L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PII IV suite

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 108-114).

SECTION (IV.)
Suite du même sujet.

Deux vers de l’art poétique d’Horace semblent contredire mon opinion ; c’est pourquoi je m’attacherai un peu plus à l’éclaircir. Voici ces vers :

Segnius irritant animos demissa per aures,
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus.

Là-dessus l’abbé Dubos fonde une critique dans laquelle il donne à la peinture la préférence sûr la poésie, en ce qui concerne l’excitation des passions ; et le principal motif de cette préférence est, que la peinture présente les idées avec plus de clarté. Je crois que cet excellent juge a été entraîné dans cette méprise ( si c’est une méprise) par son système, auquel il trouvait son opinion plus conforme qu’elle ne l’est à l’expérience. Je connais diverses personnes qui aiment et admirent la peinture, et cependant qui regardent les objets de leur admiration dans cet art avec assez de froideur, en comparaison de cette chaleur dont ils sont animés à la lecture de quelques beaux morceaux de poésie ou d’éloquence. Je ne me suis jamais aperçu que la peinture eût une grande influence sur les passions de la classe commune. Il est vrai que les meilleurs tableaux, ainsi que les plus beaux poèmes, sont peu compris de gens continuellement employés à des travaux grossiers : mais ce qu’il y a de très-certain, c’est que leurs passions s’éveillent, s’enflamment à la voix d’un prédicateur fanatique, aux balades de Chevychase, au roman des Enfans dans le bois, et à d’autres petits poèmes et contes populaires qui ont cours dans cette classe. Je ne connais aucune peinture, bonne ou mauvaise, qui produise le même effet : ainsi la poésie, avec toute son obscurité, exerce un empire plus général et en même tems plus puissant que l’art de la peinture. Et je pense qu’on peut découvrir dans la nature la raison pour quoi une idée obscure, convenablement exprimée, est plus puissante sur l’ame qu’une idée elaire. C’est notre ignorance des choses qui cause notre admiration, et qui surtout excite nos passions. La connaissance et l’habitude font que les causes les plus frappantes ne touchent que légèrement. C’est ainsi chez le vulgaire ; et tous les hommes sont du vulgaire pour ce qu’ils n’entendent point. Les idées de l’éternité et de l’infinité sont dé celles qui nous affectent le plus profondément ; et il n’est rien peut-être que nous comprenions moins que l’infinité et l’éternité. Il serait difficile de trouver une description plus sublime que celle où Milton trace le portrait de Satan avec une dignité si convenable au sujet.

« Par sa stature et son maintien orgueilleux, il s’élevait comme une tour au-dessus du reste des rebelles ; sa forme n’avait pas perdu tout l’éclat de son origine ; il ne paraissait pas moins qu’un archange déchu ; sa gloire immense n’était qu’obscurcie : tel que le soleil naissant lorsque ses rayons s’éteignent au sein des vapeurs du matin ; ou quand, dans une éclipse effrayante, il voile la moitié des nations d’un crépuscule désastreux, et, avec le présage de leur chute, porte au cœur des monarques l’épouvante [1] ».

Ce portrait est plein de noblesse ; et en quoi consiste-t-il ce portrait poétique ? dans les images d’une tour, d’un archange, du soleil qui se lève au sein des nuages ; et dans une éclipse, la ruine des monarques, les révolutions des empires. L’âme est précipitée hors d’elle-même par une foule de grandes et confuse images, qui frappent parce qu’elles sont pressées et confuses ; car, séparez-les, et vous détruisez la grandeur ; réunissez-les, et vous perdez infailliblement la clarté. Les images que crée la poésie sont toujours de ce genre obscur ; quoique, en général, les effets de la poésie ne doivent nullement être attribués à ces images : opinion que nous examinerons dans un autre lieu [2]. Mais la peinture, après en avoir déduit le plaisir de l’imitation, ne peut que nous toucher simplement par les images qu’elle présente ; et dans cet art même, une judicieuse obscurité répandue sur quelques parties du tableau, contribue à son effet ; parce que les images de la peinture sont exactement semblables à celles de la nature ; et, dans la nature, les images sombres, confuses, incertaines, ont plus de pouvoir sur l’imagination pour former les grandes passions, que n’en ont celles qui sont plus claires et plus déterminées. Mais où et quand cette observation peut être appliquée à la pratique, et jusqu’à quel point on doit l’étendre, c’est ce que la nature du sujet et l’occasion indiqueront mieux que toutes les règles qu’on pourrait établir.

