L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PV II

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 291-294).

SECTION II.
L’effet ordinaire de la Poésie n’est pas de faire naître des idées des choses.

La notion qu’on a généralement du pouvoir de la poésie et de l’éloquence, aussi bien que du pouvoir des mots employés dans la conversation ordinaire, est qu’ils affectent l’esprit en y réveillant des idées des choses que l’usage leur fait exprimer. Pour examiner la vérité de cette notion, je crois nécessaire de remarquer que les mots peuvent se diviser en trois sortes. Je classe dans la première les mots qui représentent plusieurs idées simples, unies par la nature, pour former quelque composition déterminée ; tels sont homme, cheval, arbre, château, etc. : je les nomme mots agrégés. Dans la seconde espèce sont ceux qui expriment une seule idée simple de ces compositions, et pas davantage ; comme bleu, rouge, rond, carré, et autres semblables : j’appelle ceux-ci, mots simples abstraits. La troisième comprend les mots formés par une union arbitraire des deux autres, et des diverses relations plus ou moins complexes qu’ils ont entre eux ; tels que vertu, honneur, persuasion, magistrat, etc. : j’appelle ces derniers, mots abstraits composés. Je sais que les mots sont susceptibles d’être classés avec des distinctions plus curieuses ; mais celles-ci me paraissent naturelles, et suffisantes pour mon dessein ; d’ailleurs ils sont disposés suivant l’ordre dans lequel on les apprend communément, et dans lequel l’esprit acquiert les idées auxquelles ils sont substitués. Je commencerai par la troisième espèce, par les mots abstraits composés, tels que la vertu, l’honneur., la persuasion, la docilité. À l’égard de ceux-ci, quelque pouvoir qu’ils aient sur les passions, je suis convaincu qu’ils ne le tirent d’aucune représentation formée dans l’esprit des objets qu’ils représentent. Comme compositions, ce ne sont point des essences réelles, et je pense qu’ils causent à peine des idées réelles. Je ne crois pas qu’il y ait un seul homme qui en entendant ces sons, vertu, liberté, honneur, conçoive aussitôt quelques notions précises des modes particuliers de l’action et de la pensée, et en même tems les idées simples et mixtes, ainsi que leurs diverses relations, à quoi ces mots sont substitués ; il n’a pas même d’idée générale qui soit composée, car s’il en avait, il apercevrait bientôt quelques-unes de ces idées particulières, quoique, peut-être, d’une manière indistincte et confuse. Mais je pense que cela arrive rare ment. Entreprenez, d’analyser un de ces mots : il faut que vous le réduisiez d’une classe de mots généraux à une autre, ensuite à celle des abstraits simples, puis à celle des agrégés, par un enchaînement plus long qu’on ne peut d’abord l’imaginer, avant qu’aucune idée réelle paraisse distinctement ; avant que vous parveniez à découvrir les premiers principes de ces compositions ; et lorsque enfin vous arrivez à la découverte des idées élémentaires l’effet de la composition est entièrement perdu cette chaîne de pensées est beaucoup trop longue pour être suivie dans la conversation ordinaire, et ce travail n’est nullement nécessaire. De tels mots ne sont dans la réalité que de purs sons ; mais des sons qui sont employés dans des circonstances particulières, lorsque nous recevons quelque bien, ou que nous souffrons quelque mal ; que nous voyons nos semblables dans la douleur ou dans le plaisir ; nous les entendons appliquer à d’autres choses intéressantes, à d’autres évènemens remarquables, et ces applications sont si variées et si fréquentes, que nous savons par habitude à quelles choses ils appartiennent ; de sorte qu’ensuite toutes les fois que nous les entendons, ils produisent sur l’esprit des effets semblables à ceux des choses qui les ont occasionnés. Comme on fait souvent usage des sons sans rapport à aucune circonstance particulière, et qu’ils portent toujours leurs premières impressions, ils finissent par perdre toute liaison avec les circonstances particulières qui leur ont donné lieu ; cependant le son, sans qu’on y attache aucune idée, continue d’agir comme auparavant.