L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIII XXV

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 220-223).

SECTION XXV.
Le Beau des Sons.

En examinant le sens de l’ouïe, nous lui trouvons une égale aptitude à être touché d’une manière douce et délicate ; et c’est à l’expérience d’un chacun à juger de l’analogie qui existe entre les sons doux ou beaux, et nos descriptions de la beauté par rapport aux autres sens. Milton, dans un des poèmes de sa jeunesse, a décrit cette espèce de musique légère et variée [1]. Il est inutile d’observer que Milton était très-versé dans cet art ; et que personne ne joignit à une oreille plus délicate, une manière plus heureuse d’exprimer les affections d’un sens par des métaphores tirées d’un autre. Voici cette description :

« Ils endorment toujours mes soucis dévorans, en caressant mon oreille des airs moelleux de Lydie, de ces modulations variées, de cette chaîne de douceur que la voix folâtre, flexible et touchante prolonge en courant dans un dédale ; elle arrive à mon cœur en dénouant tous les liens qui captivent l’ame secrète de l’harmonie [2] »

Faisons le parallèle de ce passage avec la douceur, la surface ondoyante, la continuité non-brisée, la gradation facile du beau dans les autres choses ; et toutes les diversités des différens sens, avec toutes leurs affections diverses, se prêteront mutuellement des lumières propres à donner une idée claire, finie et cohérente du tout, loin de l’obscurcir par leur variété et leur complication.

J’ajouterai une ou deux remarques à la description que je viens de rapporter. La première est que le beau musical ne comporte pas cet éclat et cette force de sons qu’on peut employer pour exciter d’autres passions ; il fuit également les tons aigres, perçans ou sourds, et se trouve plutôt dans les tons clairs, unis, moelleux et faibles. En second lieu, une grande, variété, des transitions brusques d’une mesure ou d’un ton à l’autre sont contraires au génie dû beau musical. Ces transitions[3] excitent souvent la joie et d’autres passions soudaines et tumultueuses, mais ne plongent jamais dans cette langueur, cet attendrissement, cet abandon de l’ame, qui est l’effet caractéristique du beau par rapport à tous les sens. La passion que fait naître le beau, se rapproche réellement davantage d’une sorte de mélancolie que de la joie et de l’allégresse. Ce n’est pas que je prétende borner la musique à certaines notes ou à certains tons, et j’avoue que je ne suis pas très-habile dans cet art. Par cette remarque, mon seul dessein est d’établir une idée suivie et entière de la beauté. La variété infinie des affections de l’ame inspirera toujours à l’artiste doué d’un bon esprit et d’une oreille sensible les diverses modulations propres à les émouvoir. Je ne crois pas nuire à cet art, en démêlant et distinguant un petit nombre de particularités qui appartiennent à la même classe, et qui sont liées ensemble, de l’immense foule des idées differentes et souvent contradictoires que le vulgaire range dans le domaine de la beauté. Je n’ai d’autre but que de signaler parmi ces idées quelques points principaux qui montrent la conformité du sens de l’ouie avec les autres, en ce qui concerne leurs plaisirs.

  1. L’allégro.
  2. — And ever against eating cares,
    Lap me in soft lydian airs
    In notes with many a winding bout
    Of linked sweetnoss long drawn out
    With wanton head and giddy cunning
    The melting voice through mazes running
    Untwisting ail the chains that tie
    The hidden soul of harmony.

    .
  3. I ne’er am merry when Ihear sweet music.
    I ne’er am merry when IhearSHAKESPEAR.
    « Je ne suis jamais joyeux, lorsque j’entends unie musique tendre. »