Je sais que cette idée a trouvé des contradicteurs, et que bien des gens la rejetteront encore. Mais que l’on considère qu’une chose peut difficilement imprimer dans l’esprit toute sa grandeur, si elle ne se rapproche en quelque sorte de l’infinité ; ce qu’aucun objet ne saurait faire dès qu’on en aperçoit les bornes. Or, de voir distinctement un objet, et de découvrir ses bornes, c’est une seule et même chose. Une idée claire ne signifie donc rien autre qu’une petite idée. Il y a dans le livre de Job un pas sage du plus grand sublime ; et c’est principalement la terrible incertitude de la chose décrite qui produit cette sublimité : Livré aux pensées qui naissent des visions de la nuit, alors que les hommes sont ensevelis dans un sommeil profond, j’ai été saisi d’une crainte inconnue ; j’ai frissonné ; mes os se sont ébranlés. Alors un esprit a glissé sur mon visage. J’ai senti mes cheveux se dresser. Il s’est arrêté, mais je n’ai pu discerner sa forme ; une image était devant mes yeux ; le silence régnait, et j’ai entendu une voix s’écrier ; Un mortel sera-t-il plus juste que Dieu ? D’abord nous sommes préparés à la vision de la manière la plus solennelle : une muette épouvante nous saisit avant de connaître la cause de notre émotion : mais qu’est-elle cette grande cause de terreur quand elle vient à paraître ? N’est-elle pas enveloppée dans l’ombre de ses incompréhensibles ténèbres, plus imposante, plus frappante, plus terrible que ne pourraient la rendre la description la plus vive, le tableau le plus exact et le plus net ? Je crois que les peintres ont manqué leur but toutes les fois qu’ils ont voulu, au moyen de leur art, rendre sensibles certaines idées bizarres mais terribles par leur nature ; il est du moins très-certain que je n’ai jamais tu de tableau de l’enfer, sans m’imaginer au premier coup d’œil que ce n’était qu’un burlesque badinage de l’artiste. Plusieurs peintres ont traité des sujets de ce genre, dans la vue de rassembler dans un même cadre tous les horribles fantômes que pourrait inventer leur imagination ; mais tous les tableaux de la tentation de St.-Antoine que j’ai vus, loin de produire en moi une sensation sérieuse, ne m’ont paru que des conceptions ridicules et extravagantes à l’excès. La poésie est très-heureuse dans les sujets de ce genre. Ses apparitions, ses chimères, ses harpies, ses figures allégoriques sont grandes et touchantes ; et quoique la renommée de Virgile et la discorde d’Homère soient des figures obscures, cependant elles frappent par leur noblesse et leur magnificence. Le pinceau pourrait exprimer ces figures avec plus de clarté, mais je crains fort qu’il ne les rendit ridicules.

  1. ______________________He above the rest
    In Shape and gesture proudly eminent
    Stood like a tower ; his form had yet not lost
    All her original brightness, nor appear’d
    Less than archangel ruin’d, and th’excess
    Of glory obscur’d : as when the sun new ris’n
    Looks through the horizontal misty air
    Shorn of his beams ; or from behind the moon,
    In dim eclipse disastrous twilight sheds
    On alf the nations ; and with fear of change
    Perplexes monarchs.

  2. Partie V.