L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PII XXI

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 154-156).

SECTION XXI.
L’odorat et le goût, les amers et les puanteurs.

Les odeurs et les saveurs ont aussi quelque influence sur les grandes idées, mais elle est naturellement faible, et bornée dans ses opérations. J’observerai seulement que les odeurs ni les saveurs ne peuvent produire aucune grande sensation, si nous en exceptons les amers excessifs et les puanteurs intolérables. Il est vrai que ces affections de l’odorat et du goût, lorsqu’elles ont toute leur énergie possible, et qu’elles s^appliquent directement sur le sensorium sont simplement douloureuses, et ne sont accompagnées d’aucune sorte de délice. Mais quand elles sont modérées, comme dans une description ou une narration, elles deviennent des sources du sublime, aussi naturelles que toute autre, et basées sur le même principe d’une douleur modérée. « Une coupe d’amertume… boire la coupe amère de la fortune… les pommes amères de Sodome ; » toutes ces idées conviennent à une description sublime, Et n’est-il pas sublime ce passage de Virgile, où la vapeur empestée de la fontaine d’Albunée conspire si heureusement avec la lugubre obscurité et l’horreur sacrée de la prophétique forêt ?

At rex solicitas, monstris oracula fauni
Fatidici genitoris adit, lucosque sub alta
Consulit Albunea, nemorum quæ maxima sacra
Fonte sonat ; sœvamque exhalat opaca Mephitim.

Dans une description très-sublime du sixième livre, le poète n’oublie pas les exhalaisons empoisonnées de l’Achéron ; et cette image est bien loin de déparer celles qu’elle accompagne ;

Spelunca alta fuit, vastoque immanis hiatu
Scrupea, tuta lacu nigro, nemorumque tenebris
Quam super haud ullœ poterant impune volante »
Tendere iter pennis, talis sese alitus atris
Faucibus effundens supera ad convexa ferebat.

Quelques amis, dont j’estime beaucoup le jugement, m’ont engagé à ajouter ces exemples : ils ont pensé que mon sentiment exposé tout simplement, pourrait paraître, au premier coup-d’œil, bisarre et ridicule ; mais je crois que cela viendrait principalement de ce que l’on considérerait l’amertume et la puanteur en association avec des idées basses et méprisables, auxquelles, je l’avoue, on les trouve

fréquemment unies : une telle alliance dégrade le sublime dans tous les cas possibles. Pour éprouver une image sublime, il ne s’agit pas d’examiner si elle devient basse en l’associant à des idées basses ; mais si, étant unie à des images d’une certaine noblesse, toute la composition se soutient avec dignité. Tout ce qui est terrible est toujours grand ; et les objets qui possèdent des qualités désagréables, ou qui inspirent même la crainte de quelque danger, mais d’un danger facile à surmonter, sont simplement odieux, comme les crapauds et les araignées.