L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PII V

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 115-127).

SECTION V.
La puissance.

Si nous exceptons les objets qui suscitent directement l’idée du danger, et ceux qui produisent un semblable effet par une cause mécanique, je ne connais rien de sublime qui ne soit une modification de la puissance. Cette branche procède aussi naturellement que les deux autres, de la terreur, source commune de tout sublime. Au premier coup d’œil, l’idée de la puissance semble être de la classe de ces idées indifférentes qui peuvent également appartenir à la douleur ou au plaisir. Mais, dans la réalité, l’affection qui naît de l’idée d’un vaste pouvoir, est extrêmement éloignée de ce caractère de neutralité. D’abord, souvenons-nous [1] que l’idée de la douleur portée à son plus haut degré, agit avec plus de force que l’idée du plaisir au même degré, et qu’elle conserve la même supériorité dans toutes les gradations subordonnées. Par-là il arrive qu’à chances égales pour des degrés égaux de souffrance et de jouissanee, l’idée de la souffrance doit toujours l’emporter. En effet, les idées de la douleur, et surtout celles de la mort, affectent si profondément, qu’il est impossible d’être parfaitement libre de terreur, tant qu’on est en présence de tout ce qu’on suppose avoir la puissance d’infliger l’une ou l’autre. De plus, nous savons par expérience qu’aucun grand effort de puissance n’est nécessaire pour nous faire goûter le plaisir ; qu’au contraire, cet effort diminuerait beaucoup notre satisfaction ; car le plaisir, enfant de la volonté, veut être dérobé, et non imposé par contrainte ; aussi nous est-il généralement communiqué par des objets d’une force très-inférieure à la nôtre. Mais la douleur est toujours l’effet d’une puissance supérieure sous certains rapports, parce que jamais nous ne nous soumettons volontairement à la douleur. Ainsi la force, la violence, la douleur et la terreur sont des idées qui attaquent l’ame en même tems. À l’aspect d’un homme d’une force extraordinaire, ou de tout autre animal puissant, quel sentiment devance en vous la réflexion ? Est-ce que cette force vous procurera quelque commodité, quelque plaisir, enfin un avantage quel conque ? Non : l’émotion que vous éprouvez est la crainte que cette force énorme ne s’exerce à vous [2] dépouiller ou à vous détruire. On n’aura aucun doute que la puissance ne tire toute sa sublimité de la terreur, dont elle est généralement accompagnée, si l’on considère quel est son effet dans le petit nombre de cas où il est possible de séparer la faculté de nuire de l’idée d’une force considérable. Alors vous la dépouillez de tout ce qu’elle a de sublime, et aussitôt elle devient méprisable. Le bœuf est doué d’une grande force ; mais c’est une créature innocente, extrêmement utile, et nullement dangereuse : pour cette raison-là l’idée d’un bœuf n’a rien de grand. Le taureau est vigoureux ; mais sa force est d’un autre genre : souvent destructive, elle est rarement de quelque utilité, du moins parmi nous ; aussi l’idée d’un taureau est-elle grande, aussi ne l’exclut-on pas des descriptions sublimes et des nobles comparaisons. Considérons un autre animal dans deux points de vue bien différens où nous le voyons communément. Le cheval, comme animal utile, propre à la charrue, à la main, au trait en un mot, sous tous les rapports d’utilité, le cheval n’a rien de sublime. Mais est-ce ainsi que se présente à notre esprit l’animal qui, par le mouvement de ses narines, inspire la terreur ; dont le frémissement est semblable au tonnerre ; qui, bouillant d’ardeur et de rage, frappe la terre et l’enfonce ; qui s’élance au premier signal de la trompette, et se précipite au devant des hommes armés ? Dans cette description le cheval perd entièrement son caractère d’utilité, et l’on voit éclater ensemble le terrible et le sublime. Nous sommes sans cesse entourés d’animaux dont la force, quoique considérable, n’est pas pernicieuse. Ce n’est point parmi eux que nous devons chercher le sublime ; il nous assaille dans les forêts profondes, au milieu des déserts, sous la forme du lion, du tigre, de la panthère, du rhinocéros. Quand la force n’est qu’utile, quand