L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV XI

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 247-249).

SECTION XI.
L’Infini artificiel.

Nous avons observé que l’infini artificiel produit une espèce de grandeur, et qu’il consiste dans une succession uniforme de grandes parties : nous avons aussi observé que la même succession uniforme avait un égal pouvoir dans les sons. Mais parce que beaucoup de choses ont des effets plus distincts sur un sens que sur un autre, que tous les sens ont entre eux une grande analogie, et qu’ils s’éclairent les uns les autres par un témoignage réciproque ; vu d’ailleurs que la cause du sublime qui naît de la succession, est plus frappante, plus évidente dans le sens de l’ouie, je commencerai par considérer ce pouvoir dans les sons. J’observerai ici, une fois pour toutes, qu’une recherche des causes naturelles et mécaniques de nos passions, outre la curiosité du sujet, double, si on les découvre, la force et la clarté des règles que nous donnons sur cette matière. Lorsque l’oreille reçoit un son simple, il est causé par une seule impulsion de l’air qui fait vibrer le tympan et les autres parties membraneuses de l’organe conformément à la nature et à l’espèce de l’impulsion. Si l’impulsion est forte, l’organe de l’ouie éprouve un degré considérable de tension ; si elle se répète bientôt après, la répétition produit l’attente d’une nouvelle impulsion : et qu’on remarque que l’attente même cause une tension. C’est de quoi la plupart des animaux offrent une preuve : quand ils s’attendent à quelque bruit, on les voit s’agiter et dresser les oreilles : ainsi donc l’effet des sons est ici considérablement augmenté par l’attente. Mais quoique après un certain nombre d’impulsions, nous en attendions encore d’autres, ne pouvant déterminer l’instant précis qu’elles nous frapperont, quand elles nous frappent, elles nous causent une sorte de surprise qui augmente encore cette tension. En effet, j’ai remarqué que toutes les fois que je me suis attentivement appliqué à saisir le retour d’un son qui se répétait par intervalles, comme des décharges de canon successives, quoique certain du renouvellement du coup, je ne pouvais me défendre en l’entendant d’un léger tressaillement : le tympan de mon oreille souffrait une convulsion qui se communiquait à tout le corps. La tension de l’organe augmentant ainsi à chaque impulsion par les forces réunies de l’impulsion même, de l’attente et de la surprise, est portée à un si haut degré qu’elle peut produire le sublime ; elle atteint le point de la douleur : de plus, comme l’organe de l’ouie a reçu successivement plusieurs impulsions qui l’ont fait vibrer d’une même manière, il continue à vibrer de cette même manière long-tems après même que la cause a cessé d’agir : c’est une force auxiliaire pour la grandeur de l’effet.