L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PII III

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 104-106).

SECTION III.
L’obscurité.

Pour rendre une chose très-terrible, l’obscurité semble généralement nécessaire. Lorsque nous connaissons toute l’étendue d’un danger, lorsque nos yeux peuvent s’y accoutumer, une grande partie de la crainte s’évanouit. Pour s’en, convaincre, que l’on considère combien la nuit augmente notre frayeur dans tous les cas de danger, et quelle forte impression les notions des fantômes et des démons, dont personne ne peut se former des idées claires, font sur les esprits qui ajoutent foi aux contes populaires concernant ces sortes d’êtres. Dans le gouvernemens despotiques, fondés sur les passions des hommes et principalement sur la passion de la crainte, le chef est presque toujours invisible aux yeux du peuple. La religion, en plusieurs circonstances, a mis en usage la même politique. Presque tous les temples payens étaient sombres. De nos jours même, dans les temples barbares des Américains, l’idole est renfermée dans un coin obscur de la hutte consacrée à son culte. C’est dans des vues semblables que les druides célébraient leurs cérémonies au sein des forêts les plus ténébreuses. De tous les poètes, Milton me semble être celui qui a le mieux entendu le secret d’agrandir les choses terribles, de les placer dans leur jour le plus frappant, si l’expression est permise, par la force d’une judicieuse obscurité. Sa description de la mort, dans le second livre du Paradis perdu, est admirablement conçue ; il est étonnant avec quelle pompe sombre, avec quelle expressive, quelle énergique incertitude de coups et de couleurs, il achève le portrait du roi des terreurs :

« L’autre figure, si l’on peut nommer figure ce qui n’avait aucune forme distincte en ses membres, en ses jointures et dans son ensemble ; ou qu’on puisse appeler substance ce qui ressemblait à une ombre, était noire comme la nuit, féroce comme dix furies, terrible comme l’enfer ; elle agitait un dard meurtrier et ce qui semblait sa tête était surmonté d’une espèce de couronne royale[1] ».

Dans cette description tout est sombre, incertain, confus, terrible, et sublime au plus haut degré.

  1. _______________________ The other shape,
    If shape it might be call’d that shape had none
    Distinguishable, in member, joint, or limb ;
    Or substance might be call’d that shadow seem’d,
    For each seem’d either ; black he stood as night ;
    Fierce as ten furies ; terribile as hell ;
    And shook a deadly dart. What seem’d his head
    The likeness of a kingly crown had on.