elle est employée pour notre avantage ou pour notre plaisir, elle ne saurait être sublime ; car aucun objet n’agit d’une manière agréable pour nous, sans agir conformément à notre volonté ; mais pour agir en conformité de notre volonté, il doit nécessairement nous être soumis ; il ne peut donc être la cause d’une conception grande et puissante. Job nous a laissé une description de l’âne sauvage, qu’il a su rendre sublime en montrant cet animal dans la pleine jouissance de sa liberté, et défiant le pouvoir des hommes : Je ne crois pas que sous tout autre rapport une telle description eût été susceptible de fort nobles images. Qui a brisé (dit-il) les entraves de l’âne sauvage, de cet animal qui ne craint pas la voix d’un maître, qui méprise la multitude des cités ; auquel j’ai donné le désert pour demeure, et la chaîne des monts pour pâturage ? La description du rhinocéros et celle du léviathan, qu’on trouve dans le même livre, sont remplies de traits d’une égale force : Le rhinocéros se soumettra-t-il à ton empire ? pourras-tu l’attacher au joug pour tracer tes sillons ? te confieras-tu à sa force, parce que sa force est grande ?… Arracheras-tu le léviathan d l’abîme avec un hameçon ? fera-t-il un pacte avec toi ? le rendras-tu ton, esclave ? toi-même, ne tomberas-tu pas d’épouvante à sa vue ? Enfin, en quelque endroit que nous trouvions la force, de quelque manière que nous envisagions la puissance, nous verrons toujours le sublime marcher à côté de la terreur, et le mépris attaché à la force soumise et hors d’état de nuire. Plusieurs espèces de chiens possèdent un assez grand degré de force et de vitesse, et d’autres qualités précieuses, qu’ils exercent pour notre utilité ou notre plaisir. De tous les animaux, il n’en est pas de plus sociables, de plus affectionnés, de plus aimables ; mais l’amour approche beaucoup plus du mépris qu’on ne l’imagine communément : aussi voyons-nous qu’on emprunte des chiens la dénomination la plus injurieuse ; et cette dénomination est, dans toutes les langues, l’expression du dernier mépris[3]. Le loup n’est pas supérieur en force à plusieurs espèces de chiens ; cependant, à cause de l’indomptable férocité de cet animal, on n’en conçoit pas une idée de mépris, et la poésie l’admet dans ses descriptions et dans ses similitudes les plus nobles. C’est ainsi que la force, en tant que puissance naturelle, agit sur notre ame. Il est un second genre de puissance qui procède des institutions des hommes, c’est celle des chefs et des rois ; elle a la même liaison avec la terreur. Souvent, en s’adressant aux souverains, on leur donne le titre de redoutable majesté. On peut même observer que les jeunes gens peu instruits des usages du monde, et qui n’ont pas coutume d’approcher les hommes, revêtus du pouvoir, sont, en leur présence, si frappés de crainte, que toutes leurs facultés en semblent suspendues. Lorsque je préparais mon siège dans la rue (dit Job) les jeunes gens me voyaient et couraient se cacher. Cette timidite à l’égard de la puissance est réellement si naturelle, elle est tellement inhérente à notre constitution, que la plupart des hommes ne parviennent à la vaincre qu’en se jetant dans les affaires du grand monde, et en faisant une grande violence à leur caractère. Je sais que certaines gens pensent que l’idée de la puissance n’est accompagnée d’aucune crainte, d’aucun degré de terreur : ils ont même été jusqu’à avancer qu’on peut s’arrêter sur l’idée de Dieu sans éprouver aucune émotion de cette espèce. Lorsque j’envisageai ce sujet pour la première fois, j’évitai à dessein d’étayer un raisonnement aussi frivole que celui-ci, des exemple qu’on peut tirer de l’idée d’un être si grand et si redoutable. Cependant cette idée m’avait souvent frappé, non comme opposée, mais comme conforme à mes opinions sur cette matière. Je tacherai d’écarter toute présomption de mes discours, quoique j’avoue qu’il est presque impossible à un mortel de parler sur un tel sujet d’une manière strictement convenable. Et je dis, que lorsque nous considérons la divinité simplement comme un objet de l’entendement, dont l’idée se compose de puissance, de sagesse, de justice, de bonté, qualités qui s’étendent bien au-delà des bornes.

