L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PV III

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 294-296).

SECTION III.
Les mots Généraux passent avant les idées.

M. Locke a observé quelque part, avec sa sagacité ordinaire, que les mots très-généraux, surtout ceux qui appartiennent à la vertu et au vice, au bien et au mal, sont introduits dans l’esprit avant les modes particuliers de l’action auxquels ils appartiennent, et avec aux l’amour des uns, et la haine des autres. L’esprit des enfans est si flexible, qu’une nourrice, ou toute autre personne qui approche un enfant, en paraissant satisfaite ou mécontente de quelque chose, ou même de quelque mot, peut donner un tour semblable aux dispositions de cet enfant. Dans la suite, lorsque les diverses circonstances de la vie viennent à s’appliquer à ces mots, que ce qui plaît s’offre souvent sous le nom de mal, et que ce qui répugne à la nature se désigne par les termes de bon et vertueux il se forme dans l’esprit de bien des gens une étrange confusion d’idées et d’affections ; ils croient même apercevoir une grande contradiction entre leurs notions et leurs actions. Combien n’en voit-on pas qui aiment la vertu et détestent le vice, sans affectation et sans hypocrisie, et qui, néanmoins, agissent souvent mal et méchamment dans des cas particuliers sans le moindre remords. La raison en est qu’ils ne se trouvèrent jamais dans ces cas particuliers lorsque les passions relatives à la vertu étaient si ardemment émues par certains mots que d’autres avaient d’abord prononcés avec chaleur. De-là vient aussi qu’il est difficile de répéter certaines suites de mots, quoique considérés comme sans effets par eux-mêmes, sans éprouver quelque émotion, surtout si on les accompagne d’un ton de voix animé et pathétique : prenons pour exemple,

Sage, vaillant, généreux, bon et grand.

Ces mots n’ayant aucune application, ne devraient avoir aucun effet ; mais quand on se sert de mots ordinairement consacrés aux grandes occasions, ils nous touchent sans le secours de ces occasions. Lorsque les mots dont on a fait ainsi des applications générales, sont mis ensemble sans aucune vue raisonnable, ou de manière qu’ils ne s’accordent pas bien les uns avec les autres, ils forment un style qu’on nomme enflure. Il faut en plusieurs cas beaucoup de bon sens et d’expérience pour se tenir en garde contre la force de ce langage ; car dès qu’on néglige la propriété, on peut admettre un plus grand nombre de ces mots emphatiques, et se livrer à une plus grande variété de combinaisons.