L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PV IV

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 297-299).

SECTION IV.
Effets des Mots.

Si les mots ont toute l’étendue de pouvoir dont ils sont susceptibles, il s’ensuit trois effets dans l’esprit de l’auditeur. Le premier est le son ; le second est l’image, ou la représentation de la chose signifiée par le son, et le troisième est l’affection de l’ame produite par l’un des deux premiers, ou par tous les deux. Les mots abstraits composés, dont nous avons déjà parlé, tels que honneur, justice, liberté, etc., produisent le premier et le dernier de ces effets, mais non le second. Les abstraits simples sont employés à signifier quel que idée simple, sans indiquer beaucoup les autres idées qui pourraient se trouver unies à celle-ci ; tels sont bleu, vert, chaud, froid, etc., ils sont susceptibles des trois effets des mots ; et les agrégés, homme, château, cheval, etc. le sont encore dans un plus haut degré. Mais, selon moi, l’effet le plus général de ces mots, même de ces derniers, ne vient pas de ce qu’ils forment des images des diverses choses qu’on voudrait leur faire représenter à l’imagination ; car, après un examen attentif de mon propre entendement, et après avoir engagé d’autres personnes à considérer ce qui se passe dans le leur, je ne trouveras que cette image se forme une fois sur vingt, et quand cela arrive, c’est ordinairement par un effort particulier que l’imagination fait à dessein : les mots agrégés, ainsi que les abstraits composés, agissent, non en présentant quelque image à l’esprit, mais en faisant, par le pouvoir de l’habitude, le même effet quand on les prononce, que leur original quand on le voit. Je suppose que nous lisions le passage suivant : « Le Danube est un fleuve qui prend sa source dans un sol humide et coupé de montagnes, au cœur de l’Allemagne ; en s’y égarant dans de nombreux détours, il arrose plusieurs principautés ; ensuite il dirige son cours vers l’Autriche, et après avoir baigné les murs de Vienne, il passe dans la Hongrie ; là, ses vastes eaux, accrues de la Save et de la Drave, quittent les pays chrétiens, et roulant sur les confins de la Tartarie, à travers des contrées barbares, elles se déchargent par plusieurs bouches dans la Mer-Noire. » Cette description renferme bien des objets, des montagnes, dès rivières, des villes, la mer, etc. Cependant qu’un chacun s’examine, qu’il voie si son imagination a reçu l’impression d’aucune image de rivière, de montagne, de sol marécageux, de l’Allemagne, etc. Par le fait, il est impossible, dans la rapidité et dans la vive succession des mots dont on se sert en discourant, d’avoir à la fois des idées du son du mot et de la chose signifiée ; d’ailleurs, quelques mots qui expriment des essences réelles, sont tellement mêlés avec d’autres qui n’ont qu’une signification générale et nominale, qu’on ne peut sauter du sens à la pensée, du particulier au général, des choses aux mots, pour remplir les diverses fins du commerce de la vie ; et il n’est pas nécessaire que nous le fassions.