de notre conception ; lorsque, dis-je, nous envisageons la divinité sous ce jour épuré et abstrait, l’imagination et les passions sont peu ou point affectées. Mais comme, par la con dition de notre nature, nous sommes obligés e nous élever à ces idées pures et intellectuelles par l’échelle des images sensibles, et de juger de ces qualités divines par leurs actes ; et leurs effets évidens, il est extrêmement difficile de démêler l’idée que nous avons de la cause, d’avec l’effet qui nous la fait connaître. Ainsi, en contemplant la divinité, notre esprit reçoit tout à la fois ses attributs et leur opération réunis, qui forment une espèce d’image sensible, et sont par-là capable d’émouvoir l’imagination. Or, quoique à se faire une idée juste de la divinité, aucun de ses attributs ne soit peut-être prédominant, notre imagination est cependant plus frappée de « a puissance que d’aucun autre. Il nous faut faire quelques réflexions, quelques comparaisons, pour nous convaincre de sa sagesse, de sa justice et de sa bonté il nous suffit d’ouvrir les yeux, pour sentir son immense pouvoir. Mais tandis que nous contemplons un objet si vaste, pour ainsi dire, sous le bras du pouvoir tout-puissant, et environnés de son immensité, nous nous resserrons dans la petitesse de notre nature, et sommes comme anéantis devant lui. Et quoique nos craintes dussent s’évanouir en considérant ses autres attributs, cependant ni la conviction de la justice avec laquelle cette puissance est exercée, ni la miséricorde qui tempère cette justice, ne peuvent entièrement dissiper la terreur que cause nécessairement une force que rien ne peut arrêter, Si nous nous réjouis sons, nous nous réjouissons en tremblant ; et même en recevant des bienfaits, nous ne pouvons nous défendre de frissonner d’une puissance qui confère des bienfaits d’une si haute importance. Le prophète David, lorsqu’il contemple les merveilles de sagesse et de puissance déployées dans l’économie animale de l’homme, semble pénétré d’une divine horreur, et il s’écrie : Suis-je formé d’une manière terrible et merveilleuse ! On trouve un sentiment de la même nature dans un poète payen : Horace regarde comme le dernier effort de la fermeté philosophique, de contempler sans étonnement et sans terreur, l’immense et glorieuse fabrique de l’univers.

Hune solem, et stellas, et decedentia certis
Tempora momentis, sunt qui fonuidine nulla
Imbuti spectant.

On ne peut soupçonner Lucrèce de s’être livré à des terreurs superstitieuses : cependant lors que le poète feint que tout le mécanisme de la nature lui est dévoilé par le maître de sa philosophie, son transport à ce magnifique spectacle, qu’il a décoré des couleurs d’une poésie vive et hardie, est enveloppé d’une ombre de crainte et d’horreur.

His tibi me rebus quædam divina voluptas,
Percipit, atque horror, quod sic natura tua vi
Tam manifesta patet ex omni parte retecta.

