cependant ce sont des choses dont il n’a, dont il ne peut avoir d’autre idée que celle d’un simple son, qui l’enflamment d’enthousiasme : pourquoi ceux qui lisent ses ouvrages ne pourraient-ils pas être émus de la manière dont il l’a été, et avoir aussi peu que lui d’idées réelles des choses décrites. Je prendrai le second exemple de M. Saunderson, professeur de mathématiques à l’université de Cambridge. Ce savant avait acquis de grandes connaissances dans la physique, dans l’astronomie, et dans tout ce qui dépend des sciences mathématiques. Ce qu’il y avait de plus extraordinaire, et ce qui m’est le plus favorable, c’est qu’il donnait d’excellentes leçons sur la lumière et les couleurs ; il enseignait aux autres la théorie des idées qu’ils avaient, et qu’indubitablement il n’avait pas lui-même. Il est probable que les mots rouge, bleu, vert, étaient pour lui l’équivalent des images des couleurs mêmes ; car en appliquant à ces mots les idées des degrés plus ou moins grands de réfrangibilité, et d’ailleurs ayant été instruit comment ils conviennent ou disconviennent entre eux sous d’autres rapports, il lui était aussi facile de raisonner sur les mots que s’il avait été parfaitement maître des idées. Il faut convenir, à la vérité, qu’il ne pouvait faire de nouvelles découvertes par la voie de l’expérience. Il ne faisait que ce que nous faisons tous les jours dans la conversation. En écrivant cette dernière proposition, et en employant ces mots, tous les jours, conversation, je n’avais dans mon esprit nulle image d’aucune succession de tems, ni d’hommes conversant ensemble. Je n’imagine pas non plus que personne puisse avoir en la lisant aucune image semblable. Encore, quand j’ai parlé de rouge, de bleu, de vert, de réfrangibilité, ces diverses couleurs, ni les rayons de la lumière passant dans un milieu différent, et y changeant de direction, n’étaient nullement peints devant moi sous la forme d’images. Je sais fort bien que l’esprit a la faculté de créer à plaisir de telles images ; mais alors il faut nécessairement un acte de la volonté ; et, dans la conversation, ou dans la lecture, il arrive très-rarement qu’on reçoive l’impression de quelque image. Si je dis, « j’irai en Italie l’été prochain, » on m’entend parfaitement. Cependant je ne crois pas que quelqu’un se soit représenté par ces mots l’exacte figure de celui qui les a prononcés, traversant la mer, courant au milieu des terres, tantôt à cheval, tantôt en voiture, avec toutes les particularités du voyage : encore moins a-t-il une image de l’Italie, le pays où je me suis proposé d’aller ; ou de la verdure des champs, de la maturité des fruits, de la chaleur, de l’air, et du changement de saison, idées auxquelles le mot été est substitué : mais il s’en faut bien davantage qu’il se forme aucune image par le mot prochain ; car ce mot représente l’idée de plusieurs étés avec l’exclusion de tous, excepté un seul. Assurément l’homme qui dit étè prochain n’a point d’image d’une telle succession, ni d’une exclusion pareille. Enfin, ce n’est pas seulement de ces idées communément nommées abstraites, et dont on ne peut se former aucune image, mais encore d’êtres particuliers et réels que nous parlons sans que notre imagination s’en crée aucune image : c’est ce qu’on appercevra certainement en examinant son esprit avec attention. D’ailleurs, l’effet de la poésie dépend si peu du pouvoir d’exciter des images sensibles, qu’elle perdrait, j’en suis convaincu, une très-grande partie de son énergie, si c’était là le résultat nécessaire de toute description. Cette union de mots frappans, qui est le plus puissant des instrumens poétiques, perdrait souvent sa force, sa propriété et son exactitude, si les images sensibles se présentaient toujours. Il n’y a pas peut-être dans toute l’Énéide un passage plus achevé et plus grand que la description de la caverne de Vulcain, et de ouvrages que les Cyclopes y forgent. Virgile s’attache particulièrement à la composition de la foudre, qu’il décrit imparfaite sous les marteaux des Cyclopes. Quels sont les principes de cette composition extraordinaire ?

