L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIII VII

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 190-194).

SECTION VII.
Effets réels de la convenance.

En ôtant à la proportion et à la convenance toute part à la beauté, je ne prétends pas dire qu’elles n’aient aucune valeur, ni qu’on doive les négliger dans les ouvrages de l’art. Ce sont les arts, au contraire, qui composent la sphère de leur pouvoir, et c’est là qu’elles ont un plein effet. Quand le créateur voulut, dans sa sagesse, qu’un objet touchât nos ames, il ne confia pas l’exécution de son des sein à l’action lente et précaire de notre raison ; il doua cet objet de pouvoirs et de propriétés qui préviennent l’entendement et la volonté même, qui, saisissant les sens et l’imagination, captivent l’ame avant que l’esprit ait pu donner son consentement ou son improbation. Ce n’est pas sans une grande application et de longs raisonnemens que nous pouvons découvrir l’adorable sagesse de Dieu dans ses ouvrages ; et quand nous l’apercevons, son effet est bien différent, non-seulement par la manière de l’acquérir, mais par sa propre nature, de l’émotion que nous causent, sans aucune préparation, le sublime et le beau. Combien elle est différente la satisfaction de l’anatomiste, qui découvre l’usage des muscles et de la peau, l’excellent artifice des uns pour les divers mouvemens du corps, et le tissu merveilleux de l’autre, enveloppe parfaite qui est tout à la fois une entrée et une issue générale ; combien elle est différente de l’affection qu’éprouve un homme ordinaire à la vue d’une peau douce et délicate, et de toutes les autres parties de la beauté, qui, pour être aperçues, n’exigent aucune recherche ! Dans le premier cas, tandis que notre admiration et notre louange s’élèvent vers le créateur, l’objet qui les excite peut être odieux et dégoûtant ; dans le second, notre imagination est tellement subjuguée, qu’il ne nous reste pas assez de liberté pour examiner les secrets. ressorts de l’objet de notre sensation ; et nous ne pouvons, sans un grand effort de raison, affranchir notre ame de ses séductions, pour tourner nos regards vers la sagesse qui inventa une si puissante machine. L’effet de la proportion et de la convenance, au moins en tant qu’elles procèdent de la pure considération de l’ouvrage en lui-même, est de produire l’aprobation et l’assentiment de l’esprit, mais non l’amour, ni aucune passion de cette espèce. Quand nous examinons le mouvement d’une montre, quand nous venons à connaître l’utilité de chaque partie, quoique très-convaincus de la convenance du tout, il s’en faut que nous apercevions rien de semblable à la beauté dans ce mécanisme ; mais que nous voyions sur la boite le travail d’un habile graveur, sans aucune idée d’utilité, nous en aurons une du beau, plus vive, plus distincte que n’aurait jamais pu nous la donner la montre elle-même, fut-elle le chef-d’œuvre de Graham. Dans la beauté, je l’ai déjà dit, l’effet précède toute connaissance de l’usage ; mais il faut savoir à quelle fin l’ouvrage est destiné, pour juger de la proportion. Suivant la fin, la proportion varie. Ainsi, il y a la proportion d’une tour et celle d’une maison ; la proportion d’une galerie, celle d’une salle, celle d’une chambre : et l’on ne peut décider des proportions de ces différens objets, avant de connaître le but qu’on s’est proposé en les construisant. Le bon sens et l’expérience réunis, découvrent ce qu’il convient de faire dans chaque ouvrage de l’art. Comme créatures raisonnables, nous devons, dans tous nos travaux, avoir égard à leur fin et à leur utilité ; la jouissance d’un plaisir, quelque innocent qu’il soit, ne doit être que d’une considération secondaire. C’est-là que réside le véritable pouvoir de la proportion et de la convenance ; elles agissent sur l’entendement occupé à les considérer, qui approuve l’ouvrage, et y acquiesce. Les passions, et l’imagination leur principal moteur, sont ici fort peu intéressées. Une chambre dans sa première nudité, qui n’offre que des murs dégarnis et un simple plafond, quelques parfaites que soient ses proportions, plait assurément très-peu ; une froide approbation est tout ce qu’on peut accorder : que l’on passe dans une autre pièce proportionnée avec moins d’exactitude, mais décorée de moulures élégantes, de beaux festons, de glaces, et en un mot, de tous les ornemens dont le luxe embellit nos demeures, à coup sûr, elle soulèvera l’imagination contre la raison, elle [plaira davantage que la proportion toute nue de la première, que l’entendement a si fort approuvée comme admirablement adaptée à ses fins. Par ce que j’ai dit ici et précédemment concernant la proportion, je n’ai point prétendu donner l’absurde leçon de négliger l’idée de l’utilité dans les ouvrages de l’art. J’ai voulu montrer seulement que la beauté et la proportion, toutes deux choses excellentes, ne sont pas les mêmes ; et non qu’on doive mépriser l’une ou l’autre.