Mais l’écriture seule peut fournir des idées proportionnées à la majesté de ce sujet. Dans l’écriture, toutes les fois que Dieu se montre ou parle aux hommes, tout ce que la nature a de terrible est appelé pour ajouter à la crainte et à la solennité de la présence divine. Les pseaumes et les livres prophétiques en fournissent des exemples nombreux : La terre s’ébranla, (dit le psalmiste,) les deux s’abaissèrent à la présence du Seigneur. Une chose digne de remarque, c’est que la peinture conserve à l’Éternel le même caractère, non-seulement lorsqu’il est supposé descendre pour punir les méchans, mais encore quand il exerce la même plénitude de puissance dans les actes de sa bonté envers les hommes. Tremble, terre ! à la présence du Seigneur, à la présence du Dieu de Jacob, qui changea le rocher en fontaine ! On n’en finirait pas si l’on voulait rapporter tous les passages des écrivains, soit sacrés, soit profanes, qui établissent l’universel sentiment des hommes concernant l’union inséparable d’une respectueuse et sainte terreur avec les idées de la divinité. De là cette maxime commune : primos in orbe deos fecit timor ; maxime que je crois fausse par rapport à l’origine de la religion. Le philosophe qui la conçut vit l’inséparable liaison de ces idées, sans considérer que la notion de quelque grande puissance doit toujours précéder la crainte que nous en avons. Mais la crainte doit nécessairement accompagner l’idée de cette puissance, dès qu’une fois cette idée est excitée en nous. C’est sur ce principe que la vraie religion a et doit avoir un si grand mélange de crainte salutaire ; et que les fausses religions n’ont, en général, d’autre appui que la crainte. Avant que la religion chrétienne eût, pour ainsi dire, humanisé l’idée de la divinité, et l’eût en quelque façon rapprochée de nous, on avait à peine parlé de l’amour divin. Les sectateurs de Platon en ont dit quelque chose, mais seulement quelque

chose ; les autres écrivains de l’antiquité payenne, poètes ou philosophes, rien du tout. Et ceux qui voudront observer avec quelle application infinie, par quel mépris des choses périssables, à travers quelles longues habitudes de piété et de contemplation, un homme s’élève à la dévotion sincère, au parfait amour divin, ceux-là s’apercevront aisément que cet amour n’est ni le premier, ni le plus naturel, ni le plus frappant effet qui procède de l’idée que nous nous formons du premier des êtres. Ainsi nous avons suivi la puissance à travers ses différens degrés jusqu’au plus élevé de tous, où notre imagina tion s’est enfin perdue ; partout nous l’avons vue accompagnée de la terreur, qui croit progressivement avec elle. Maintenant qu’il est prouvé à n’en pouvoir douter que la puissance est une principale source du sublime, on peut voir distinctement d’où provient son énergie, et à quelle classe d’idées on doit le rapporter.

  1. Partie I, sect. 7
  2. Part.III, sect. illisible ?
  3. L’auteur fait ici une observation fort juste, sans doute ; mais je pense qu’il eût pu accorder aux chiens les même exceptions qu’il établit en faveur des animaux dont il vient de parler. Du moins dans notre langue, qui est si délicate, ils ne sont pas exclus de la haute poésie : Voltaire en a embelli, j’ose le dire, sa Henriade, quand il compare les ligueurs, qui à la journée d’Ivry fondent de toutes parts sur Bourbon, à des chiens qui poursuivent un sanglier :


    Tels au fond des forêts précipitant leurs pas,
    Ces animaux hardis, nourris pour les combats,
    Fiers esclaves de l’homme, et nés pour le carnage,
    Pressent un sanglier, en raniment la rage.
    Ignorant le danger, aveugles, furieux,
    Le cor excite au loin leur instinct belliqueux ;
    Les antres, les forêts, les monts en retentissent, etc.

    Personne ne s’est avisé de trouver cette comparaison ignoble. À la vérité, le mot de chiens ne s’y rencontre pas ; mais outre qu’il s’agit du mot bien moins que de l’idée, ce mot lui même n’a-t-il pas été anobli par l’élégante poésie de Racine ? Il n’a pas craint de déshonorer sa tragédie la plus poétique, en présentant dans un des plus beaux endroits Jezabel foulée aux pieds des chevaux, et

    Dans son sang inhumain les chiens désaltérés.

    Ces exemples prouvent assez que le plus fidèle compagnon de l’homme n’est pas toujours condamné à 1 bassesse.