Très imbris torti radios, très nubis aquosæ
Addiderant ; rutili très ignis et alitis austri ;
Fulgores nunc terrificos sonitumqu’e, metumque
Miscebant operi, flammisque sequacibus iras.

Ce morceau me paraît admirable et sublime ; cependant si nous examinons de sang froid quelle espèce d’images sensibles une combinaison d’idées pareilles peut former, les chimères des fous ne paraîtront ni plus extravagantes, ni plus absurdes qu’un pareil tableau : « Les Cyclopes y avaient ajouté trois rayons de grêle, trois de pluie, trois de feu, et trois autres du vent aîlé du Midi ; maintenant ils y mêlaient les terribles éclairs, le bruit, la peur, et la colère avec ses flammes rapides. » Cette étrange composition forme un corps immense ; les Cyclopes le battent à coups de marteaux redoublés; elle est en partie polie et en partie brute. Il est certain que si la poésie nous donne un noble assemblage de mots qui correspondent à plusieurs nobles images enchaînées par des circonstances de tems ou de lieu, ou relatives les unes aux autres comme cause et effet, ou associées d’une manière naturelle, on peut les réunir, et leur donner telle forme que l’on désire, et ils peuvent remplir parfaitement leur objet. On n’exige pas une liaison pittoresque, parce qu’il ne se forme aucun tableau réel, et l’effet de la description n’en est pas moins grand. Ce que Priam et les vieillards de son conseil disent d’Hélène, est fait, selon l’opinion générale, pour donner la plus haute idée possible de cette beauté funeste.


Οὐ νέμεσις Τρῶας καὶ ἐϋκνήμιδας Ἀχαιοὺς
Τοιῇ δ᾽ἀμφὶ γυναικὶ πολὺν χρόνον ἄλγεα πάσχειν·
Αἰνῶς δ᾽ἀθανάτῃσι θεῇς εἰς ὦπα ἔοικεν.


« Ne nous étonnons pas que les Grecs et les Troyens se soient pendant neuf ans disputé ces attraits divins, qu’ils aient versé tant de sang pour tant de beauté : c’est l’air, c’est la démarche des déesses immortelles. »

On n’entre pas ici dans les détails de sa beauté, on n’en dessine aucun trait particulier ; il n’y a rien qui puisse nous donner une idée précise de sa personne : cependant cette manière de la présenter nous touche davantage que ces longs et laborieux portraits d’Hélène, calqués sur la tradition, ou tracés par l’imagination, qu’on rencontre dans quelques écrivains. Pour moi, j’en suis certaine ment beaucoup plus frappé que de la description circonstanciée que Spencer a donnée de Belphébé, quoiqu’il y ait dans cette description, comme dans toutes celles de cet excellent écrivain, des parties extrêmement belles et remplies de poésie. Le terrible tableau que Lucrèce a tracé de la religion, afin de déployer la magnanimité de son héros philosophique qui la combat, passe pour un des plus animée et des plus hardis :

Humana ante oculos fœdè cum vita jaceret,
In terris, oppressa gravi sub religione,
Quæ caput è cœli regionibus ostendebat
Horribili desuper visu mortalibus instans ;
Primus Graius homo mortales tollere contra
Est oculos ausus ——

Quelle image vous donne cet excellent tableau ? Aucune, très-certainement : le poète n’a pas dit un seul mot qui pût servir le moins possible à marquer un seul membre, ni un seul trait du fantôme, qu’il a voulu présenter au milieu de toutes les horreurs que l’imagination peut concevoir. Il est de fait que la poésie et l’éloquence ne réussissent pas dans les descriptions exactes aussi bien que la peinture : leur art est d’émouvoir plutôt par la sympathie que par l’imitation ; plutôt de frapper l’ame de l’orateur et des auditeurs par l’effet des choses, que de leur présenter une idée claire des choses mêmes. C’est en cela qu’elles ont le pouvoir le plus étendu et le succès le plus certain.