L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIII XXIV

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 217-219).

SECTION XXIV.
Le Beau d’Attouchement.

La précédente description de la beauté, en tant qu’elle se rapporte à l’œil, deviendra plus lumineuse si nous expliquons la nature des objets qui produisent un effet semblable par la voie du toucher. C’est cet effet que je nomme le beau d’attouchement. Il a un rapport étonnant avec ce qui cause la même espèce de plaisir à la vue. Toutes nos sensations forment une même chaîne ; elles ne sont que différentes sortes d’attouchemens, imprimés par diverses sortes d’objets, mais imprimés de la même manière. Tous les corps agréables au toucher le sont par la faible résistance qu’ils opposent. La résistance se fait sentir ou dans le mouvement le long d’une surface, ou dans la pression des parties les unes sur les autres : si la première résistance est légère, nous disons que le corps est poli, et mou, si c’est la dernière. Le principal plaisir que nous recevons par attouchement, provient de l’une ou de l’autre de ces qualités ; et si elles se trouvent combinées en semble, notre plaisir y gagne considérablement. Cet effet est si simple et si évident, qu’il est plus propre à éclaircir d’autres choses, qu’à être éclairci lui-même par un exemple. Une seconde source de plaisir pour ce sens, comme pour tout autre, est un continuel sentiment de quelque chose de nouveau : nous trouvons en effet que les corps dont la surface varie continuellement sont les plus agréables ou les plus beaux au toucher, chacun peut en faire l’expérience : cependant il est nécessaire que la direction de leur surface ne varie jamais d’une manière soudaine. L’impression d’un objet soudain, bien qu’elle n’ait en soi que peu ou point de violence, est désagréable. L’application subite et imprévue d’un doigt plus chaud ou plus froid que de coutume nous fait tressaillir ; un coup léger sur l’épaule, auquel on ne s’attend pas, a le même effet. De là vient que les corps angulaires, corps en qui la direction de la ligne extérieure varie subitement, donnent si peu de plaisir au toucher : chacun de ces changemens est une sorte de montée ou de chûte en miniature ; de sorte que les carrés, les triangles et les autres figures angulaires ne sont belles ni à la vue ni au toucher. Quiconque essaiera de comparer l’état de son esprit en sentant un corps mou, uni, varié, non-angulaire, avec celui où il se trouve à la vue d’un bel objet, apercevra dans leurs effets une analogie frappante, très-propre à faire découvrir leur cause commune. Sous ce rapport, la vue et le toucher diffèrent en fort peu de points : le toucher reçoit le plaisir que donne une chose molle et tendre, qui n’est pas primitivement un objet de la vue ; d’autre part, la vue comprend la couleur, dont le toucher a difficilement quelque perception : si le toucher a l’avantage dans un nouveau plaisir qui résulte d’un degré modéré de chaleur, l’œil triompha dans l’étendue et la multiplicité infinie de ses objets. Au reste, j’aperçois une telle conformité dans les plaisirs de ces deux sens, que je suis porté à croire, que s’il était possible de distinguer les couleurs par l’attouchement, comme on prétend que quelques aveugles l’ont fait, les mêmes couleurs et la même disposition du coloris qui sont belles à la vue, seraient pareillement très-agréables au toucher. Mais, laissant de côté les conjectures, passons au sens de l’ouie.