L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV XIII

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 250-254).

SECTION XIII.
Explication de l’effet de la Succession dans les objets visuels.

Si l’on peut comprendre clairement comment les objets agissent sur l’un de nos sens, il ne peut être bien difficile de concevoir Comment ils affectent les autres. Il est donc superflu de s’étendre beaucoup sur les émotions correspondantes de chaque sens ; on se fatiguerait plus par d’inutiles répétitions, qu’on ne répandrait de nouvelles lumières sur le sujet par cette manière ample et diffuse de le traiter. Cependant comme dans ce discours nous nous attachons principalement au sublime, en tant qu’il affecte la vue, nous examinerons particulièrement pourquoi une disposition successive de parties uniformes sur une même ligne droite doit être sublime,[1] et sur quel principe cette disposition peut faire qu’une quantité de matière comparativement petite produise un plus grand effet qu’une quantité beaucoup plus grande disposée d’une autre manière. Pour éviter la confusion des notions générales, mettons devant nos yeux un rang de colonnes uniformes qui s’élèvent sur une ligne droite ; plaçons-nous de manière que l’œil suive la longueur de cette colonnade, car son plus bel effet est sous ce point de vue. Il est clair que dans cette situation les rayons réfléchis du premier pilier rond causent dans l’œil une vibration de cette espèce, une image de la colonne même : la seconde colonne augmente l’impression, la suivante la renouvelle et la renforce. ; chacune, à son tour, à mesure qu’elle succède, répète impulsion sur impulsion, ajoute image sur image ; enfin, l’œil exercé long-tems d’une manière particulière, ne peut plus perdre immédiatement cet objet, et, comme il est violemment ébranlé par cette agitation continue, il présente à l’esprit une idée grande et sublime. Maintenant, au lieu de ce rang de piliers uniformes, supposons que nous en voyons un autre où un pilier carré succède à un pilier rond, un pilier rond à un pilier carré, et ainsi alternativement jusqu’à la fin. Dans ce cas-ci, la vibration que la première colonne cause dans l’organe de la vue, cesse aussitôt qu’elle a commencé, étant interrompue et remplacée par une autre d’une espèce toute différente, qui est celle du pilier carré ; celle-ci est aussi promptement arrêtée par celle qu’occasionne la colonne suivante : ainsi l’œil alternativement frappé de ces objets différens, court jusqu’au bout de la file en recevant une image et en la perdant pour une autre qu’il abandonne encore pour une nouvelle : d’où l’on voit clairement qu’à la dernière colonne, l’impression est « aussi loin de pouvoir continuer au-delà, qu’elle l’était à la première ; parce que, dans le fait, le sensorium ne peut recevoir d’impression distincte que de la dernière ; et de lui-même il ne peut jamais reprendre une impression dissemblable : d’ailleurs, chaque variation de l’objet est un repos, un relâche pour les organes de la vue, et ce délassement empêche cette puissante émotion si nécessaire pour produire le sublime. Ainsi donc, on ne donnera une véritable grandeur aux choses dont nous avons parlé, qu’en observant une parfaite simplicité, une uniformité absolue dans la disposition, la forme et la couleur. D’après ce principe de succession et d’uniformité, on peut demander pourquoi une longue muraille toute nue ne serait pas un objet plus sublime qu’une colonnade, puisque la succession n’y est nulle part interrompue, puisque l’œil n’y rencontre aucun obstacle, puisqu’en un mot, on ne peut rien concevoir de plus uniforme ? Certainement un long mur tout nu n’a pas autant de grandeur qu’une colonnade de la même longueur et de la même hauteur ; et il n’est pas bien difficile d’en trouver la raison. Quand on regarde une muraille nue, l’œil glisse sur cette surface rase, et en atteint le terme en un instant ; rien ne l’arrête dans sa course rapide, mais aussi rien ne le fixe assez long-tems pour produire un effet grand et durable. La vue d’une longue et haute muraille excite sans doute une grande idée, mais ce n’est qu’une seule idée, et non une répétition d’idées semblables ; elle est donc sublime, moins sur le principe de l’infinité, que sur celui du vaste. Mais une seule impulsion, à moins qu’elle ne soit d’une force prodigieuse, ne nous affecte pas aussi puissamment qu’une succession d’impulsions semblables ; parce que les nerfs du sensorium ne contractent point l’habitude, qu’on me passe cette expression, de répéter la même sensation, habitude qui peut seule la prolonger au-delà de l’instant où sa cause cesse d’agir ; d’ailleurs, tous les effets que j’ai attribués à l’attente et à la surprise, dans la deuxième section de cette partie, ne peuvent avoir lieu dans une muraille nue.

  1. Partie II, sect. 10.