L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV XIV

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 254-257).

SECTION XIV.
Examen de l’Opinion de Locke concernant l’Obscurité.

M. Locke pense que l’obscurité n’est point par sa nature une idée de terreur, et que, quoique une excessive clarté soit douloureuse pour le sens, l’obscurité la plus absolue n’est nullement inquiétante. Dans un autre endroit, il remarque, il est vrai, qu’une nourrice, ou une bonne femme, ayant une fois associé dans l’esprit tendre d’un enfant les notions des lutins et des revenans avec l’idée de l’obscurité, la nuit devient toujours ensuite pour lui douloureuse et horrible. L’autorité de ce grand homme est sans doute des plus puissantes, et elle semble combattre notre principe général[1]. Nous avons considéré l’obscurité comme une cause du sublime ; en même tems nous avons considéré le sublime comme dépendant de quelque modification de douleur ou de terreur ; de sorte que si l’obscurité n’est ni douloureuse ni terrible pour ceux dont l’enfance n’a pas été bercée de superstitions, elle ne peut être pour eux une source du sublime. Mais, avec toute la déférence due à une telle autorité, il me semble qu’une association d’une nature plus générale, une association qui comprend tout le genre humain, peut rendre l’obscurité terrible : en effet, dans l’obscurité absolue, il nous est impossible de savoir dans quel degré de sûreté nous sommes ; nous ignorons quels objets nous environnent ; à tout moment nous pouvons heurter contre un dangereux obstacle ; nous pouvons tomber dans un précipice au premier pas ; et vers quel point dirigerons-nous notre défense, si un ennemi vient à nous ? Ici la force n’est pas un secours assuré ; la prudence ne peut agir que par conjecture ; les plus hardis sont ébranlés, et celui qui ne voudrait rien implorer pour sa défense, est forcé d’implorer la lumière.


Ζεῦ πάτερ, ἀλλὰ σὺ ῥῦσαι ὑπ᾽ ἠέρος υἷας Ἀχαιῶν.
Ποίησον δ᾽αἴθρην, δὸς δ᾽ὀφθαλμοῖσιν ἰδέσθαι.
Ἐν δὲ φάει καὶ ὄλεσσον, ——— [2].


Quant à l’association des esprits et des revenans, assurément il est plus naturel de penser que l’obscurité, étant dans l’origine une idée de terreur, fut choisie comme une scène propre à ces terribles apparitions, que de s’imaginer que ces apparitions ont rendu l’obscurité terrible. L’esprit humain peut aisément tomber dans une erreur comme la première ; mais on a peine à concevoir que l’effet d’une idée telle que l’obscurité, si universellement terrible dans tous les tems et dans tous les lieux, n’ait d’autre fondement que des contes bleus, ou lie puisse être attribué qu’à une cause d’une nature si triviale et d’une opération si précaire.

  1. Partie II, section 3.
  2. « Grand Jupiter dissipe l’obscurité qui cache les Grecs ; rends-nous la lumière ; et s’il nous faut périr, si telle est ta volonté suprême, fais que nous périssions à la clarté des cieux. »